Le Bal Du Renouveau 3/3

Liorah apparut derrière eux comme par enchantement. Elle se courrouça à la vue des deux chopes vides dans les mains de Clevia :

— Tu es censée montrer l’exemple et avoir un contrôle parfait sur toi, ne jamais relâcher la pression. Du moins, je pensais que ton initiation te l'apprenait. As-tu déjà oublié la conversation que nous avons eue tout à l’heure ?

L’Initiée de la Garde baissa la tête, ne montrant rien de ses émotions.

— Pourrais-je prendre de ton temps, Eloane ? demanda Liorah en se tournant vers son autre nièce, sa voix douce retrouvée.

Se voyant mal refuser, celle-ci accepta et suivit sa tante sur l’esplanade. Les trois doubles portes vitrées de la Salle laissaient entrer l’air frais dans la chaleur étouffante de la fête. Elles descendirent jusqu’aux magnifiques jardins sauvages, ou des torches marquaient le chemin.

— Qu’as-tu pensé de ta chambre ? Elle te plaît ?

— Beaucoup, merci. Ça me fait me sentir proche de maman. Mais j’aurais aimé savoir si vous aviez un remède contre le stress. J’ai un peu de mal à gérer tout ça. Je n’ai presque rien réussi à manger.

Liorah se claqua le front. Cela rappela à Eloane les manières parfois peu élégantes de sa mère, et dont elle avait hérité, seulement sans le côté gracieux.

— J’aurais dû y penser. J’espère que tu m’excuseras, je dois t’avouer que je suis un peu dépassée par les évènements. Votre perte de mémoire n’était pas un cas de figure que nous avions imaginé et des réunions à rallonge sont nécessaires pour les ajustements. Bien entendu, je vais vous en faire parvenir à tous. Je vois très bien la synergie de plantes qu’il faut à chacun. D’ici quelques semaines, vous arriverez mieux à le gérer par vous-même, j’en suis sûre.

Elles atteignirent le Labyrinthe, fait de hauts buissons entretenus, échangeant des trivialités qui se tarirent vite.

Dans l’appréhension, Eloane suivait Liorah à travers le dédale. Pourquoi sa tante l’emmenait-elle autant à l’écart ? Une bonne minute s’écoula sans qu’aucune ne prononce plus rien. Elle n’aimait pas le silence, à part quand elle était seule, ou avec sa mère, sinon, il la rendait mal à l’aise.

— Clevia m’a dit que vous n’aviez pas d’enfant, dit-elle timidement, pour relancer la conversation.

C’était la seule chose qu’elle avait trouvé à dire. Elle s’en voulut, se rendant compte que c’était un sujet très intime.

Liorah la regarda par-dessus son épaule, un sourire aux lèvres :

— Oh ! Mais si. J’en ai plusieurs milliards. Tous ceux qui peuplent la Nation Lumière et par extension, tout Kaïna et sa Nature. Je veille sur eux comme s’ils étaient mes enfants. Ma vie est vouée à la leur.

— Ça doit être difficile de les contenter tous.

— Impossible est le mot juste.

— Comment faites-vous alors ?

— Je pense qu’on a passé le stade des formalités, tu ne crois pas ? Tu es ma nièce après tout. J’ai changé beaucoup de tes couches, pendant ta première année.

Eloane rougit jusqu’à la pointe de ses oreilles. Elle réitéra la question avec un sourire timide :

— Comment fais-tu ?

— J’essaie de faire ce qui est le plus équitable pour tous. Ce n’est pas de tout repos, c’est même sans repos. Mais c’est ma raison de vivre. C’est le rôle que les Familles Protectrices poursuivent depuis la création de Kaïna : faire que les peuples restent unis. Ma plus belle récompense est de les regarder tous ensemble dans ce genre d’occasion.

— C’est vrai que c’est superbe. Les filles nous ont dit que les festivités duraient trois jours et rassemblaient toutes les Nations. Aussi, qu’il y avait plein de célébrations chez les Gardiens.

— C’est parce que nous avons beaucoup de moments importants. Naissances et renaissances, cycle de la Nature, dates historiques et évènements officiels rythment nos vies.

— Qu’entends-tu par « renaissances » ?

C’était la deuxième fois qu’Eloane entendait ce terme. Elle en connaissait la définition, mais ne comprenait pas ce qu’il pouvait bien signifier dans ce cas-là.

