Chapitre 5 : La Cérémonie de la Réunion 4/5

Le mouvement qui s’en suivit autour d’Eloane la ramena au moment présent. Elle ouvrit les yeux et s’aperçut que tout le monde avait reculé, sauf elle. Elle n’osa pas se retourner ; tous les regards étaient sûrement braqués dans sa direction. Un caillou paraissait coincé dans sa gorge, l’empêchant de déglutir. Tout son visage la brûlait. Sa peur faisait battre son pouls plus vite et rendait ses paumes moites.

Sur le côté, tous les membres de sa nouvelle famille lui souriaient, l’encourageaient de signes de têtes et de cris, tandis que ses jambes tremblaient, l’excitation se mélangeant au doute. Sa tante était placée juste en retrait du lieu cérémoniel, attendant de venir la chercher, tel que le prévoyait la tradition. C’était sa mère qui aurait dû se tenir là. Eloane eut un pincement au cœur.

L’appréhension la clouait au sol. À quoi son Anima pouvait-elle bien ressembler ? De quelle puissance serait-elle ? Et si elle décidait de ne pas se montrer ? Et si toutes ces années passées dans l’Ancien Monde avaient éteint sa magie et qu’elle n’avait pas de capacités ? Sa nouvelle famille la renierait-elle ?

Elle avait d’un coup tout oublié de la résolution qu’elle venait de prendre, elle voulait partir en courant.

— Mets-toi pieds nus et avance jusqu’au menhir central. Ne réfléchis pas. Ton Anima fera le reste.

Eloane reconnut la voix fluette immédiatement. Elle regarda par-dessus son épaule et trouva le Gardien rencontré aux Bains, juste derrière elle. Du coin de l’œil, elle aperçut Addie, loin derrière les premiers volontaires, s’excusant par de larges gestes de l’avoir abandonnée à son triste sort.

Le jeune Gardien était d’un charisme fou. Il n’était pas beau à proprement parler, mais son nez grec cassé et la cicatrice qui coupait son sourcil ajoutaient au magnétisme qu’il dégageait. Il avait des traits androgynes, des lèvres pleines. Ses cheveux en bataille lui donnaient un air désinvolte, mais ses yeux noisette brillaient d’un sourire doux. Il lui fit un mouvement de tête, pour la pousser à avancer.

C’était le coup de pouce dont Eloane avait besoin. Elle se mit à respirer profondément, pour essayer de calmer son souffle et son cœur. Elle remercia son futur camarade silencieusement et défit ses chausses pour les poser à côté d’elle.

Ravalant ses larmes, elle progressa, un pied devant l’autre. L’herbe fraîche formait un tapis moelleux. Un pas. Puis un autre. Et encore. C’est tout ce qu’elle devait faire : ne pas réfléchir, seulement marcher.

Elle avait atteint le site cérémoniel, avançant à travers les trois cercles de menhirs dressés, tandis qu’une chaleur prenait place dans son sternum. Elle n’avait jamais était aussi pleine de vie. Elle était ancrée à la terre, en harmonie avec la Nature.

L’atmosphère parut se densifier, s’intensifier. Eloane ne pouvait rien voir, sentir, toucher, ni goûter. Mais elle le ressentait. Pas qu’une impression : une sensation, seulement indescriptible, faisant se dressait les poils de son corps. Son cœur palpitait en même temps que les pulsations de cette énergie mystique qui s’accroissait à mesure de ses pas. Elle était aveugle et sourde aux alentours. Ses extrémités fourmillaient, ses lèvres aussi. Allait-elle perdre connaissance ?

Dans le dernier cercle, la terre était retournée. Ses pieds s’y enracinèrent et la richesse de l’humus l’emplit. Elle sentait une puissance remonter le long de ses jambes et investir son être entier. Poussée par une force supérieure, elle plaqua son dos contre la pierre froide, faisant face à la foule. Le soleil frappait sa peau, lui donnant l’impression que son corps chauffait. Ou était-ce autre chose qui brûlait dans son torse ?

Que devait-elle faire ? « Sois toi-même », avait-elle dit à Addie. Oui, mais quand on en venait à mettre en pratique ses propres conseils, c’était moins évident. Eloane ferma les yeux et inspira. Elle avait peur et était excitée à la fois. Une sensation nouvelle s’empara de son corps. Quelque chose voulait la rencontrer. Une partie d’elle, cachée et puissante. Très puissante.

Eloane sentit l’ardeur qui s’était créée dans son cœur se disperser dans toutes les fibres de son corps. Ses membres irradiaient littéralement. C’était perturbant, mais surtout exaltant. Poussée par une force invisible, ses mains se placèrent en cercle devant sa poitrine, puis sur son front, avant de se briser, ouvrant ses bras dans les airs. Ils retombèrent gracieusement, puis s’élevèrent à nouveau, comme si elle tentait de prendre son envol.

Eloane bomba le torse et releva la tête. Ses bras firent encore un mouvement, lui donnant l’élégance d’un cygne. Elle sentit la puissance l’habitant se déchaîner, puis finir par imploser, avant d’exploser dans une vague chaude et brillante qui traversa ses paupières closes. Des cris montèrent de la foule qui l’observait. Eloane ouvrit les yeux.

De sa cage thoracique s’extirpait une tête d’oiseau plus grande que la sienne. L’Anima enveloppa Eloane de son ectoplasme éthérique, faisant crépiter son épiderme. Les deux formes se mélangèrent pour n’en former qu’une. L’espace d’un instant glorieux, Eloane ressembla à une déesse égyptienne, entouré d’un halo de lumière éclatante.

