Chapitre 4 : Le Monde de Kaïna 5/6

 En haut de la butte, ne se dessinait que la douce lumière céleste sur un lac semblant infini. Il en allait de même pour l’arbre géant. Eloane ne pouvait défaire son regard de celui-ci. Elle sentait qu’il était bien plus que cela.

— Quel est cet arbre ?

— L’Arbre de Vie, répondit Liorah sans s’arrêter. Ou Daïel. Il est la source vitale de ce monde.

Ils empruntèrent l’ouverture large de plusieurs dizaines de mètres qui scindait la forêt. Ils pouvaient voir le firmament entre les branches de la voûte végétale.

Eloane ne prenait pas la mesure de ce qui les entourait. La magnificence de l’endroit l’aurait normalement fait s’exalter. Là, elle marchait tout droit, engourdie, tentant de rassembler assez de présence d’esprit pour repartir en courant vers l’Arbre de Vie, vers sa mère.

Elle n’était pas la seule à faire face à des tumultes internes. Feng marchait en retrait du groupe. Lui qui se pensait sans famille, sans attaches, venait de s’en découvrir une, pour se retrouver aussitôt mis à l’écart par son propre frère, comme s’il était à l’origine de la mort de leurs parents.

Les seuls responsables qu’Eloane voyait étaient devant eux, ouvrant la marche. Les Grands Protecteurs. Ils les avaient déracinés de leur monde et envoyés dans «l’Ancien Monde». Ils les avaient obligés à revenir, les arrachant à leurs vies et leurs êtres chers. Des explications leur étaient dues. Les excuses données à la va-vite n’étaient pas satisfaisantes.

Perdue dans ses pensées, elle sursauta à moitié en sentant la main chaude de Keegan se poser sur son épaule.

— Ça va ? Désolé, question bête, se rembrunit-il à la vue de la moue perplexe d’Eloane. Bien sûr que non. Personne ne va bien. À part peut-être Addie et Aimé.

Un grand sourire aux lèvres, la petite bûcheronne était toujours aux bras de ses parents. Kore lui caressait le visage, comme pour s’assurer que sa fille se trouvait bel et bien devant elle, alors que Taran la berçait de mots tendres.

Aimé, lui, était plongé dans une conversation passionnante avec ses parents. Il les tenait fort de chaque côté de lui, tournant la tête sans arrêt pour les regarder, ne voulant pas rater une miette de leurs expressions quand ils lui parlaient. Des larmes de joie mouillaient ses joues, mélangées à la peine qu’il ressentait d’avoir abandonné sa famille sans le savoir. Ses pères qui l’avaient élevé, qu’il savait maintenant être son oncle et son partenaire, et ses frères et sœurs d’adoption.

Eloane remarqua ensuite Morgane, au centre du groupe. Une tristesse profonde se lisait sur son visage, l’ancrant dans la terrible réalité de ses retrouvailles empoisonnées. Elle venait de perdre ses parents et ses frères. Elle s’agrippait à la main d’Aguna, avançant sans regarder où elle allait, telle un pantin. Comme pour les autres, les effets de la poudre de Fae tenaient à distance les remous intérieurs qui menaçaient de l’engloutir tel un tsunami.

— C’est trop… irréel, dit Eloane. Je n’arrête pas de me pincer. Ça doit être un rêve, non ?

Pourtant, un monde sans sa mère était un cauchemar, et elle n’en avait jamais fait qu’un seul. Ce n’était pas celui-ci.

— J’ai bien peur que non. Mais ne perdons pas espoir. S’ils ont pu nous envoyer là-bas une fois, il doit y avoir un moyen de le refaire. Nous les reverrons.

Eloane releva le regard, bloqué sur ses pieds depuis qu’il avait quitté l’Arbre de Vie, pour observer Keegan. Il arborait un air sûr, la tête résolument portée vers l’avant.

— Comment peux-tu en être aussi certain ?

— Parce que nous n’avons pas d’autre choix que de réussir.

Elle se demanda pour qui il allait se battre comme ça. En repensant à la meilleure amie à laquelle il avait déjà fait plusieurs fois allusion — celle avec qui il aurait dû venir en Australie — un sentiment étrange, qu’elle ne se connaissait pas, la gêna.

Liorah se rapprocha d’eux et Keegan s’éclipsa pour rejoindre Feng, laissant les deux femmes marcher côte à côte. Des milliers d’interrogations se bousculaient confusément dans la tête d’Eloane, comme au ralenti. Sa tante restait silencieuse, lui laissant le temps de rassembler ses pensées.

L’esprit d’enfant rêveur d’Eloane fit surface au milieu de chaos mental et une question finit par sortir de ses lèvres :

— Est-ce que nous faisons de la magie ? Est-ce qu’on est des Sorciers ?

Liorah réfléchit un instant avant de répondre :

— Oui et non, c’est un petit peu plus compliqué que ça. Nous appelons le Flux toutes les énergies qui nous entourent et font se mouvoir le monde. Le terme Magie englobe toutes les manières dont le Flux se manifeste et se manipule, comme avec les sorts, les potions, ou l’Influence, qui définit ce que les Gardiens font. Nous influons sur les circulations d’énergies ; nous les courbons, les dirigeons. Voilà pourquoi nous ne faisons pas de magie à proprement parler, c’est-à-dire que nous ne contrôlons pas la Magie, nous harnachons seulement des éléments de celle-ci.