— Quand un corps meurt et que son âme et son esprit le quittent, nous parlons de renaissance, car rien ne meurt vraiment. La matière organique est assimilée par la nature pour renaître différemment, l’âme part attendre le moment propice à sa réincarnation dans l’Entre-Deux, l’esprit se disperse dans le Flux ou s’attache à ce que nous appelons une ancre, un endroit ou un objet, par exemple. C’est un recommencement, un renouveau, pas une fin.

Eloane eut beaucoup de mal à accepter toutes ses révélations. Elle préféra rester sur le sujet principal :

— Vous n’êtes même pas triste ?

— Bien sûr, nous sommes peinés, parfois même dévastés, car nous ne les reverrons plus jamais sous la forme où nous les avons aimés. Mais nous savons que nous pourrons toujours les apercevoir : dans la feuille d’un arbre, dans la brise, dans le magma ou l’océan, peu importe. Nous les portons aussi dans notre cœur et notre esprit au quotidien, mais la vie continue. C'est un cadeau précieux. Qui plus est en tant qu’Estrel — dont je sais que tu connais la signification, grâce à la langue bien pendue de tes cousines. Nous sommes bénis par la Nature et nous la remercions pour tout ce qu’elle fait. Voilà pourquoi nous célébrons l’existence vécue et la renaissance de l’être qui nous a quittés, plutôt que de pleurer sa mort. Nous concentrer sur cet aspect nous aide à mieux appréhender le deuil et à apaiser notre douleur.

Eloane était au fait que ce type de coutume ait existé chez certains peuples Humains, mais la plupart craignaient la mort. Eloane faisait partie de ce groupe. Cependant, elle n’était plus Humaine, elle était Gardienne. Serait-elle capable de le devenir pleinement ? De suivre leurs enseignements et d’oublier les siens ? Ce n’était pas de repartir sur tant d’années d’études qui la dérangeait le plus, c’était que tous ses camarades avaient eu toute leur vie pour s’y préparer et qu’elle allait se rendre ridicule auprès d’eux. Au moins, elle ne serait pas la seule.

Certes, sa mère avait dû l’éduquer en ce sens et elle avait certaines compétences utiles, mais pas le principal. Elle ne connaissait presque rien de ce monde étrange, rempli de magie et de dangers. Allait-elle pouvoir suivre le cursus qu’elle voulait ? Sûrement pas. On le leur avait assez répété, les membres de la Famille n’avaient pas le choix. Et surtout, allait-elle y survivre ?

Atteignant le centre du dédale de verdures, elles tombèrent sur un couple qui se bécotait sous un cerisier japonais en fleur. Ils s’enfuirent en gloussant comme des adolescents.

— Je ne pense pas être capable d’y arriver, avoua-t-elle une fois qu’ils eurent disparu.

Elle n’avait pas fait part de ses réflexions à sa tante, mais celle-ci devinait très bien de quoi il s’agissait.

— C’est dans ton esprit que se réside ta plus grande force, dit Liorah. Avec lui, tu peux déplacer des montagnes, littéralement. 

— Sans vouloir te manquer de respect, je crois que tu abuses un peu.

— Une immense colline, alors.

Elles se regardèrent et se mirent à rire, détendant l’atmosphère.

— Il faudra que j’essaie ça, un jour.

— Un jour, tu y arriveras.

— Tu y arrives, toi ?

—    Seulement une moyenne.

Eloane ouvrit des yeux impressionnés :

— J’aimerais bien voir ça.

— Ne parle pas trop vite. Cela voudrait dire que nous serions en grave danger.

— Pourquoi ?

— Nous ne recourons jamais à nos pleins pouvoirs si nous n’en avons pas réellement besoin. Tout acte a une conséquence et cela est encore plus vrai avec l’utilisation de la magie. Quand nous employons nos facultés, nous avons une incidence directe sur notre environnement et elle peut être catastrophique. Par exemple, cela tue et change la vie de milliers d’êtres de déraciner un seul arbre. Autant éviter de la faire simplement pour épater la galerie. Bien sûr, pendant tes années d’apprentissages, tu devras t’en servir en classe pour déployer correctement tes capacités, mais ne perds pas de vue que chaque action magique doit avoir un sens, ou tu te perdras.

