Chapitre 4 : Le Monde de Kaïna 1/6
Ils n'eurent pas le temps de réagir, qu'ils se mirent à glisser en roulant dans tous les sens, leurs hurlements se mélangeant alors qu'ils pensaient tomber vers leur mort. Ils s'écrasèrent ensemble après quelques secondes, le souffle coupé par la violence de l'atterrissage.
Enchevêtrés les uns aux autres, ils se dépêtrèrent avec difficulté. Le bas du corps d'Eloane se trouvait bloqué entre deux personnes non identifiées. Quelqu'un avait son postérieur sur l'arrière de sa tête. Elle pria pour qu'il ne dégaze pas en essayant de repousser le poids lourd qui écrasait sa face. Mais elle était sonnée et la force lui manqua. Sous ses jambes, quelqu'un bougea et ils roulèrent tous de côté. Elle resta dans la position de poupée de chiffon que sa dégringolade lui avait fait prendre.
Ils retrouvèrent leur souffle, allongés chacun de leurs côtés. Leurs acouphènes provoqués par le tonnerre les rendaient sourds. Ils étaient étourdis et des taches blanches dansaient devant leurs yeux. Une envie de vomir retournait leurs estomacs. Ils attendirent que tout cela cesse avant de se relever péniblement. La terre s'était collée à leurs peaux et vêtements détrempés.
Crachant celle qu'elle avait dans la bouche, Eloane dégagea ses cheveux mouillés de devant ses yeux. Elle n'en revenait pas d'être en vie. Elle avait eu la sensation d'être pulvérisée, atome par atome, avant d'être réassemblée entièrement, le tout en moins d'une seconde. C'était donc ça, se faire foudroyer ?
Leurs affaires se trouvaient éparpillées loin d'eux dans l'obscurité du tronc. Eloane attrapa son téléphone, toujours dans la poche de son legging, afin de s'en servir de lampe torche. Il avait probablement grillé sous le choc électrique, car elle n'arriva pas à l'allumer. Elle était gelée, ses dents claquaient. Elle retira sa veste détrempée qui ne faisait qu'aggraver la situation.
- Aucun risque, tu disais ? dit-elle, au bord de la crise de nerfs. On aurait pu mourir.
- J'avais dit presque, se défendit Addie. Il était quand même plus grand que tous les autres.
- On a failli crever, cria Feng. T'es vraiment malade, ma parole !
- Je suis désolée si mon instinct m'a poussée à vous mettre à l'abri dans le seul endroit disponible. La prochaine fois, je me retiendrai.
Pour exprimer sa vexation, elle croisa les bras, détourna la tête et releva le nez.
- Calmez-vous, ça ne sert à rien de s'énerver, dit Aimé. On est vivant, c'est tout ce qui compte.
- Taisez-vous et écoutez, dit Morgane.
Ils tendirent tous l'oreille. Pas un bruit.
- La tempête est finie, constata Keegan.
La faible lumière qui transparaissait de l'extérieur dévoilait la perplexité des six compagnons.
Ils s'approchèrent de l'entrée, qu'ils trouvèrent beaucoup plus grande qu'avant. Quand ils s'étaient arrêtés prendre une photo, ils rentraient à peine tous les six à l'intérieur de l'arbre. Là, ils étaient comme sous une cathédrale. Ils ne pouvaient en observer les limites, il faisait trop sombre, mais leurs paroles résonnaient. Ils pensèrent avoir glissé de l'autre côté du tronc, bien qu'ils n'y avaient repéré qu'une seule ouverture un peu plus tôt.
Sortant à pas prudents, ils furent d'abord trop choqués pour parler. Ils se trouvaient dans une grande clairière. Dans un ciel nocturne sans nuages, le firmament scintillait de mille feux, comme en plein désert, offrant la Voie lactée en spectacle. Devant eux, un lac s'étendait à perte de vue. L'astre le plus brillant se reflétait sur l'eau sans remous et donnait l'impression qu'elle était d'argent. Les ombres d'une forêt immense se déployaient en couronne tout autour.
La température était plus douce, ce qui permit au corps d'Eloane d'arrêter de se contracter sans répit.
- Il fait nuit, dit-elle, hébétée.
Quand sa mère l'avait appelé, il n'était que quatorze heures trente. Se pouvait-il qu'ils aient tous perdu connaissance sans le remarquer ?
