Chapitre 6 : La Bal du Renouveau 1/3

Ils étaient allés se changer pour le banquet en l’honneur de la fête du Renouveau, qui célébrait l’équinoxe de printemps, et de la Réunion des nouveaux Apprentis. Tout le monde s’était rejoint dans la Salle, aménagée pour l’occasion. Elle était méconnaissable.

Des lustres en forme de ruches étaient accrochés à l’étage en verre. Leurs pendeloques en diamant scintillaient en réfractant la lumière. À travers le plancher opaque, des dizaines de chaussures, de pieds nus et de sabots se mouvaient dans un désordre harmonieux. Ses deux escaliers étaient voilés de cascades de verdures et dessous à chaque marche, pendaient mollement des lianes en fleurs. Papillons et petits oiseaux voletaient tout autour.

Du mobilier de maison de poupée était relié au plafond de verre par des tiges. Des Faes y étaient installés, les ailes au repos, dégustant des mets à leur échelle. D’autres se déplaçaient si vite qu’elles en étaient presque invisibles. Des paillettes se décollaient de leurs membranes duveteuses et bariolées jusqu’au parterre de convives. Eloane prit soin de les esquiver.

Au rez-de-chaussée, sur des tables rondes disposées un peu partout, Eloane reconnut plusieurs plats en sauce, quiches, tartes et salades qu’elle avait l’habitude de consommer ; ainsi que des légumes et des fruits multicolores ou tachetés, de formes et de textures improbables qu’elle n’avait jamais vues, tout comme des animaux entiers rôtis qui n’existaient pas d’où elle arrivait. Mais son estomac était toujours trop noué. Rien que de penser à manger, elle avait le cœur aux bords des lèvres.

Après s’être faufilée presque à travers toute la pièce, Eloane rejoignit finalement ses cinq amis et Alana, adossés à l’estrade installée devant la piste de danse. Ils s’étaient retrouvés séparés pendant le voyage retour, chacun en compagnie de sa famille, comme le voulait la tradition. Eloane avait du marché au milieu de la procession des Protecteurs de la Lumière, accompagnée d’Alana et de plusieurs autres Apprentis silencieux, tous secoués par la cérémonie.

En l’apercevant, Addie se mit à sautiller en frappant des mains :

— C’était juste… Waouh. Et tes yeux ! Ils étaient lumineux, comme des phares.

— Génial, je fais donc lampe torche. Bon à savoir si je dois me rendre aux toilettes pendant la nuit.

Un peu du cynisme de Feng avait dû déteindre sur elle.

— C’était quoi cette bête incroyable ? Tout le monde était super impressionné.

— Un oiseau-tonnerre, intervint Alana. C’est rare de voir une Anîma prendre cette forme, c’est pour ça qu’il y a eu quelques exclamations. Pareil pour les vôtres.

Elle parût ensuite gênée et s’éclipsa pour rejoindre sa sœur et Liorah, en discussion sérieuse deux tables plus loin. Clevia gardait le visage fermé, la tête légèrement baissée, tandis que Liorah paraissait la sermonner.

— Un Oiseau-tonnerre ? répéta Addie avec de gros yeux. Comme dans…

— La mythologie des autochtones d’Amériques du Nord, dit Eloane, toujours choquée. Oui, c’est bien ça.

— Ce n’est pas à ça que je pensais, mais c’est carrément plus cool. Bon, tu ne ressembles en rien à ces autochtones, mais l’apparence n’est que secondaire, n’est-ce pas ? Le tout est d’avoir l’esprit.

— À ce qu’il paraît, ça, je l’ai.
Un petit rire nerveux détendit l’atmosphère.

— Et toi, alors ! Une louve géante, rien que ça. Elle est magnifique.
Addie battit des cils, empourprée de plaisir.

— Peu importe la pureté de sa fourrure, une louve peut toujours mordre, dit Feng, dont les pommettes hautes étaient rougies par la bière.

— C’est vrai qu’elle a l’air inoffensive avec ses yeux de biche, sourit Eloane. L’apparence est parfois trompeuse.

— Elle l’est souvent avec les femmes. Même les plus belles roses cachent des épines.

— Voilà pourquoi il faut constamment porter des gants avec nous, répondit Addie.

Elle arqua un de ses sourcils roux et dégagea ses cheveux détachés vers l’arrière.

— Pas mal, celle-là, dit Eloane en riant. Je te la pique.

