Chapitre 5 : La Cérémonie de la Réunion 5/5

— Bienvenue, chère cousine, dit Clevia en l’attrapant fermement par les épaules.

L’Initié de la Garde aux cheveux de jais appuya un vrai baiser sur les joues et la nouvelle Apprentie de la Lumière, comme ils l’avaient tous fait. Heureusement qu’Eloane n’était pas germaphobe.

Liorah s’approcha d’elles, un sourire larmoyant aux lèvres. Elle tendit un écrin à Eloane :

— Voici ton Badge. Un nouvel anneau sera gravé dessus à la fin de chaque cycle.

La Grande Protectrice l’ouvrit de ses doigts graciles. Dedans était posée une broche en métal poli. Un cercle plein, avec au cœur, ce qu’Eloane comprit être la représentation d’une onde. Le nom de son élément était Lumière, mais les Gardiens de cet élément contrôlaient l’Énergie, vaste concept qu’ils assimileraient bientôt. Elle l’accrocha sur le poitrail de sa nièce.

— Porte-le toujours sur toi. Il offre une identification rapide pour le personnel enseignant et le traqueur intégré est utile en cas d’ennui. Il contient tes résultats d’apprentissage, donne accès aux enregistrements de tes classes et aux notes des instructeurs, ainsi qu’à des exercices et des connaissances plus poussées. Il possède aussi un scanner, qui permet de reconnaître les espèces que tu rencontres et de t’informer sur elle. Tout se contrôle avec l’esprit.

Eloane ne trouva qu’une seule chose à dire :

— J’espère que je ne vous décevrai pas, et maman non plus.

— Il n’y a aucune chance. Pour aucun d’entre nous. Sauf peut-être pour ta grande tante Arilune, mais elle est consternée par tout le monde, alors cela ne compte pas.

Le visage d’Eloane se décrispa dans un sourire. Sa tante lui caressa la joue, pinça les lèvres, les larmes aux yeux, et s’en alla retrouver les membres de son Grand Conseil.

— C’est au tour de Keegan, prévint Clevia. Ça devrait être plutôt pas mal à regarder.

Avançant assurément, la tête haute, concentré sur son but, il irradiait d’une puissance croissante.

Eloane avait raté la Réunion de l’inconnu des Bains. De plusieurs autres, aussi. Son passage lui avait paru durer des heures ; il n’avait en réalité pas dépassé les quelques minutes.

— J’ai peur que l’Arbre prenne à nouveau feu, dit Kem, un cousin d’Eloane qui assistait à sa première cérémonie de la Réunion, comme il en était coutume à ses dix ans.

— Il n’y a rien à craindre, dit Clevia. Regarde.

Keegan était entouré d’une forme monstrueuse ressemblant à un croisement entre un lézard, un serpent, un crocodile et un oiseau ; le tout en feu. L’Anima se mit à grandir pour atteindre une taille titanesque, prenant forme physique. Ces écailles se tintèrent dans des nuances allant de l’orange au rouge. Il releva la tête, claqua ses puissantes mâchoires en même temps que ses ailes membraneuses et s’éleva dans les airs en poussant un hurlement sinistre.

Clevia avait dit vrai : une protection magique séparait le reste de la clairière de l’intérieur de la formation. La furie incendiaire qui se dégageait de la gueule de la créature sous forme de geysers de magma en fusion aurait tout carbonisé, sinon.

Le grand brun ne paraissait pas atteint par la coulée ardente qui l’entourait.

— Un Drakon ! s’écria Kem en frappant des mains.

D’autres enfants s’exclamèrent aussi. Le cousin d’Eloane se tut sous le regard de Clevia, mais ne put garder son excitation invisible.

Après son passage, une fois la courte présentation aux siens faite, Keegan rejoignit les trois cousins de la Lumière :

— Ce n’était pas si terrible que ça.

— Non, en effet, approuva Eloane. Je dois dire que tu m’as laissée époustouflée.

Même si son cœur s’était pincé devant la façon dont la Famille du Feu avait traité son nouvel ami. Rares étaient ceux qui avaient offert une accolade au beau brun quand il avait été présenté comme membre à part entière. Arana était restée si protocolaire et froide qu’Eloane avait dû se retenir de l’insulter.

— Et toi donc. J’étais tellement impressionné que j’ai mis du temps à oser passer après toi.

Première nouvelle pour Eloane : rougir de la tête aux pieds était possible.

— C’était incroyable, dit Kem, ses grands yeux brillants d’admiration bloqués sur le nouvel Apprenti du Feu.

Eloane profita du détournement d’attention de Keegan, maintenant souriant à Kem, pour se concentrer sur l’autel cérémoniel.

Si tenait Feng, qui ne faisait déjà qu’un avec un… ptérodactyle à plumes ?