— Mais vous le faites, pourtant. Il y a des meubles en bois dans le château. Vous usez de votre magie pour les déraciner et vous chauffer ou construire. Il y a toujours un tronc entier qui brûle dans la cheminée de la Salle.

— Notre bois est prélevé dans des forêts spéciales, nous ne tuons aucun arbre pour cela, et nous n’utilisons pas nos aptitudes magiques pour le faire. Il arrive que nous le fassions en cas de nécessité, mais nous prenons le temps de vérifier qu’aucun animal ne se trouve plus dessus avant et nous ne coupons pas non plus n’importe lequel.

» Nous rendons hommage à ce que nous donne la nature et respectons l’être que nous mettons à mort pour notre survie. C’est pourquoi nous essayons de vivre simplement. Le nom que porte notre espèce n’est pas anodin : nous sommes les Gardiens de la Nature, notre but est de la protéger. Cela ne nous empêche pas, ou ne nous fait pas sentir coupables, de profiter de notre condition d’Estrels et de tous les plaisirs qu’elle permet. Nous sommes des travailleurs acharnés, mais nous aimons aussi un bal dansant avec un bon buffet.

Eloane pouvait le confirmer, elle était témoin du bonheur que tous en tiraient. Le brouhaha de la fête parvenait jusqu’au labyrinthe végétal. À l’intérieur de celui-ci, cris et éclats de rire s’élevaient. Des couples s’y baladaient main dans la main, s’abreuvant de mot doux, et des familles s’y coursaient en riant, les esquivant presque au dernier moment. Elles rasaient les murs pour éviter une collision.

— Vous avez l’air de vivre en harmonie avec la nature.

— Nous évitons de créer un impact négatif ou irrémédiable sur la Nature, comme cela serait de déplacer une colline. Pour ce genre de cas, c’est seulement en dernier recours, pour survivre. C’est ce que chaque espèce doit faire. Nous apprenons dès le plus jeune âge à ne pas faire le mal par plaisir ou vengeance, il en va de même dans notre façon de prélever à la Nature. Par exemple, si nous ne pouvons pas extraire d’or sans détruire une montagne, nous ne le faisons pas. Mais tu verras que si l’équilibre est difficile à trouver, il l’est surtout à garder.

— L’utilisation de la Magie pourrait être positive, dans certains cas. Pour faciliter le travail des Gardiens, par exemple.

— Bien entendu, il existe toujours des exceptions. Nous pratiquons la magie au quotidien dans de nombreuses circonstances, mais il faut que tu comprennes que nos facultés nous confèrent aussi un devoir. Nous nous appliquons à suivre la règle de « rendre ce qui nous a été donné », pour continuer le Cycle de la Vie et permettre à la société et à chaque être de s’épanouir. Nos technologies nous aident assez la plupart du temps.

Elles venaient d’atteindre la sortie du labyrinthe, qui donnait sur un parc ombragé. Des magnolias étoilés embaumaient l’air.

— Et concernant notre mémoire, s’aventura Eloane, comment se fait-il que personne ne puisse agir ? Les Gardiens de la Lumière manipulent l’esprit, pourtant. Cela pourrait contribuer à une meilleure réussite pour nous. Des savoirs sur ce monde sont bloqués là-haut, je le sens.

Elle tapota ses tempes.

Le visage de Liorah perdit de sa joie.

— Il y a des choses qui sont en dehors de notre portée. Le sort qui a effacé vos souvenirs était très puissant et ne peut pas être rétabli par nos soins.

— Comment, alors ?

Sa tante hésita.

— Nous verrons plus tard les possibilités qui s’offrent à vous. Je vous l’ai dit, tout viendra en temps voulu.

Comprenant qu’elle n’aurait le droit à rien de plus, Eloane n’insista pas.

— En attendant, si je t’ai emmenée à l’écart, ce n’était pas seulement pour savoir comment tu allais. J’ai une requête vous concernant tout les six. Nous pensons tous qu’il est préférable pour vous de ne rien révéler de l’Ancien Monde. Cela serait trop perturbant pour les êtres du nôtre. Alors, si vous pouviez éviter d’y faire référence, nous vous en serions très reconnaissants.

