Chapitre 4 : Le Monde de Kaïna 4/6
Non. Là, c'était trop. Eloane était dans le déni total. Elle avait perçu les mots, mais ne les comprenait pas. Elle pouvait tout entendre de ces révélations abracadabrantesques, elle était même prête à les croire. Elle avait d'ailleurs commencé à le faire plutôt facilement, au vu des circonstances.
Mais pas ça. Tout, sauf ça.
Eloane éclata d'un rire nerveux. Elle ne trouvait pas cela drôle du tout, en réalité. Qu'est-ce que c'était que cette grosse blague ? Elle n'avait même pas compris la moitié des mots que cette... Gardienne ? Et puis quoi encore ? avait prononcés. Elle avait atteint ses limites. Tout ça n'était que des foutaises. Feng avait raison, on s'était bien fichu d'eux. C'était une caméra cachée très bien orchestrée. Eloane ne savait pas sous quel genre d'hypnose cette dame angélique diabolique les avait placés pour réussir à leur faire croire à tout ça, mais cela avait assez duré. Elle était à deux doigts de péter une durite.
Elle fit demi-tour et s'en alla, emportant Addie, toujours accrochée à elle, dans sa fuite. Elles passèrent derrière les rayonnements des orbes, pour se retrouver devant le plus grand arbre qui n'ait jamais existé.
Si, Eloane l'avait déjà vu. L'Arbre. C'était lui, la présence mystique et puissante de ses rêves. Elle en eut le souffle coupé. Elle tourna la tête à gauche, puis à droite. Dans l'obscurité, elle ne pouvait même pas apercevoir le tronc commencer à s'incurver. Elle leva la tête à s'en casser le cou, ne pouvant distinguer qu'un enchevêtrement de branches, si immenses qu'elles n'auraient jamais dû pouvoir tenir droites sans se briser sous leur propre poids.
Peut-être qu'avec du recul, il ne paraîtrait pas aussi géant ? Mais si c'était bien celui de ses rêves, alors, il faisait une taille incommensurable et était visible à des dizaines de kilomètres à la ronde.
- C'est impossible, murmura-t-elle.
Addie lâcha un hoquet de stupeur.
- Qu'est-ce que c'est que ce truc, encore ? demanda Feng, presque en criant.
Les autres les avaient suivis et s'apercevaient avec effarement du colosse qui bloquait leur retraite. L'ouverture immense du tronc donnait sur le cul-de-sac dont ils sortaient. Ils étaient pris au piège.
Ils firent de nouveau face aux Grands Protecteurs qui n'avaient pas bougé. Une peine sincère était peinte sur les traits de Liorah et Aguna.
- Vous n'avez pas le droit de nous garder contre notre gré, dit Morgane.
Des larmes silencieuses perlaient ses joues, mais elle resta droite et leva les poings, montrant qu'elle était prête à se battre.
- Il faut que je reparte, dit Addie qui se voulait impérieuse. Je ne peux pas rester non plus. Mon grand-père a besoin de moi et quelqu'un m'attend.
Elle tremblait et le trémolo dans sa voix dévoilait sa panique. Ses ongles étaient carrément enfoncés dans la peau d'Eloane.
Si celle-ci ne l'empêchait pas de le faire, c'était uniquement parce que cela la tenait à quelque chose, elle aussi. Tous ses repères venaient de disparaître. Ses pensées vrillaient tellement dans son cerveau qu'il avait court-circuité. Rien ne faisait sens. Pourtant, tout était bien réel devant ses yeux. Ils avaient véritablement été aspirés dans un trou de ver.
Et aucun retour en arrière n'était possible.
Eloane tomba à genoux, les jambes coupées. Elle avait envie de vomir et ses yeux étaient brouillés. Liorah amorça un pas pour la rejoindre, mais elle l'empêcha d'approcher d'un mouvement de tête.
Feng avait pâli, se tenant les bras ballants. Keegan, en posture d'attaque et prêt à bondir, dévisageait à nouveau Arana et Ignus, le couple aux flammes. Eux soutenaient son regard, impassibles.
Aimé montrait des signes d'impatience. Ses mâchoires se serraient, ses muscles se contractaient.