— Et là ! cria Kem, dont le regard avait été attiré par quelques hoquets d’excitation. Un oiseau-serpent ! J’y crois pas !

L’Anima de Feng avait un bec pointu rempli de crochets et un corps de serpent à la collerette plumeuse. Il avait aussi des plumes sur ses ailes, ses flancs et le bout de sa queue. De ses coups d’aile puissants, il avait déclenché une tornade qui ricochait entre les pierres. Le garçon à la peau cuivrée, les bras écartés, se trouvait dans son œil. Il flottait sereinement dans les airs, intouché par la violence des vents qui aurait du tout réduire en débris.

Il finit par toucher terre et son Anima reprit sa place, à l’abri de sa cage thoracique. La tempête qui s’était déchaînée se calma aussi vite qu’elle était apparue.

Alors que la grand-mère de Feng s’avançait pour le récupérer au milieu de l’autel. Le visage du nouvel Apprenti de l’Air ne pouvait que dévoiler la plénitude du moment qu’il venait de vivre. La vieille Gardienne avait la peau tannée par le soleil. Elle était presque sans ride, mais on devinait la vieillesse de ses traits, contrairement à la grand-mère de Morgane. Elle le releva de terre et le prit dans ses bras. Il se laissa faire, ne parut même pas se tendre sous le contact.

Quand une autre prit sa place, Keegan demanda :

— Pourquoi n’y a-t-il pas plus d’Apprentis ?

— Les cérémonies de la Réunion se déroulent partout dans la Nation et la région d’Ara en ce moment, expliqua Clevia. Seuls ceux du château et des quelques habitations environnantes passent la leur ici, car cela prendrait trop de temps d’en accepter plus. C’est d’ailleurs une énorme chance, cet endroit est vraiment extraordinaire.

», Mais certains nouveaux Apprentis de la région d’Ara viennent résider ici pour leur premier cycle. Nous accueillons aussi tous ceux des Cycles supérieurs qui ont suivi leur enseignement dans les autres châteaux des Familles. Eux sont arrivés au compte-goutte ces dernières semaines. Cela amène à plusieurs centaines.

— Vous verrez demain, dit Kem, ça va grouiller de partout. Tous les Apprentis font la visite du château.

Eloane n’avait pas hâte. Elle préférait la tranquillité.

— Pourquoi n’y a-t-il pas de Gardiens du Temps ? C’est bien un des Éléments, non ?

Bien qu’Eloane n’avait pas entendu les Grands Protecteurs y faire référence un peu plus tôt, elle avait vu le symbole de l’infini parmi les six autres Éléments à plusieurs reprises, sur des armoiries ou des peintures exposées sur les murs du château.

Elle avait eu beau se tordre le cou, elle n’avait vu aucun badge portant le septième Élément.

— Ils étaient au nombre de sept, dit Clevia en baissant la voix, mais personne n’en a vu depuis plusieurs décennies. On pense qu’ils se cachent, pour ne pas qu’Alrak se serve de leurs pouvoirs.

Autour d’eux, tout le monde se mit à rire. L’Anima de la jeune Gardienne de la Terre avait surgi sous la forme d’un lama et de cracher sur sa porteuse.

— S’ils contrôlent le temps, dit Keegan, pourquoi ne reviennent-ils pas en arrière pour empêcher sa venue au monde ?

— Et détruire toute vie existante depuis sa naissance ? Le cours de l’Histoire est sacré. Seul le présent doit être vécu. Les Gardiens du Temps n’ont jamais utilisé que leur capacité à observer ses fils. Ils voient ce qui s’est passé, ce qui arrive et les possibilités qui pourraient en découler. Ils peuvent le distordre aussi, pour se défendre, mais jamais le rembobiner. Ça serait beaucoup trop dangereux, avec des répercussions catastrophiques qui pourraient se ressentir sur des dizaines de milliers d’années.

» Les Gardiens partent du principe que tout ce qui advient à un sens, même si nous ne le comprenons pas. Car tout est lié, tout mène à un chemin bien plus important que nos simples êtres. Le Tout, lui, sait.

La grande brune signa d’un cercle et joignit ses mains en prière. Kem, qui avait tout entendu, l’imita, d’un coup très solennel.

Keegan fit une moue dubitative à Eloane et alla sauver Feng de l’enfer de ce qu’était pour lui la réunion avec la Famille de l’Air, dont il ne voulait soi-disant pas.

Encore plus remplie de questions qu’avant les explications de sa cousine, Eloane reporta son attention sur le ballet incessant d’Animas. Chacun à leur tour, les jeunes s’avançaient au milieu des roches géantes, plantées dans la terre comme des arbres millénaires fossilisés. Ils collaient leur dos contre le menhir central. Une implosion, une explosion, l’osmose, l’expulsion, la réunification : toujours se répétait l’identique schéma. La seule chose qui changeait était le niveau de Force et les capacités dévoilées.

