Pour se rendre à l'Arbre de Vie, où le rite initiatique avait lieu, tous les futurs Apprentis empruntèrent une calèche aussi grande qu'un bus, tirée par six chevaux, au moins deux fois plus gros que des chevaux de trait classique. Eloane se demanda, angoissée, si cette multiplication de taille touchait tous les animaux de ce monde. Elle avait la phobie des araignées, et dans un château de cette taille, elles devaient grouiller. Un frisson glacé l'a parcourue à cette idée.

En dehors des remparts, champs et habitations se dévoilaient par les percées des arbres qui ombrageaient le chemin. Eloane les considérait sans rien voir, l'œil morne. L'appréhension la rongeait de l'intérieur. Keegan et Keith étaient enfermés dans un mutisme froid, l'un braquant son attention droit devant lui, l'autre concentré sur ses chaussures. Aimé était le seul de leur groupe à montrer de l'impatience, questionnant Alana sur le sujet. Le reste de la calèche était en effervescence. Eux avaient attendu toute leur vie ce moment.

Une fois arrivés à la clairière, ils retrouvèrent Addie et Morgane, dépitées d'avoir échoué à utiliser leurs capacités magiques. La bûcheronne avait les yeux rougis de larmes. Alana la rassura en lui promettant qu'elle en serait bientôt capable, puis s'excusa de devoir les laisser seuls ; elle avait promis à sa bien-aimée de vivre ce moment à deux. Ils la suivirent du regard, tandis qu'elle se faufilait jusqu'à sa dulcinée. Celle-ci avait des cheveux en pétard d'une couleur rose fluo. Son sourire malicieux et ses yeux pétillants firent se teinter les joues foncées d'Alana.

Alignés sur plusieurs rangs devant l'Arbre de Vie, les futurs Apprentis de premier Cycle se tenaient tous silencieux. Tous les jeunes Gardiens du château et de ses abords, devenus majeurs entre le lendemain du dernier Équinoxe de Mars et celui-ci, étaient présents. Addie avait joué des coudes pour embarquer Eloane au premier rang. Morgane et les garçons étaient juste derrière. Ils observaient tous la clairière fantastique en plein jour.

L'Arbre de Vie, géant s'offrant au ciel, s'élevait au-dessus d'une mer de verdure. Les séquoias géants qu'Eloane avait pu observer en Californie auraient semblé ridicules à ses côtés. Son tronc avait la forme d'un chêne, mais pas ses branches et ses feuilles. Enfin pas toutes. Eloane reconnaissait certaines espèces végétales de temps en temps, comme celle d'un saule pleureur, d'un érable, ou d'un tilleul. Et là, oui, un eucalyptus et un baobab. Certaines branches étaient en fleurs. Ici, des roses, là, des tiarés. D'autres étaient lourdes de fruits. Était-ce des pommes, sur cette branche basse ? Elle en avait bien l'impression. Il y avait même des olives et du raisin. La plupart du temps, elle n'identifiait pas les variétés, mais elle voyait qu'elles n'étaient pas similaires, comme si la divinité de la Nature réunissait toutes celles ayant existé. Et sur son écorce aussi, maintenant qu'Eloane y prêtait plus attention.

À l'écart de la voûte formé par l'Arbre de Vie, une immense formation de dolmens, semblable à celles du monde Humain, pointait vers le ciel sans nuages. Les gros blocs de pierre aux formes irrégulières étaient disposés en trois cercles concentriques, chacun plus petit que le précédent. La roche la plus imposante de toutes se trouvait au centre. Devant le site cérémoniel, debout, ou assis sur des gradins, des chaises et à même le sol, des centaines de Gardiens habillés aux tonalités de leurs Éléments étaient venus supporter leurs proches. Derrière eux tous, le Lac d'Argent éblouissait de ses reflets brillants.

La cérémonie d'ouverture fut grandiose. Danses et chants, jonglages et ballets aériens, explosions de poudres colorant le ciel et finissant par six anneaux entourés d'un cercle : tout était un spectacle fabuleux. Daïel semblait atteindre le firmament, dantesque montagne de la création, tandis que des acrobates voltigeaient dans ses branches, le parant sur leur passage de guirlandes bigarrées et de fils d'or. Des Faes s'envolaient par centaines de ses feuilles, telles des nuées de papillons parfaitement synchronisées, déversant l'extase de leur poussière pailletée.