— Prends, c’est gratuit. Ça me fait plaisir.

— Mouais, grogna Feng, dubitatif. Je ne suis pas du genre à mettre des gants.

— Ah bon ? dit Keegan, qui avait aux bras sa nièce de cinq ans. Je n’aurais jamais deviné. Je te voyais du style gantelets et cape, à dos de cheval. Un vrai mousquetaire.

La galanterie n’était pas dans le vocabulaire de Feng, c’était quelque chose de sûr. Mais il n’était pas un mauvais bougre, Eloane en était persuadée.

Les Six, alignés dos à l’estrade, près d’un buffet, regardaient un nouveau monde se dévoiler devant leurs yeux, comme des marginaux laissés de côté. Partout, des habits aux couleurs différentes selon les éléments se fondaient pour former un arc-en-ciel dansant. Il y avait tellement de nuances, que le cerveau d’Eloane mit un temps à s’y habituer. Ça piquait les yeux. La mixité existait autant sur les vêtements que sur les visages, les corps, les cheveux et les peaux. C’était magnifique.

Beaucoup étaient peinturlurés de dessins, de motifs. Le maquillage était fréquent aussi, tout comme les perruques et les coiffures extravagantes. Les formes des barbes, moustaches et boucs redoublés d’imagination. Plusieurs Gardiennes de la Terre à la pilosité importante en portaient fièrement des luisantes et fournies.

Ici, on tapait des mains en cadence. Là, on claquait ses pieds nus au rythme des tambours. Les mêmes pieds que ceux qu’avait maintenant Addie. D’autres tournoyaient dans les airs en farandoles. Des couples éclectiques se tenaient par les bras et combinaient leurs talents magiques. Un groupe assis en cercle soufflait dans des instruments en bois aux tonalités graves et longues faisant vibrer les entrailles. En son milieu se trémoussaient les fesses poilues de satyres qui sautillaient sur leurs deux pattes arrière.

Des scènes de liesses, venant de toutes les Nations Unies, étaient projetées en hauteur le long des murs. Alana leur avait expliqué que tous les peuples, tous les villages et toutes les cités se réunissaient pour fêter pendant trois jours le Renouveau, de la même manière qu’eux.

Les membres des Familles Protectrices, reconnaissables à la broche à trois cercles qu’ils portaient, riaient, dansaient et se prenaient dans les bras les uns les autres. Clevia et Alana, qui tournoyaient dans des mouvements synchronisés depuis dix minutes, les rejoignirent, essoufflées. La blonde platine se jeta sur un grand verre d’eau cristalline qu’elle vida d’un trait.

— J’ai l’impression d’avoir déjà vu ce signe, dit Addie en pointant la broche que portait Clevia.
Eloane l’avait reconnu au premier coup d’œil : la triquetra, symbole vieux d’au moins plusieurs milliers d’années, étant apparu à travers différents âges et endroits du monde Humain.

— Il représente la Trinité, expliqua Clevia. Celle du Cycle, par la vie, la mort et la renaissance. C’est un emblème fort pour nous.

— Aussi celle de la Famille, par la mère, le père et l’enfant, énuméra Alana sur ses doigts. Puis celle de l’Estrel, par l’esprit, l’âme et la matière. Et enfin celle des Protecteurs, par la protection, la paix et la prospérité. J’en oublie plein d’autres.

— Ça fait beaucoup, dit Addie.

— En effet. Nous sommes comme ça. Divers et variés.

Elle eut un petit rire. Le premier qu’Eloane lui voyait.

— Nos familles respectives paraissent bien s’entendre entre elles, remarqua Eloane.

— La force des Familles Protectrices, c’est le sang. Depuis plus de mille cinq cents ans, elles se sont liées par l’enfantement. Des vérifications sont d’ailleurs obligatoires en cas d’union. C’est pour ça que nous arrivons à pardonner malgré des différends qui semblent parfois insurmontables.

» Bien sûr, l’accouplement est interdit dans une fratrie et entre premiers cousins. Question éthique et génétique. Pour les deuxièmes et troisièmes, cela reste mal vu, mais autorisé. Après ça, personne ne fait vraiment attention. Au-dessus du dixième degré, ce n’est même plus considéré comme de la famille éloignée. C’est juste un ancêtre commun. Cela serait trop compliqué de continuer à le mentionner.