Les formes des entités métaphysiques variaient selon le caractère inné de la personne. Il y avait des femelles et des mâles, en général à l’inverse du sexe de l’Apprenti. Chiens, chats, reptiles, oiseaux, castors, poissons, grenouilles, lions, marmottes, ours et scarabées, les espèces étaient nombreuses. Certaines ne ressemblaient à rien à ce qu’Eloane connaissait, comme le cerf nain duveteux d’Alana, qui était clairement la chose la plus mignonne qu’elle n’ait jamais vue.

L’incarnation de l’âme de Morgane, en revanche, fut l’une des plus terrifiantes. Un Kraken, confirma Kem d’un énième hurlement irrépressible, avant de se faire gronder par sa mère. Le corps de la bête était celui d’une pieuvre gigantesque. Dessous, sa bouche était remplie des milliers de dents tranchantes comme des rasoirs. D’un de ses tentacules géants, il porta Morgane, claquant les autres dans une eau déchaînée ne dépassant pas le plus grand cercle de pierre et remontant le long d’une barrière invisible.

Aimé, juste après, se trouva affublé d’un Phénix. Mais il n’était pas en feu, comme représenté par les Humains. Seulement fait d’Ether, vision floue et impalpable, scintillante comme une explosion de particules nanométrique. Son bec était long et pointu, susceptible de vous empaler sans problème. Ses pupilles laiteuses étaient terrifiantes et hypnotiques.

Eloane se souvint du conseil de sa cousine pour utiliser ses capacités et porta toute son attention sur l’oiseau grandiose. Elle plissa les yeux et se concentra de toutes ses forces. Au début, il ne se passa rien, puis sa perception se troubla et elle put discerner les flammes arborescentes qui l’entouraient. Elle voyait l’invisible.

Le Phénix avait gardé un vol stationnaire, juste au-dessus d’Aimé, dont les cheveux longs détachés fouettaient l’air. Des flux éthériques tournoyaient souplement, encerclant la montagne de muscles et son oiseau mythique, ou passant à travers eux comme s’ils n’existaient pas. De ses doigts, la montagne de muscles semblait les contrôler, tel un marionnettiste. Dans la foule, on ressentit quelque chose de fort se dérouler. Leurs âmes à tous venaient d’être touchées de manière inexplicable. Quand le phénix rejoignit le corps de son hôte, une explosion intense souffla la clairière, faisant perdre sa vue surréaliste à Eloane.

Addie passa la dernière, alors que la fin de l’après-midi s’annonçait dans le ciel. Après les encouragements de ces cinq amis qui s’étaient rassemblés et de la Famille de la Terre, elle prit place contre le menhir. Elle souleva les pans de sa robe jusqu’en haut de ses cuisses galbées, ce qui valut des exclamations et une augmentation des murmures. Eloane resta abasourdie. Les pieds de la bûcheronne étaient différents : plus grands, plus gros et plus, comment dire, robustes. Et poilus. Très poilus. Exactement comme ceux de ses parents.

Addie s’agenouilla et posa ses mains sur la terre meuble. Son expression changea en un instant et elle les remonta devant son visage surexcité en remuant les doigts. Elle les planta dans le sol, cette fois-ci plus franchement. Tout sembla vibrer autour de son corps, comme l’effet qu’a la chaleur sur le sable en plein désert. Le parterre se mit à fleurir, des arbres à pousser.

Un hurlement lupin s’éleva, tandis qu’un canidé immense sortait de sa poitrine dans la manifestation d’une brume. La bête se releva, englobant Addie comme chaque Anima l’avait fait avec son Gardien, les faisant toutes les deux hurler à la lune. Le sol trembla, faisant perdre l’équilibre à certains. Une louve géante des montagnes, aussi grande qu’un cheval, s’extirpa du corps à genoux d’Addie. Sa robe était parfaitement blanche, mis à part pour son collier fauve.

Après avoir couru entre les roches millénaires, esquivant les fissures qui s’ouvraient dans la terre, la louve s’assit pour faire face à Addie, sa gueule à quelques dizaines de centimètres de son visage. La bête tendit le cou pour la renifler de sa truffe et la posa sur son front, avant de poser sa tête sur la poitrine de la nouvelle Apprentie de la Terre.

Addie fourra ses mains dans les poils épais de l’animal, l’enlaçant en pleurant de joie. La fragilité et la beauté de l’instant offraient un spectacle si émouvant, qu’il donnait l’impression de les espionner durant un moment trop intime pour être partagé. Eloane fut si touchée qu’elle en versa une larme. Puis, la créature puissante s’évapora en elle à nouveau. La terre se referma, les arbres se rétractèrent, et Addie se retrouva seule, à enserrer son cœur, euphorique comme ils l’avaient tous été.

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