Devant l’ordre déguisé, Eloane resta pantoise, mais sous le regard insistant de sa tante, elle accepta. Comme l’avaient dit Aimé et Morgane plus tôt, les Grands Protecteurs savaient sûrement quel était le mieux à faire.

— Bien, je te remercie. Je te prie de passer le message à tes amis. Retourne profiter des festivités avec eux, maintenant.

Liorah caressa doucement la joue de sa nièce avant de continuer jusque sous la protection d’un sol pleureur et de s’asseoir sur le banc qui s’y trouvait. Elle ferma les yeux, inspira et expira longuement, un sourire mélancolique aux lèvres.

Malgré sa mémoire eidétique, Eloane aurait été incapable de s’y retrouver dans le Labyrinthe. Elle rebroussa chemin en le longeant de l’extérieur.

Une fois rejoints ses cinq amis, elle leur fit part de tout ce qu’elle avait appris. Alors qu’elle finissait, une Gardienne corpulente s’approcha d’eux. Ses peintures dégoulinaient le long de ses joues, lui donnant l'air d'un dessin qui avait pris l’eau.

— Oh mon tout petit, dit-elle en plongeant la tête de Feng dans sa poitrine rebondie. Tu étais si beau tout à l’heure, si puissant. Et ton Anima, un oiseau-serpent ! Je l’avais parié, tu sais ? Nous sommes tous si fiers.

Elle attrapa ses bras fins et se recula pour l’admirer. Feng ne se débattait même pas tandis qu’elle le secouait comme un prunier. Keegan et Addie, derrière la Gardienne, étaient en fou rire silencieux. Eloane avait du mal à se contenir devant l’air perplexe qu’il offrait. Morgane et Aimé souriaient.

— Si tu as besoin de quoi que ce soit, n’hésite pas à me contacter, c’est bien compris ? Ta mère aurait été si fière. Ma chère nièce… quand je pense qu’on s’est quittées fâchées. Quel gâchis ! Je suis tellement désolée de ce qui t’arrive. Bon, je vous laisse avant que mon partenaire ne me trouve et ne m’oblige à danser. Il passe son temps à m’écraser les pieds.

Un malaise s’était créé et toute trace d’amusement avait abandonné leur visage. La douleur de la perte les rattrapait encore. Au moins, Eloane et les autres pouvaient toujours s’accrocher à la possibilité de les retrouver, d’à nouveau traverser le portail qui les séparait. Pour Feng, c’était différent, ses parents étaient bel et bien morts. Il n’y avait aucun espoir de les revoir un jour. Du moins, jamais comme avant, car ils savaient maintenant que la réincarnation existait.

Ce manège continua pendant plusieurs heures, comme si toute leur ascendance s’était décidée à leur parler en même temps. L’euphorie générale en était sûrement la cause. Cela avait le même effet désinhibiteur que l’alcool, qui ne manquait pas non plus, mais dont, pour la plupart, ils ne semblaient pas abuser.

Tout le monde félicita Eloane pour une chose sur laquelle elle n’avait aucune emprise, pour laquelle elle n’avait rien fait : la puissance de son Anima. Force six, comme tous ceux avec qui elle était arrivée dans ce monde. Heureusement que les classes n’étaient pas séparées par niveau, car ils n’auraient fait cours qu’avec quelques personnes : plusieurs de leurs cousins résidant au château, dont Alana, ainsi que deux Apprenties habitant la Cité d’Ara non loin, de l’Élément Éther et Air.

Eloane réussit à s’évader des griffes de sa grand-tante Arilune, qui effectivement n’était pas commode, en s’insérant dans une chenille de convives qui les frôla, pendant que la vieille Gardienne portait son regard inquisiteur ailleurs.

Assis seul à une table, Eloane reconnut celui qui avait suivi Alana et Clevia pendant près d’une heure au travers de leurs déplacements dans la Salle. Elle s'effondra sur la chaise à côté de lui, essoufflée du rythme déluré qu’elle avait dû imiter pour passer inaperçue.

Il lui sourit et se présenta en tant que son cousin de l’Eau, sans préciser le degré, habitant le château d’Ara pour son troisième Cycle. Il entama une conversation comme s’ils en reprenaient une ancienne. Il avait l’air gentil, bien qu’un peu niais.

Une fois à l’aise, Eloane se lança :

— Peux-tu m’en dire plus sur ce qu’incarne l’oiseau-tonnerre ?