Un grognement sourd s'échappa de sa poitrine quand il menaça :
- Je crois qu'on va avoir un problème.
Eloane ne le connaissait pas depuis longtemps, mais elle n'avait encore jamais vu Aimé sans son sourire. Cela faisait peur à voir. Son potentiel mortel ressortait. Un coup de poing et il en serait fini de celui qui le recevrait.
Etherius, le Gardien aux plumes, s'avança jusqu'au premier rang, se rendant enfin visible sous la lumière artificielle.
Maintenant, on distinguait une longue robe vaporeuse sous sa cape. En plus de la couleur émeraude de ses habits, différentes nuances de vert donnaient de la profondeur et du mouvement au tissu. Le plumage qu'il portait était celui d'un paon.
Il avait la peau claire, les oreilles un peu décollées, les lèvres fines et un petit nez charnu et retroussé. Ses yeux étaient enfoncés sous la saillie de son os frontal. Il avait un visage et une mâchoire carrés, posés sur des triceps disproportionnés. Il ressemblait un peu à un gorille des montagnes albinos.
Ama, la Grande Protectrice de l'Ether, l'avait suivi, mais restait cachée derrière sa carrure massive.
Etherius eut un geste lent et posé, faisant bouger ses muscles comme des morceaux de roche :
- Calmez-vous.
Sa voix profonde et rocailleuse résonna jusque dans leurs cages thoraciques. C'était comme si une montagne venait de parler.
L'ordre eut un effet immédiat. Les six jeunes adoptèrent des postures plus détendues.
Toute animosité avait quitté le visage d'Aimé. Il était tout bonnement choqué, incapable de parler. Keegan n'était plus prêt à se battre. Les ongles d'Addie se retirèrent de la chair d'Eloane, y laissant des marques ensanglantées profondes. Maintenant que ses nerfs s'étaient relâchés, Eloane était gelée. Elle se mit à grelotter.
- Pourrais-tu les sécher ? demanda Liorah à Aguna.
- Bien entendu. Je suis désolée de ne pas y avoir pensé avant, je suis un peu perturbée.
La Grande Protectrice de l'Eau regardait Morgane avec insistance. Elle fit trois moulinets d'une main et garda uniquement tendus son index et son majeur, pour les pointer vers le bas.
Des filets d'eau s'écoulèrent des six jeunes. Ils étaient peut-être un peu étonnés, voire perplexes, mais pas apeurés. Ils auraient au moins dû croire halluciner, car ils ressemblaient à des fontaines vivantes, crachant des flots par leurs cheveux et leurs habits jusqu'à être tout à fait secs. Pourtant, seul un état de plénitude les envahissait. Toute leur équipe portait la même expression de contentement.
Puis, Etherius relâcha son geste et le sentiment de relaxation intense se dissipa. C'était comme sortir d'un sommeil profond, le cerveau dans du coton.
- Nous comprenons votre détresse, dit Liorah. Mais n'ayez crainte, nous serons là pour vous épauler. Nous prendrons soin de répondre à vos questions au moment opportun. Suivez-nous jusqu'au château d'Ara et nous pourrons commencer les explications. Vous avez besoin d'un bain chaud et de vêtements propres. Vous devez être affamés et fatigués après un tel voyage. La magie demande de l'énergie.
À la simple idée de nourriture, le ventre d'Eloane gargouilla. Elle avait avalé un petit-déjeuner copieux quelques heures auparavant, mais elle avait l'estomac dans les talons. Elle ressentait aussi une langueur étrange ; toute sa vitalité semblait l'avoir quittée. Elle était courbaturée, comme si elle venait de courir un marathon. Elle avait envie de se rouler en boule et de dormir. Elle voulait surtout qu'au moment de son réveil, sa mère soit là pour la rassurer que ce n'était qu'un mauvais rêve.
Ils hésitaient encore à approcher, quand le couple aux habits de toile commença à s'avancer. La voix de Kore s'éleva du fond de la pénombre :
- Addie, ma chérie, nous sommes tes parents.
La Grande Protectrice de la Terre et son partenaire, restés en retrait tout ce temps, se joignirent au reste des Grands Protecteurs sous la lumière des orbes. Dans leurs pantalons et chemises en lin de couleur ocre rouge, ils étaient plus petits que tous les autres d'au moins deux têtes. Leurs pieds, nus, étaient à l'inverse, plus grands, larges, épais et poilus que la normale. La chevelure blond vénitien de Kore et la barbe brune fournie de Taran étaient parsemés de pâquerettes.