— Et donc, si vous êtes cousines, réfléchit Addie, ça veut dire que vous êtes les filles de Liorah.
Clevia dénia d’un signe de tête en mordant dans une cuisse de poularde aux épices.

Eloane en eut un haut-le-cœur, elle qui aimait tant la nourriture, d’habitude. Elle n’avait réussi qu’à ingérer quelques myrtilles et une pomme aujourd’hui. Le stress qui la rongeait lui nouait l’estomac.

— Liorah n’a pas encore d’enfant, dit la grande brune après avoir avalé sa bouchée. Vous l’avez compris, les liens sont serrés et notre famille très étendue. La plupart d’entre nous sont cousins, plus ou moins éloignés. On ne mentionne pas le degré, jusqu’au cinquième. Si l’on doit le spécifier, on utilise seulement le terme « deuxième cousin » par exemple, plutôt que « cousin au second degré ». C’est ce que nous sommes avec Eloane, car nos grands-pères maternels étaient frères.

» Ensuite, on appelle par leur prénom les oncles et tantes à partir du troisième degré, à part si nous avons un lien particulier avec eux. Pour les arrière-grands-parents, on ne compte pas les arrières après le premier. Enfin, vous comprenez un peu le principe. Avec nos dix générations sous le même toit, on est obligé de simplifier. Ça a l’air compliqué, mais au contraire, une fois qu’on l’a intégré, c’est beaucoup plus facile. Sans ça, les repas de famille seraient invivables.

En effet, ils remarquaient que les membres des Familles Protectrices se mélangeaient comme si elles n’en formaient qu’une : on se prenait par le bras pour danser, on discutait à messe basse le dernier scandale familial, on se chamaillait avant de s’enlacer. Les enfants, surtout, ne semblaient pas faire de distinction. Ils ne portaient d’ailleurs pas les couleurs des éléments, mais du beige.

Pour Eloane, la simplification restait tout de même trop complexe. Presque tous les membres de la Famille Ara habitaient sous ce toit. Que la moitié du château partage le même sang était déjà inconcevable, et maintenant, elle apprenait que d’autres familles s’ajoutaient à la sienne. Peut-être était-elle cousine avec ses cinq nouveaux amis. L’idée lui plaisait pour certains plus que d’autres.

Voyant que personne ne répondait, Clevia en rajouta une couche, malgré les œillades d’avertissement de sa petite sœur :

— Ne soyez pas dupe : comme dans chaque famille, il y a des points de vue et des caractères différents. Sans parler des rancunes qui peuvent remonter très loin, comme pour un Protecteur du Feu qui aurait tué un Protecteur de la Lumière il y a trois siècles, ou un bijou de la Famille O’Shill qui aurait disparu pendant la venue d’une diligence de la Famille O’Aqua aux prémices de ce monde. C’est parfois compliqué à gérer et je me demande souvent si nous faisons vraiment partie des Estrels, tant certaines chamailleries sont des enfantillages.

» Ce qui est sûr, c’est qu’en tant que membre de celle-ci, on n’a pas le droit à l’erreur. Tout ce qu’on dit, tout ce qu’on fait, est répété, transformé. Si un jour, comme ça peut arriver à tout le monde, tu es mal luné et désagréable, si tu envoies paître ou te disputes avec quelqu’un qui n’en fait pas partie, tout ça sera jugé comme si les personnes qui en sont témoins ne l’avaient jamais vécu, comme s’ils n’auraient pas réagi de la même manière.

Elle effectuait des gestes vifs tandis qu’elle parlait, renversant la majorité du contenu de sa coupe au sol. Pas la première, assurément. À ses côtés, Alana devenait de plus en plus mal à l’aise.

— C’est déjà ce que font les gens, fit remarquer Feng.

— C’est bien plus prononcé pour nous. Ici, vous pouvez dire adieu à votre vie privée, car presque tout le monde sait qui nous sommes. En plus, on est censé montrer l’exemple et être irréprochable, comme si c’était possible.

Clevia secoua la tête, dépitée, avant de s’enfiler le reste de la flûte en cristal qu’elle tenait. D’après les écriteaux placés devant chaque breuvage et mets, du vin pétillant.

— J’ai besoin de quelque chose de plus fort, constata-t-elle.

Elle attrapa une chope d’hydromel sur un des plateaux flottant entre les convives.