- Ce lac n'était pas là, dit Keegan, les sourcils froncés.
- Peut-être que la crue de la rivière a créé un lac.
Elle essayait de raisonner comme elle le pouvait.
- Ce n'est pas du tout la forêt qu'on explorait, constata Addie d'une voix blanche.
- Comment... ? ne put qu'articuler à mi-voix Morgane.
- Regardez.
Aimé pointait en face d'eux, en hauteur.
Deux orbes lévitant dans les airs s'approchaient. Parfaitement sphériques et lisses, de la taille d'une pomme, ils diffusaient une lumière atténuée, semblable à celle d'une flamme. Ils vinrent se disposer près d'eux, sans un bruit.
Ils ne dégageaient aucune chaleur, constata Eloane en arrêtant sa main à quelques centimètres de l'un des deux, n'osant pas le toucher. Elle regarda les autres pour s'enquérir de leurs réactions.
Addie, dont les cheveux foncés par la pluie s'accrochaient à son visage comme des dizaines de tentacules, leva un doigt terreux vers elle :
- Ton œil.
- Quoi, mon œil ?
- Il est... tu as... heu...
- Quoi ?!
Se mettant à paniquer, Eloane tâta le contour de son globe oculaire à la recherche d'une coupure.
- Il est tout blanc.
Elle se stoppa dans son geste :
- Qu'est-ce que tu veux dire ?
- On peut pas faire plus clair, dit Feng. Tu as un iris complètement blanc. C'est vraiment saugrenu. Ta pupille est intacte, par contre. Combien j'ai de doigts ?
Il s'était rapproché si près qu'elle pouvait sentir son haleine mentholée. Il leva son majeur sous son nez, la faisant loucher.
Elle le repoussa :
- Je vois très bien, je te remercie. Comment est-ce possible ? Et on est où là, exactement ?
Sa voix montait dans les aigus à mesure qu'elle stressait.
- Ça commence vraiment à me faire flipper toute cette histoire, dit Addie. On est passé à travers un trou de ver, ou quoi ?
Elle attrapa la main d'Eloane et la serra si fort qu'elle en fit craquer toutes les phalanges.
- Je ne comprends pas ce qui arrive et je n'aime pas ça, dit Morgane.
Seul Aimé semblait ravi. Il humait l'air à pleins poumons et ses bras étaient grands ouverts :
- Cet endroit dégage des énergies folles. Vous ne le ressentez pas ?
- Il y a des gens qui arrivent, dit Keegan en pointant du menton vers la droite.
En haut du gros talus, qu'on aurait pu qualifier de colline, les formes de neuf personnes étaient apparues, illuminées par les mêmes orbes étranges. Ils s'étaient arrêtés en voyant les six jeunes. Tous se regardaient sans bouger, avec appréhension. Addie leur fit un faible salut de la main pour tester leur réaction.
À ce signe, ils entreprirent leur descente à pas mesurés, se positionnant en formation de vol. Les six amis en bas ne purent qu'attendre avec méfiance et perplexité. L'environnement sombre dévoilait juste leur corps à cette distance. Plus loin ils étaient placés, moins on distinguait les détails sur eux, car les rayonnements des sphères, à l'avant du cortège, n'atteignaient que les deux premiers rangs. Ils étaient apprêtés bizarrement, comme les acteurs d'un film de dragons et d'épées.
En tête, au centre, était une femme seule, drapée d'une étoffe indigo plus fluide et brillante que de la soie satinée. Ses cheveux d'un blanc immaculé atteignaient ses hanches. Entourée d'un éclat lumineux, elle ressemblait à un ange. Sa traîne flottait derrière elle, au-dessus de l'herbe luxuriante. Il n'y avait pourtant pas assez de vent. Et même si cela avait été le cas, la façon dont la traîne ondulait n'avait rien de naturel.
En deuxième position, sur la droite, suivait un couple à moitié nu, formé d'un homme et d'une femme aux muscles saillants. Une cuirasse moulait les courbes parfaites de leurs torses. Ils portaient un simple short en cuir sous une jupe à franges faite de pteruges renforcées. Le tout avait été confectionné dans la peau d'un animal à grosses écailles, aux teintes orange d'un brasier. On aurait dit des soldats de l'Antiquité, si ce n'était pour les peintures en forme de flammes, de la même couleur que leurs protections, qui recouvraient leurs corps.