» La façon d’utiliser la Magie peut changer selon les espèces ou les races. En ce qui concerne notre espèce, un Gardien du Feu ne pourra pas déplacer une lampe par la pensée, tout comme un Gardien de la Lumière ne pourra pas embraser une forêt en un claquement de doigts, quoiqu’il lui soit possible d’allumer un feu sous certaines conditions. Cependant, les Gardiens de l’Ether sont ceux pour qui cela y ressemble le plus. Ils sont d’ailleurs souvent appelés les Sourciers.

» Pour ce qui est des Sorciers, il en existe, mais ils sont rares, seulement capables d’utiliser la magie par les sorts. Ils ont notre apparence, mais ne sont pas des Gardiens, car ils ne manipulent pas directement le flux d’un Élément. Nous ne savons pas ce qui a causé cette particularité. Ils sont une branche cousine à notre espèce, comme les Humains.

— Pourquoi appelle-t-on les Gardiens de l’Ether, des «Sourciers» ?

— Car la Source, dont découle le Flux, est faite d’éther. L’éther est le souffle de vie de chaque chose, notre part de magie. Les âmes en sont faites. Mais je préfère ne pas te submerger avec tous ces termes trop vite, tu comprendras les subtilités au fur et à mesure de tes classes. J’ai hâte que tu découvres tout cela, c’est formidable, tu verras. Nous-mêmes n’avons pas fini d’en apprendre.

Du large chemin de terre tassée passant à travers la forêt, ils atteignirent la Grande Route, bordée par deux larges ligne d’arbres feuillus. Liorah leur expliqua qu’elle reliait entre elles les Nations Unies et les autres capitales de l’Empire. Eloane n’arrivait pas à savoir en quoi elle était faite. Parfaitement lisse, elle accrochait quand même sous leurs pas et amortissait les chocs, les faisant avancer sans fatigue sur les deux kilomètres qui les séparaient du château d’Ara. Bien qu’elle fût assez large pour les faire tous tenir côte à côte et les bras écartés, ils s’y déplaçaient en rangs serrés.

Le long de ses côtés, des stands et des estrades semblaient avoir été démontés à la hâte. Certaines parties avaient été abandonnées au sol, d’autres encore tenaient toujours, à moitié debout. Çà et là, des banderoles traînaient par terre, sans que les écritures en soient lisibles. L’herbe épaisse et fleurie qui bordait la route était aplatie, comme écrasée par des passages répétitifs. Des traces de pas, de pattes et de sabots marquaient le sol.

Des lampadaires en bois stylisés éclairaient faiblement la route au fur et à mesure de leur avancée. Ils diffusaient la même lumière chaude que celle des sphères qui les suivaient en flottant. Quelques guirlandes florales y pendaient mollement, à moitié décrochées.

— Un comité d’accueil était prévu pour vous, avoua Liorah. Au vu de votre… état, nous avons renvoyé tout le monde, pour ne pas vous perturber plus.

— Sans blague, ironisa Feng, vraisemblablement à deux doigts d’exploser. Au point où nous en sommes, je ne vois pas ce qui pourrait nous choquer plus.

— Gardez cette pensée en tête.

Ils avaient pénétré les contreforts immenses qui bloquaient la vue et entraient à présent dans l’enceinte du château. Même à la distance où ils se trouvaient encore du bâtiment, ils pouvaient se rendre compte de ses dimensions grandioses. Il surplombait la plaine de sa magnificence. Dans la pénombre, huit tours dépassaient des abords de sa structure gigantesque. De son centre, une neuvième s’élevait, plus large et grande que les autres. Des rayons lumineux bleutés s’en échappaient par des interstices et pulsaient, comme vivant.

Addie la désigna :

— Qu’est-ce qui brille, là-bas ?

— L’Étoile d’Anak, dit Liorah. Elle est le cœur de ce château. Elle produit l’énergie nécessaire à son bon fonctionnement ; mais aussi à celui de la Nation Lumière, car elle tient en place les sorts qui la protègent. Et bien plus encore. Nous empêchons ses rayons de s’échapper complètement pour ne pas perturber la vie sauvage, surtout la nuit. Nous n’ouvrons la cage qui l’entoure que pour de rares occasions.

— Et ça, qu’est-ce que c’est ?

Addie pointait maintenant son doigt vers les sphères qui lévitaient autour d’eux comme de grosses lucioles. Elles venaient de se mettre à dégager une lueur plus vive et froide qu’avant.

— Ce sont des solbes. Des orbes magiques, sortes de mini-soleils, qui varient d’intensité selon le besoin. Ils ne brûlent pas, contrairement à l’astre, mais évitez de les regarder directement trop longtemps quand même, surtout si la lumière qu’ils diffusent est blanche.

Eloane venait d’en faire les frais. Deux taches l’aveuglaient en plein milieu de ses rétines, comme pour confirmer l’information. Elle se rendait d’ailleurs compte qu’elle l’avait toujours su. C’était très perturbant. Cela lui arrivait depuis sa perte de mémoire, lorsqu’elle retrouvait des connaissances égarées. Dans son esprit étaient enfermés des savoirs inaccessibles.

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