Ils s'approchèrent jusqu'à parvenir à la hauteur d'Addie et laissèrent pendre leurs bras. Ils n'osaient plus bouger, de peur d'effrayer leur fille.
Addie voyait leurs visages pour la première fois.
- Maman ? Papa ? demanda-t-elle en sortant de sa stupeur.
- Ma fille, répondit Kore, sa voix se brisant.
Son nez en trompette et ses joues pleines n'étaient pas sans rappeler ceux d'Addie. On la reconnaissait tout de suite dans les traits de sa fille.
Taran ouvrit la bouche avant de la refermer, la gorge trop serrée par l'émotion. Il avait de gros sourcils broussailleux qui prenaient la moitié de son petit front et une tignasse épaisse attachée à l'arrière de sa tête.
- Je croyais que vous étiez morts, pleura Addie en s'étranglant. Grand-mère m'avait dit que vous n'étiez plus de ce monde. Elle m'avait dessiné vos portraits. Vous n'avez pas changé, comment est-ce possible ?
Pas une ride de plus, pensa Eloane en revoyant l'image rêvée de sa tante.
Elle pivota vers Liorah, oubliant les retrouvailles qui se jouaient autour :
- Mon père est-il en vie ?
Cette idée lui était venue comme un coup de fouet au milieu de l'engourdissement. «Plus de ce monde», sa mère avait utilisé cet exact terme pour parler de sa tante, mais aussi de son père. Si Liorah et les parents d'Addie étaient toujours en vie, alors...
Le visage doux de Liorah se brisa. Elle ferma la distance qui les séparait, prit la main de sa nièce et la serra doucement. Eloane comprit avant qu'elle ne prononce un mot.
- Je suis désolée, mais ton père n'est plus. Tu n'étais pas encore née.
Eloane éprouva un ascenseur émotionnel dévastateur, ne prenant place qu'en un seul battement de cœur. Assez pour lui donner l'impression que son organe vital avait atteint la stratosphère dans un espoir fou, avant de s'écraser au sol en milliers de morceaux.
Des sanglots lui bloquèrent la gorge. Elle secoua la tête, perdue dans cette foule de sentiments. Elle fut sourde un instant. Seul le bruit saccadé de sa respiration emplissait ses oreilles. Puis, un apaisement balaya tout, comme une vague efface les traces du rivage, emportant avec elle la souffrance et l'angoisse.
Liorah la prit dans ses bras. Cette fois-ci, Eloane se laissa faire, l'insensibilité l'ayant reprise. Elle fut comme enveloppée d'une couverture chauffante, lui rappelant les moments où sa mère la réconfortait tendrement. Alors, des larmes silencieuses commencèrent à couler des yeux de la nièce et de la tante, qui se serraient fort contre leurs cœurs erratiques.
Autour d'elles, tout le monde s'était rapproché les uns des autres. Les familles s'étaient réunies. Sauf pour Feng, toujours amorphe, son frère s'étant enfui après l'annonce de la mort de leurs parents.
Addie, enlacée comme une enfant par Kore, riait aux larmes. Toutes les deux avaient glissé au sol et s'agrippaient fermement. La Grande Protectrice de la Terre embrassait les cheveux de sa fille en la cajolant. Taran les englobait de ses bras forts et poilus, la tête baissée, pris de soubresauts.
Morgane demeurait devant la Grande Protectrice de l'Eau, sa grand-mère, comme envoûtée. Aguna s'était présentée comme telle, bien qu'elle ne paraissait pas avoir plus de trente ans. Sa peau très claire, presque translucide, laissait voir des veines bleutées. Ses lèvres pleines et rouges avaient un sourire triste. Elles ne prononçaient pas un mot, s'attrapant seulement les mains, pleurant du même regard leurs retrouvailles et leurs pertes.