Du côté gauche, se trouvait le seul couple aux tenues hétéroclites. Il était composé d'une femme, à la chevelure rousse flamboyante, habillée d'une combinaison moulante en écailles fines et dorées, et d'un homme chauve, enroulé de manière complexe dans une toge et un turban aux couleurs d'un ciel d'été.
Dans la pénombre, en dernière position, se devinaient encore deux autres couples. Celui de droite revêtait de longues capes. Des plumes coiffaient la tête de la femme, tandis que l'homme en portait sur de larges épaulettes. Même d'aussi loin, il apparaissait très grand. Il était plus impressionnant qu'Aimé, et cela, Eloane ne l'aurait pas cru possible.
Celui de gauche était vêtu de simples habits amples en toile ocre. Ils se tenaient fermement la main. On ne distinguait que le visage rond de la femme et la barbe longue et épaisse de l'homme.
La dame angélique s'arrêta à quelques enjambées des six compagnons. Sa traîne flottait toujours. Les quatre couples qui la suivaient l'imitèrent, ne rompant pas la formation. Eloane s'aperçut qu'elle avait retenu sa respiration jusque-là.
Les orbes qui éclairaient les six jeunes passèrent derrière eux et ils furent moins éblouis. La distance qui s'était refermée entre les deux groupes dévoilait les visages des cinq premiers arrivants, placé sur les deux premières lignes. Leurs traits dégageaient une joie, tantôt restreinte, tantôt pleine, mêlée d'incertitude et d'attente.
Sauf peut-être pour celui, plus austère et pincé, de la grande guerrière aux flammes, qui ne laissait rien paraître sur sa figure au teint mate. Sans rides, on l'aurait presque pensé figée dans la cire. Un énorme collier en or à la forme dragonesque remontait en spirale jusque sous sa mâchoire, les pattes s'agrippant à son cou. La pointe de la queue, remplie de piques, finissait recourbée dans le creux de ses clavicules. Cela lui conférait un air terrible qui intimida Eloane.
Les traits des deux autres couples restaient invisibles.
C'est la dame angélique qui parla :
- Oni ota Gardinos. Keceti fatu ? Este vui atti verre nui ? Essatiom ?
- Hein ? dit Feng.
- Nous ne parlons pas votre langue, articula lentement Morgane en secouant la tête.
Eloane réitéra dans toutes celles qu'elle connaissait, mais plus elle essayait, plus leurs interlocuteurs se dépitaient. Cette langue avait des sonorités qu'elle reconnaissait. Les mots prononcés par... La femme de ses rêves. Oui. Maintenant qu'elle étudiait son visage, il n'y avait pas de doute possible. C'était bien elle. Celle qui lui tendait les bras dans un lac, dont l'eau ressemblait à de l'argent liquide. Était-ce ce même lac, qui luisait sous le fragile éclat de la lune décroissante ? Impossible. Eloane ouvrit la bouche et la ferma, incapable de parler.
La femme de ses rêves s'avança encore prudemment, sa posture gracieuse. Elle les regarda tous fixement, l'air semblant vibrer autour d'elle. Quand vint son tour, Eloane sentit une pression sur son crâne, comme si on l'enserrait. Puis une sensation étrange, telle une caresse sur son cerveau, fit se dresser les poils de sa nuque.
La dame angélique constitua ensuite un triangle de ses mains et les posa au milieu de son front. Elle laissa échapper une petite plainte et faillit reculer, mais se reprit vite. Elle inspira longuement et ferma les yeux quelques secondes. Une seule larme coula de ses paupières closes. Lorsqu'elle les rouvrit, elle avait retrouvé un air bienveillant. Plaçant ses mains de chaque côté de sa bouche, elle forma un cercle et l'écarta en les tendant vers l'avant, comme pour pousser ses paroles vers les six jeunes gens pétrifiés.
Un tintement aigu résonna dans leurs oreilles. Puis un bruit de pression qui se relâche, semblable à la sensation éprouvée lors d'un changement rapide d'altitude. Ils s'étaient tous rapprochés inconsciemment. Keegan avait fait un pas pour se poster un peu en avant des autres, les bras à peine écartés du corps.
- Bienvenue chez vous, chers enfants, nous vous attendions avec impatience.
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