Quand les acclamations de la foule se furent tues, un jeune Gardien, juste à côté d'Addie, donna un coup de coude à l'ami qui l'accompagnait, pour attirer son attention sur celle-ci :

- Elle est belle comme une Sirène.

Addie portait une robe rouge sang, longue aux manches bouffantes, qui faisait ressortir sa peau très claire et le cuivre de ses cheveux auburn, montés en une jolie tresse autour de sa tête. Elle fit bouger les pans de sa robe, affichant un grand sourire.

- Merci.

- Je doute que ce soit un compliment, souffla Eloane à son oreille, en lançant un œil noir aux deux individus qui ricanaient maintenant ouvertement.

Addie perdit son minois ravi, avant de hausser les épaules dans une moue hautaine. Ses joues, rosées par une poudre qu'Eloane avait aperçue sur sa propre coiffeuse, virèrent au cramoisi.

De sa vision périphérique, Eloane aperçut Morgane retenir Keegan et Feng d'un seul doigt levé.

- N'y pensez même pas, les prévint la beauté des îles, sa tignasse frisée détachée bougeant en même temps que sa tête.

Elle avait l'air d'une maman qui prévient ses enfants de ne pas dépasser les limites. D'après leur regard meurtrier et leur corps tendu, ils y pensaient fortement. Aimé se tenait prêt à les encercler de ses gros bras, s'ils n'écoutaient que leur colère. Mais ils ne bronchèrent pas.

- Et bien moi, je me trouve jolie, assura Addie, avant d'ignorer les deux imbéciles et de s'adresser à Eloane comme si de rien n'était. La matière est douce, légère, et elle me tient à la température idéale. C'est le paradis ! Il faut absolument que l'on aille faire les magasins pour en acheter plus.

La bûcheronne sourit à son amie, mais ne la regarda pas dans les yeux, comme elle le faisait d'habitude. Elle ne s'était pas rendu compte de ce qui s'était joué derrière elle.

Les deux jeunes Gardiens, eux, avaient bien remarqué qu'ils venaient d'échapper à une correction en règle. Ils ne faisaient plus les malins. Toute leur attention était maintenant concentrée sur des racines qui poussaient de terre pour former une estrade.

- Je te trouve aussi très belle dans cette tenue. Ça m'étonnerait qu'ils aient des centres commerciaux comme chez nous, mais on se renseignera, promis. Je t'accompagnerais avec plaisir.

Liorah monta le promontoire éphémère au milieu de la clairière. Sa robe couleur lilas mettait en valeur le blanc de sa chevelure ondulée. Le reste des Grands Protecteurs la suivait, chacun dans les apparats à la couleur de leur élément. Kore, la mère d'Addie, portait sa toge ocre. Les écailles dorées d'Aguna, la grand-mère de Morgane, éblouissaient sous la lumière. Arana, la mère de Keegan, avançait à sa façon guerrière, sa cuirasse orangée rappelant des flammes. Ama, la mère d'Aimé, arborait une robe vert d'eau, surmontée de sa magnifique couronne en plumes de paon. Fermant la marche, Zephyr, le grand frère de Feng, était drapé dans un bleu évoquant les cieux infinis qu'il influait.

La Grande Protectrice de la Lumière commença à déclamer un message d'unité et de prospérité :

- Depuis bien longtemps maintenant, nos peuples échangent chaque année leurs enfants avec ceux des autres nations, pour que nos liens fraternels restent forts. Vous ferez perdurer cette tradition et partagerez l'honneur d'apprendre de chacune des Nations Unies et des différents peuples qui composent l'Empire. Le respect, le partage et l'entraide doivent être au centre de votre façon d'agir.

Addie avait retrouvé son air enjoué, semblant avoir oublié l'incident passé. Pourtant, à mesure que les minutes du discours de Liorah s'écoulaient, Eloane remarqua le changement d'attitude de son amie. Elle avait pris soin de garder la tête haute et un sourire figé sur ses lèvres, ignorant parfaitement les regards en coin et les rires discrets qui s'étaient répandus devant sa tenue, apparemment inappropriée pour une telle cérémonie. Elle était si concentrée, qu'elle fixait au travers de tout et n'entendait rien du monologue proclamé avec conviction en face d'elle.