Elle avait déjà tenté de savoir, mais personne n’avait voulu parler de Magie ou d'Histoire avec elle.

— La dualité, dit simplement Brade.

— Oh, c’est totalement moi, s'en rendit-elle compte avec surprise.

Elle n’y avait jamais pensé de cette manière.

Son cousin se mit à rire :

— C’est le but. La mienne est un poisson-lune. Tu sais ce qu’on dit : dis-moi ton Anima, je te dirais qui tu es.

— Non, justement, je ne sais pas.

Brade essuya un rire nerveux devant l'air penaud d'Eloane.

— Ah oui, c’est vrai. Désolé.

— Il n’y a pas de mal. Mais je comprends le principe. Il existe beaucoup de croyances animistes dans de nombreuses cultures à travers l’Ancien Monde. Pour certains peuples antiques Humains, le concept de l’Anima faisait référence à l’âme ou au souffle vital, qui était considéré comme la force de vie intérieure d’un être. Pour d’autres, il existe des animaux totems : des créatures symboliques représentant leurs porteurs, qui les guident et les protègent tout au long de leurs vies.

— Eh bien, ce ne sont pas des croyances, ce sont des faits. Du moins ici, où la Magie est forte. Il y a une différence entre les deux : l’animal totem peut changer de forme, c’est un guide spirituel, représentant de notre lien avec la nature et qui apparaît en rêve ou en transe, par exemple ; alors que l’Anima est immuable, car la projection de notre âme.

» Mais dis-moi, tous les Humains ont-ils ces croyances ?

— Elles étaient très répandues il y a quelques milliers d’années, moins dans le monde moderne, mais sont toujours présentes, surtout chez les peuples autochtones, qui continuent de préserver leurs pratiques ancestrales.

— Hum, je vois. Sans aucun doute des vestiges de connaissances transmis par les descendants des Gardiens restés là-bas. Vraiment très intéressant. Est-ce que…

— Pardon, le coupa Eloane, mais est-ce que tu pourrais m’en dire un peu plus sur l’Exode ?

— Eh bien, ce sont les…

— Brade ! s’exclama Alana d’une voix beaucoup plus aiguë qu’à l’ordinaire. Te voilà enfin. On t’a cherché partout. Tu étais censé nous suivre.

Elle venait d’apparaître, portant sur son visage un sourire qu'y fermait presque ses yeux. Il était si forcé qu’Eloane eut mal aux joues pour elle. Clevia était juste derrière, bien moins alcoolisée, mais exaspérée.

Brade était devenu tout rouge :

—  Mes pieds me faisaient souffrir.

— On a besoin de toi, l’empoigna la grande brune. Tu ne nous en veux pas de te l’emprunter, chère cousine ? Merci, tu es un amour. On se voit plus tard.

Eloane resta la bouche ouverte et le doigt en l’air, alors que Brade se laissait embarquer par le bras, une excuse dans les yeux. En quelques secondes, ils n’étaient plus là.

Accoudée nonchalamment sur la table, elle se repassait la conversation dans sa tête. Elle se rendit compte, médusée, de toutes les informations qu’elle venait de divulguer, elle qui n’était pas censée en parler. Il faudrait qu’elle retrouve Brade pour le prier de tenir sa langue, chose qu’elle n’avait pas su faire.

Eloane se demandait quels autres mythes et légendes étaient réels et si les dieux anciens étaient basés sur des Gardiens ayant vécu. Après tout ce qu'elle avait appris sur ce monde magique, elle se doutait qu’une idée générale de la civilisation Gardienne et de la Magie avait servi à l’imagination des Humains, mais la destruction des preuves et le Brouillard n’auraient pas dû leur permettre de se rappeler autant de détails exacts.

Un de ses arrière-grands-pères la sortit de ses pensées en prenant place à côté d’elle. Le moment de répit était terminé. D’autres aussi l’avait repéré et une file d’attente se créait déjà.

Les spectacles en tout genre qui se succédèrent aidèrent à Eloane de tenir pendant les présentations infinies avec sa famille. Elle trouva alors les simplifications des degrés de parenté très logiques et nécessaires. Et vu la complexité des liens qui unissaient les six Familles Protectrices, l’arbre généalogique devait être un véritable casse-tête. Clevia avait précisé que pour chaque mariage entre deux Familles, une vérification des antécédents devait être effectuée. Pas étonnant. Elle avait rencontré des « dixièmes cousins ». Elle ne savait même pas que c’était possible de tenir le compte si loin, elle qui n’avait que sa mère encore quelques heures plus tôt.