Les Six se servirent à leur tour. Eloane se décida sur la coupe d’ambroisie, car elle n’y avait senti aucun alcool en le reniflant. Addie s’empara d’une flûte de vin pétillant et Feng resta sur la bière brune qu’il buvait déjà. Ce fut un simple verre d’eau pour Keegan. Il fallait toujours être prêt selon lui. Prêt pour quoi ? Eloane ne le savait pas. Sûrement à se battre, vu son air revêche. Morgane et Aimé choisirent la même option que lui. Ils détestaient l’alcool et les bulles, ce qui apprit à Eloane qu’elle n’avait pas été la seule à avoir eu besoin d’un remontant, le soir du feu de camp.

Elle but une goulée de son verre. C’était comme se délecter d’une gorgée de soleil. Souriant de contentement, elle reconnut le breuvage qu’on leur avait servi à leur arrivée.

— On est des célébrités, en gros, dit Feng en aplatissant le haut de ses cheveux coiffés en demi-queue.
Leur couleur était noisette, aux reflets noirs. Ils étaient fins, mais nombreux, et parfaitement lisses. Ils brillaient carrément sous la lumière. Remarquant le regard d’Eloane sur sa chevelure, il sourit en levant sa chope d’hydromel à ses lèvres :

— Jalouse ?

Elle roula des yeux. Il fallait avouer qu’avec crinière ondulée tout ébouriffée, lui donnant l’allure d’une lionne mal peignée quand elle les brossait, elle en était effectivement un peu envieuse. Ce qui la gênait en vérité, c’était qu’il se savait beau et qu’il s’en vantait. Son genre de personne préférée.

Cependant, sous son air hautain, son sourire narquois et sa tignasse soyeuse, il puait le manque de confiance en soi. Elle en était persuadée. Elle l’avait vu dans son regard. Son grand frère était encore pire. Alir était tellement gonflé de fierté et de la certitude qu’il était le meilleur, que c’en était triste. Cela l’empêchait surtout de s’ouvrir à Feng, qui en aurait bien eu besoin.

— Qu’est-ce que des Estrels ? demanda Morgane qui avait buté sur le mot plut tôt dans la conversation.

Alana lança un regard en biais à sa sœur et répondit à sa place, car la grande brune avait perdu sa langue tout à coup, préférant boire une longue gorgée de son hydromel.

— Les êtres hyperconscients. Gardiens, Naïns, Faes, Centaures, Unicornes, et toute espèce à l’intelligence cognitive supérieure, leur permettant entre autres d’agir au-delà de leurs instincts, à l’instar par exemple des abeilles protégeant leur reine, qui ne peuvent faire que ça. Tous les êtres sont conscients et sensibles d’une certaine manière, mais très peu sont doués de réflexion à un niveau très élevé. Les Estrels, eux, ont la capacité de se réaliser en tant qu’être à part entière, en dehors des devoirs à leur espèce et de leurs pulsions primaires.

— Les licornes existent ?! se mit à hurler Addie, surexcitée. Où est-ce qu’on peut en voir ? Emmenez-moi maintenant ! C’est mon rêve depuis que je suis enfant.

Alana resta la bouche entrouverte, mais aucun son n’en sortit.

— Ce sont des Unicornes, pas des licornes, rectifia Clevia, le nez enfin sorti de sa chope. Pour ce qui est de les voir, en ce moment, ça va être compliqué. Elles voyagent à travers toute la Forêt Enchantée pour la défendre. En plus, il est rare d’en croiser, car elles se montrent seulement à ceux qu’elles en trouvent dignes.

Le visage d’Addie s’affaissa et elle croisa les bras.

— La défendre de quoi ? demanda Keegan.

Alana attrapa posément le bras de Clevia et la regarda droit dans les yeux, sans rien dire. Celle-ci plaça sa main libre devant sa bouche, les yeux exorbités. La blonde platine saisit la chope à laquelle sa sœur s’agrippait fermement, et au bout d’un long moment de joute silencieuse, la grande aux cheveux de jais relâcha sa prise, sans rien ajouter qu’une moue énervée. Ses yeux étaient vitreux.

— On peut dire que les créatures qui l’habitent ne sont pas toutes bienveillantes, dit Alana d’un geste désinvolte qui sonnait faux.

Sa voix avait monté de plusieurs octaves. Elle mentait très mal. Mais aucun n’essaya d’en apprendre plus, ils avaient assez de problèmes comme ça.

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