Aimé se blottissait contre le couple de Gardiens aux plumes. Ama, la Grande Protectrice de l'Ether, enfin sortie de l'ombre, paraissait minuscule entre les deux montagnes de muscles. Elle ne parlait pas, tout passait par son regard intense d'une sagesse profonde, qui semblait lire votre âme. Elle avait des traits ressemblant à certains autochtones d'Amérique du Nord. Sa peau était mate, ses cheveux et ses yeux en amande brun foncé, comme son fils, qui était son portrait craché. Il n'y avait pas de doute sur leurs liens de parenté. D'Etherius, son père, il tenait sa carrure imposante, ses lèvres fines et sa mâchoire carrée. Aimé était le parfait mélange des deux. Tous les trois sanglotaient de joie.
Keegan se tenait toujours devant la Grande Protectrice du Feu et son partenaire. Ignus posa sa main sur l'épaule de son fils et la serra brièvement, un sourire ému aux lèvres. Il ressemblait à une statue grecque, avec ses cheveux bouclés et son menton fendu. Arana ne dégageait que de l'insatisfaction et de la frustration. Elle ne lui accorda qu'un mouvement de tête sec :
- Au moins, tu es en vie. J'imagine que c'est déjà ça.
Elle avait la bouche pincée, les narines dilatées. Elle ajouta quelque chose qu'Eloane n'entendit pas au milieu des petits cris excités d'Addie, mais qui sembla prendre Keegan de court, au vu du changement fugace de ses traits. Il n'était cependant plus tendu ou énervé.
- Est-ce que vous êtes un ange ? demanda Addie à Liorah. Est-ce qu'on est morts et qu'on a rejoint nos familles au paradis ?
Elle n'avait pas lâché ses parents en posant la question.
- Je vous assure que vous êtes bien vivants.
- Une fée, alors ?
Liorah eut un sourire timide.
- Non plus. Simplement une Gardienne de la Lumière. Les Faes, et non les fées comme tu les appelles, sont des êtres ailés, pour la plupart de taille minuscule comparée à la nôtre. Il y en a d'ailleurs au-dessus de vous. Elles ont pris le relais d'Etherius et apaisent vos émotions en ce moment même.
Tout s'expliquait. Eloane savait qu'elle aurait dû être en train de d'hurler, de se battre, de se jeter la tête la première dans le tronc, d'essayer n'importe quoi pour aller retrouver sa mère. Pourtant, rien de tout cela n'était le cas. Elle discernait seulement une inquiétude à peine perceptible, comme voilée par une sensation de calme et de paix qui la dorlotait, lui chuchotant que tout irait bien. C'était étrange, comme si elle était à côté de son corps, de ses émotions. Son cœur ne palpitait plus comme celui d'un lapin pourchassé. L'idée qu'on jouait avec, ou carrément que l'on contrôlait ses réactions, auraient dû la révolter. Mais non, rien.
Ils levèrent tous la tête par réflexe, pour essayer d'apercevoir les petits êtres magiques, bien que cela aurait dû leur sembler ridicule. Ce qui ressemblait à des colibris volait trop rapidement pour qu'ils puissent les voir. Une poudre brillante tombait du corps des minuscules créatures, tel du pollen, sur la tête des six jeunes. Eloane lâcha un éternuement sonore quand de la poussière de Fae atteignit son nez. Elle fut vite suivie par les autres.
Arana émit un raclement de gorge impatient.
- Merci, je pense que ça ira comme ça, dit Liorah aux Faes qui bourdonnaient au-dessus des six compagnons. Nous ne voulons pas les insensibiliser non plus. Il faut que nous les laissions gérer par eux-mêmes, maintenant qu'ils sont calmés.
Un tintement de carillon sonna et les créatures disparurent dans des traînées pailletées.
Eloane se sentit un peu déphasée, comme chacun de ses compagnons.
- Ne vous inquiétez pas, les rassura Liorah. Cette poudre ne modifie pas vos émotions, elle les soulage seulement. Cela vous empêchera de faire une crise de panique ou de nerf durant les heures qui viennent. Rentrons au château d'Ara et nous vous expliquerons tout ce que nous pourrons, tranquillement. Quand vous serez prêts à nous suivre.
Elle s'écarta, ouvrant le bras en direction de la petite colline, et les invita d'un geste. Après un court instant et des œillades dubitatives échangées, ils firent tous un premier pas en avant et le cortège démarra.
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