Les Six s’étaient retrouvés séparés assez tôt dans la soirée. Eloane avait repéré ses amis à plusieurs reprises, trouvant Morgane en conversation avec sa sœur, Keegan en plein bras de fer avec sa première cousine ou jouant à la nounou avec un groupe d’enfants, Addie dansant en ronde accompagnée de ses parents et de sa petite sœur, Aimé et les siens, se mélangeant à d’autres et composant une longue arche, qu’ils ne rompaient que pour y passer en dessous deux par deux, et Feng, susurrant à l’oreille d’une Nymphe des bois, qui gloussait en verdissant. À présent, elle n’en apercevait plus aucun.

Il était presque minuit, quand, complètement épuisée, elle prétexta une envie pressante, après qu’un énième arrière-arrière -arrière-arrière-arrière-grand quelque chose, dont elle ne savait quelle Famille, lui ait demandé des nouvelles de sa mère.

Sa mère, maintenant seule et sans souvenirs d’elle. Qu’allait-elle devenir ? Eloane était terrorisée à l’idée de ne jamais la revoir. Elle fut submergée par l’émotion. Un peu de poudre Fae n’aurait pas été de refus, tout compte fait.

Ses pensées n’étaient qu’un tourbillon. L’ambroisie n’aidait pas. Elle n’avait pas senti l’alcool dedans, mais au bout du troisième verre de ce nectar divin, elle s’était rendu compte qu’il en comprenait un peu, ou quelque chose qui y ressemblait. Elle n’arrivait plus à réfléchir. Elle avait besoin de sortir respirer.

Au deuxième étage, où Eloane avait fui en apercevant quelqu’un s’approcher droit vers elle, elle s’engouffra par une porte-fenêtre entrouverte. L’air frais rentrait dans la soirée suffocante et pleine de vie, faisant onduler les rideaux fins qui y étaient accrochés. Elle donnait sur une terrasse vide. Enfin, presque.

Keegan était près des remparts en hyperventilation. Ses poings se crispaient et se relâchaient alors qu’il effectuait des demi-tours serrés sur le balcon qui surplombait les jardins. Ses veines ressortaient sur sa peau bronzée. Eloane se rapprocha, inquiète :

— Est-ce que tout va bien ?

— Est-ce que tout va bien ? répéta-t-il, incrédule. On est passé d’un tronc creux jusque dans un monde magique, ma mère est une psychopathe et mon père une chiffe molle, tous deux n’ont trouvé aucun intérêt à mon retour, toute ma famille, à part les gosses, me regarde de haut comme si j’étais la pire déception qui ne leur soit jamais arrivée, et tu me demandes si tout va bien ? Bordel, ils ont tous l’air de sortir d’une guerre. Qu’est-ce que je dis ? Ils ont tous l’air d’être en plein combat ! Ils ont littéralement du sang séché, peint sur la peau ! Alors non, franchement, rien ne va. Absolument rien.

Il avait à peine respiré pendant son monologue. Sa poitrine se soulevait et s’abaissait à une fréquence rapide. On pouvait voir sa mâchoire se contracter et les muscles de son visage se tendre sous son épiderme imberbe. Il ne bougeait plus, la tête courbée vers le sol.

— Ta sœur m’a précisé que ce n’était que du sang de Drakon, soit un équivalent de dragon, vu la description imagée qu’elle m’en a fait. Ils le donnent de leur plein gré. À ce qu’il parait, on est aussi grands que des souris, pour eux.

Eloane eut un rire nerveux. Elle avait toujours tendance à parler pour ne rien dire quand elle était mal à l’aise. Elle voyait bien qu’elle aggravait les choses, mais elle ne savait pas quoi dire d’autre. À part peut-être que sa famille était la plus bête qu’elle n’ait jamais rencontrée, de ne pas considérer la personne incroyable qu’il était, que c’était leur perte et qu’ils devraient tous aller se faire soigner. Mais elle n’en fit rien. Elle n’osa pas. Après tout, ils se connaissaient depuis deux jours à peine.