Eloane, elle, avait opté pour une combinaison blanche, trouvée dans sa penderie à côté de robes de soirée et d'équipements en cuir. Elle lui avait paru simple et formelle, le tissu agréable. C'était celle que tout le monde portait. Elle pensa qu'on aurait pu leur donner quelques directives, plutôt que de les laisser se débrouiller seuls. Ils avaient déjà assez à encaisser sans en plus avoir à se ridiculiser aux moindres de leurs faits et gestes.

Au bout d'un moment, alors que Liorah listait les qualités requises pour être un bon Apprenti, Addie s'approcha discrètement, pour chuchoter à l'oreille d'Eloane :

- Qu'est-ce que je dois faire ? Tu crois que j'ai le temps d'aller me changer ?

- Surtout pas. Sois toi-même, c'est parfait comme ça. C'est toi la plus belle.

Un sourire rassurant aux lèvres, la grande blonde embrassa son amie sur la joue. Un sourire illumina le visage rond de la Gardienne de la Terre et elle hocha la tête, résolue.

- Aujourd'hui, continuait Liorah, grâce à votre cérémonie de la Réunion, vous passez du statut de Novice à celui d'Apprenti. Soyez-en digne.

Alors que sa tante continuait sa tirade, l'anxiété d'Eloane s'accroissait. Le moment redouté était arrivé. Elle et ses compagnons se retrouvaient plongés, tête la première, avec un coup de pied aux fesses, dans un monde magique inconnu. Toute sa vie était remise en question, presque tout ce en quoi elle croyait. Tout ça était beaucoup trop à avaler. Elle était perdue, elle ne comprenait pas ce qu'elle faisait ici. Ils étaient arrivés cette nuit à peine et ils avaient déjà failli mourir électrocutés, par deux fois ! Et maintenant, on lui demandait d'aller rencontrer son âme, de la faire sortir de son corps pour débloquer la magie en elle. Et sa mère qui n'était pas là pour la guider...

Des larmes roulèrent sur son visage à cette pensée. Elle ferma les yeux, se coupant complètement à l'extérieur pour tenter de reprendre le contrôle de ses émotions.

Elle avait imaginé vivre cette situation des millions de fois, quand elle rêvassait en regardant le ciel, ou que son attention divaguait. Et toutes ces histoires qu'elle avait lues, celles du bout du monde, d'endroits mystérieux et fantastiques semblables à celui-ci, la gonflaient toujours d'une envie de courage profonde. Maintenant que cela lui arrivait pour de vrai, elle ne devait pas se détourner et laisser la peur la tétaniser. Quand bien même, l'aurait-elle pu ? Elle ne paraissait pas avoir le choix. Trop était en jeu et c'est bien ce qu'elle redoutait. Mais comme toujours dans la vie, il fallait avancer à travers les épreuves. Tourner les talons et s'enfuir n'était pas envisageable, bien qu'elle en avait envie. Elle ne ferait pas honte à sa mère.

Toutes les paroles qu'Hélène avait prononcées ces derniers jours prenaient sens dans sa tête. Elle lui avait dit la savoir capable d'y arriver, de venir au bout de sa quête. Il était temps de lui prouver qu'elle avait raison. Elle pourrait le lui dire le jour où elle la reverrait.

Eloane, qui n'écoutait plus rien du discours de sa tante tant elle était perdue dans ses pensées, n'entendit pas les ultimes mots, que les Grands Protecteurs des Nations Unies proférèrent ensemble :

- Croître comme la Terre. S'écouler comme l'Eau. S'élever comme le Feu. Transmettre comme l'Air. Ressentir comme l'Ether. Transcender comme la Lumière. Évoluer comme le Temps. Les Sept Éléments réunis pour créer la Vie.

Au fur et à mesure de leur incantation, des symboles s'étaient dessinés au sol, liant entre eux tous les dolmens.

- Le Voile de l'Entre-Deux est levé. Veuillez avancer un par un dans le calme, les invita d'un geste la Grande Protectrice de la Lumière.