D’un battement d’ailes, l’Anima s’éleva au-dessus du corps svelte de son hôte, volant autour d’elle en cercle serrés. Enveloppé d’éclairs, immense et extraordinaire, apparaissait un Oiseau-tonnerre. Eloane le reconnut des mythes qu’elle avait étudiés avec sa mère.

La créature produisit un long glatissement, plus fort que ceux de dix aigles réunis. La foudre s’abattit, zébrant le ciel dégagé. Elle atteignit Eloane dans un claquement de fouet céleste qui fit trembler le sol. Elle n’en ressentit aucune douleur, seulement une énergie fulgurante parcourir ses veines. D’autres exclamations explosèrent de la foule, recouvertes par le fracas du tonnerre. Plusieurs se jetèrent à terre, d’autres se bouchèrent les oreilles. Tous les oiseaux s’envolèrent à des kilomètres à la ronde, formant un nuage noir par-dessus la canopée.

Une nouvelle clameur d’étonnement s’éleva. Eloane, dont les cheveux électrisés entouraient la tête, flottait à plusieurs mètres du sol. Des décharges jaillissaient de ses paumes ouvertes vers le ciel et frappaient les pierres de l’autel dans des flashs aveuglants. Elle ne ressentait qu’une chaleur euphorisante, à peine consciente de ce qui se passait autour d’elle. Elle était en transe, obnubilée par son Anima, une partie d’elle, majestueuse et terrible, forte et fragile à la fois, qui la contrôlait pleinement.

Son cerveau chauffait dans sa boîte crânienne. Devant ses yeux apparurent des centaines de filaments bleutés ondulant dans les airs. Ils s’extirpaient du front des êtres présents et semblaient se joindre ou se repousser avec d’autres, rendant impossible de les démêler. Eloane aurait pu se connecter à tous les esprits qui se trouvaient là, elle le ressentait sans le comprendre. Cependant, elle ne fit que les saluer d’une caresse, frôlant les fils de ces flux d’énergies invisibles. La foule frémit en écho, rappelant le bruit du vent dans les feuilles.

La créature mythique commença sa descente en même temps qu’Eloane se rapprochait du sol. Des bourrasques fouettaient l’air, envoyées par le souffle de ses ailes puissantes. Elle cachait par moment le soleil de son envergure. Tous les êtres présents la regardaient avec excitation se poser élégamment à quelques mètres de sa porteuse. Elle était devenue solide, bien qu’une brume l’entourait toujours.

De près, Eloane pouvait voir des courants électriques parcourir le plumage cendré de l’Oiseau-tonnerre. Sous son corps, deux robustes pattes aux griffes acérées étaient plantées dans la terre comme dans du beurre. Il avait un bec pointu et deux gros yeux opalescents surchargés. Sa tête était habillée de plumes noires et luisantes finissant par une grande couronne d’un blanc immaculé, lui conférant un air royal. L’envergure de ses ailes atteignait facilement les six mètres et leur ossature était assez solide pour porter quelqu’un.

Eloane était trop subjuguée pour réagir. Doucement, son Anima baissa la tête et toucha du bout de son bec mortel son thorax, qui sembla gonfler jusqu’à être sur le point de se briser. Sa forme vaporeuse retrouvée, l’Anima fut aspirée en Eloane, l’empêchant de respirer tant sa poitrine était comprimée. Tout s’illumina dans une explosion aveuglante qui souffla la clairière, faisant bruisser les branches de Daïel et tomber certaines personnes sur les fesses.

Les jambes flageolantes, Eloane mit un genou à terre pour reprendre ses esprits. Elle se sentait pleine, extatique. Elle riait sans pouvoir se contrôler. En levant la tête, elle se rendit compte que certains Gardiens de la Lumière en redressaient d’autres. Quelques-uns avaient les mains en prière et regardaient le ciel.

Avaient-ils eu peur de son Anima ? Il représentait beaucoup de choses différentes, selon les croyances anciennes Humaines, mais quand était-il, ici ? Était-ce un oiseau de mauvais augure ? Et que cela voulait-il dire d’Eloane ?

Liorah la fit sortir de son tourbillonnement de questions sans réponse en la rejoignant. Elle offrit ses bras pour l’aider à se relever. Ensuite, elle passa autour du cou de sa nièce un pendentif. Le cristal transparent se mit à briller d’un éclat éblouissant, avant de s’éteindre. Elle prit le visage de la nouvelle Apprentie en coupe, l’embrassa sur les deux joues et au milieu du front.

— Bienvenue, Eloane Athena Hélène O’Ara, enfant de la Lumière. Ce collier te vient de ta mère, Hélène Athena Electra O’Ara, qui me l’avait laissée en attente de ce jour. Il contient un rayon de soleil, capable de te montrer le chemin dans les endroits les plus obscurs. Il est transmis de génération en génération, depuis la création de ce monde et de notre nation. Prends-en soin.

Enfin, elle l’emmena jusqu’au reste de sa famille, où elle fut ballottée de bras en bras dans un tourbillon d’embrassades chaleureuses et de bienvenues sincères. Elle se sentait étrangement à sa place et culpabilisait. Une grande famille était ce qu’elle avait toujours voulu, mais si le prix était sa mère, il était trop élevé.

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