— C’est censé me réconforter ? Parce que ça ne fait qu’allonger la liste des choses qui ne vont pas. Des dragons, des fées, des centaures, des nains. Et puis quoi encore ? Tout ça n’existe pas. Nous avons été drogués pendant le feu de camp et nous sommes en plein délire depuis 24 heures.

— Keegan, j’ai bien peur que…

— Je sais.

Il poussa un cri de frustration, puis une émotion vive transperça sa voix.

— On ne peut pas ne jamais les revoir.

Les yeux d’Eloane se remplirent aussitôt et elle pinça les lèvres. N’écoutant que son cœur, elle s’avança et le prit dans ses bras. Il se tendit un instant avant de la serrer à lui briser les épaules.

— Je sais. Je ressens la même chose.

Il se recula et elle vit dans son regard une mer en feu sous le clair de lune.

— Y’en a qui vont vite en besogne, dit Feng en sifflant.

Eloane se décala et croisa les bras, gênée.

— Tu aimerais bien que ça t’arrive, dit Addie qui venait aussi d’apparaître de derrière les rideaux.

Elle avait attaché sa chevelure dans un chignon rapide, de la transpiration perlait sa peau rougie par l’agitation.

— Il faut le dire, si tu en veux un aussi, dit Keegan en s’approchant de Feng et lui rompant presque les côtes dans une étreinte.

— Est-ce que vous savez où sont Aimé et Morgane ? demanda Addie Je les ai cherchés partout.

Un raclement de gorge, provenant de la pénombre du coin opposé du balcon, leur fit tourner la tête. Morgane et Aimé avancèrent sous la lumière de la torche accrochée aux murs.

— Désolé, on était venus prendre un peu de recul par rapport à tout ça et on a commencé à admirer le ciel silencieusement. Puis vous êtes arrivés et on ne voulait pas gêner, alors on n’a pas osé parler. On ressent la même chose, vous savez.

— On ne les laissera pas nous dicter ce qu’on peut faire ou non, ajouta Morgane. On les retrouvera, sois-en sûr. Rien ne pourra nous en empêcher.

Addie serra les poings et les paupières un instant, comme pour chasser des larmes. Keegan acquiesça du chef, le visage néanmoins fermé. La détermination se peignait sur leurs traits à tous, sauf sur ceux de Feng.

— On verra bien comment ça se passe, dit-il, mais ce qui est certain, c’est que je n’ai aucune envie de retourner à l’école.

— Malgré tout ce qui nous arrive, tempéra Aimé, je l’aime bien ce monde. Les gens sont gentils.

— Ce sont des hippies futuristes, grogna Feng, sans la mauvaise odeur et les poils.

— Qu’est-ce que tu as contre les poils ? demanda Addie en levant les bras pour dévoiler sa repousse de quelques jours.

Fronçant les sourcils et le nez, il détourna la tête, écœuré.

— Rien, tant qu’ils ne sont pas à ma vue.

— Eh bien, tu n’as qu’à continuer à regarder ailleurs.

— En attendant, bâilla Morgane, moi je n’ai qu’une envie, c’est d’aller me coucher.

Ils assentirent et se préparaient à le faire, quand une énorme explosion résonna au loin. Une sirène se mit presque aussitôt à retentir, semblant provenir de toutes les directions, comme si elle naissait à l’intérieur de leurs tympans. Le son strident fit grimacer Eloane. Feng, extrêmement sensible au bruit, se boucha les oreilles. Cela ne servit à rien, il l’entendait toujours de la même manière. Tous donnaient des coups d’œil alentour, essayant de voir d’où venait la déflagration.

Dans les jardins du château, rien d’anormal ne se produisait. Les promeneurs s’étaient arrêtés de marcher et cherchaient aussi le coupable de ce raffut. Peut-être un Gardien de l’Air un peu trop saoul s’était-il amusé à faire tomber le tonnerre de nulle part ? Mais alors, pourquoi cette alarme stressante ne cessait-elle pas ? Non, quelque chose clochait. Les gens commençaient à lâcher des cris affolés ou des hoquets de stupeur.

Au loin, ils virent ce que plusieurs doigts tendus désignaient. Depuis la Forêt Enchantée, on pouvait voir une longue volute de fumée grise s’élever, faisant ressembler Daïel à un encens géant.

L’Arbre de Vie était en feu.

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