Chapitre 3 : Nouvelles Amitiés 2/2

Eloane n'avait presque pas dormi, mais beaucoup réfléchi. Elle ne voulait plus se mettre à l'écart. Elle n'allait pas rester fermée comme une huître à toutes ses rencontres, sous prétexte qu'au bout d'un moment, elle finirait peut-être seule. Ils étaient tous très gentils, en plus. Même Feng, une fois que l'on comprenait un peu son jeu, n'était pas si mal que ça.

Elle avait l'impression de les connaître depuis longtemps. C'était peut-être le cas, vu qu'elle ne se souvenait pas de la plus grande partie de sa vie. Peu probable, toutefois, car ils n'habitaient pas aux mêmes endroits. Eloane ne pouvait pas mettre le doigt dessus, mais ce qui était sûr, c'est qu'elle avait ressenti une connexion avec chacun d'entre eux. Elle avait réussi à dépasser sa timidité première et à se dévoiler, ce qu'elle n'avait jamais pu faire avec des inconnus. De plus, toutes ces coïncidences qui les liaient étaient impossibles à ignorer.

Elle avait trouvé un travail comme caissière en allant faire ses courses ce matin. Un mois renouvelable. Elle allait vivre le moment présent. Elle sentait qu'elle reprenait enfin le contrôle.

- Rappelez-moi pourquoi j'ai dit oui, dit Feng en bâillant.

Il portait une paire de lunettes noires pour protéger ses rétines des rayons agressifs du soleil.

- Parce que tu avais trop bu, dit Keegan. Il faut assumer.

Avant d'aller se coucher, Addie avait annoncé se rendre jusqu'à la cascade d'Erskine Falls le lendemain. Ils s'étaient rendu compte qu'ils en avaient tous eu l'intention, et avaient décidé d'y aller ensemble. Feng avait eu l'air très réjoui, sur le moment.

Eloane vérifia une troisième fois qu'elle avait toutes ses affaires les plus précieuses et assez de vivres pour quelques jours, au cas où.

- Pensez à vos maillots, dit-elle au groupe qui finissait de se préparer.

- La rivière glacée, très peu pour moi, dit Keegan. Une bouteille d'eau, c'est tout ce que j'emmène.

- Tu me feras boire, dit Feng, j'ai pas envie de me surcharger.

Il n'avait rien d'autre sur lui que ses habits, pas vraiment pratiques pour une randonnée, d'ailleurs : baskets de marque, pantalon en jean et chemise en lin.

- Ne vous inquiétez pas, j'ai tout ce qu'il faut, dit Addie, en montrant d'une torsion le sac de randonnée qui prenait son dos entier.

Ils empruntèrent le même itinéraire qu'Eloane la veille. Ils remontèrent le chemin rocailleux le long des rapides, y croisant une bande de jeunes qui s'amusaient dans les rochers. Une fois sur le sentier boisé, ils se dispersèrent.

Feng, en tête, une branche à la main en guise de machette, frappait tout ce qui bougeait. Suivait Keegan, marchant à une allure presque militaire et observant les alentours comme s'il était en mission de reconnaissance. Aimé flânait derrière, ses cheveux longs et épais détachés, ébahi par les alentours. Les trois filles papotaient entre elles comme les meilleures amies du monde, à la traîne.

Addie matait les fesses du plus musclé du groupe :

- Si je n'étais pas amoureuse... grrr !

Elle griffa l'air et se mit à rire toute seule.

- Je pensais que tu avais un faible pour Keegan, dit Eloane, sans relever la réflexion qu'elle trouvait déplacée.

Addie secoua la tête :

- Il est très charmant, c'est sûr, mais les beaux bruns ténébreux, très peu pour moi. Trop de problèmes.

- Je ne crois pas qu'il y ait de ténèbres en lui, le défendit Eloane, sans trop savoir pourquoi. Il n'est pas méchant.

- C'est une expression, haussa-t-elle des épaules. Il n'est pas méchant, au contraire, mais je pense qu'il sait l'être. Il y a définitivement beaucoup de rage en lui. Je préfère les nounours, c'est tout.

- Tu as lu tout ça dans ses yeux, j'imagine ? ironisa gentiment Eloane.

- Dans le feu qui brûlait au fond, répondit calmement Addie en la fixant.

- D'accord... Tu es bizarre, mais je t'aime bien.

- Moi, j'ai l'impression que c'est précisément parce que je suis bizarre, que tu m'aimes bien.

Eloane arqua un sourcil en souriant. Elle était démasquée. Elle attrapa Morgane par le bras et se détourna d'Addie.

- Il faut qu'on soit prudentes, plus de contact visuel, sous peine de se faire lire notre âme.

Elle et Morgane se mirent à rire en continuant d'avancer, cachant leurs yeux de leurs mains.

- Non, contredit l'intéressée. Je suis juste douée pour ressentir les gens et savoir s'ils vont bien. Aimé, lui, en revanche... je n'en dis pas plus, c'est à vous de le découvrir.

Quand Addie vit que ni Eloane ni Morgane ne mordait à l'hameçon, elle ajouta à voix basse, une main devant la bouche :

- Bon d'accord, je vous le dis. Il perçoit les auras. Enfin bien sûr, il faut y croire.

Elle paraissait tester leurs réactions.

Eloane ne savait pas trop quoi en penser. Était-ce de l'humour ?

- Sérieusement ? demanda Morgane, intéressée. Je n'ai jamais rencontré quelqu'un qui disait en être capable.

- Il me l'a dit hier soir, après quelques bières. Je crois qu'il ne boit pas souvent.

- Je suis d'accord avec le principe de spiritualité et tout ça, dit Eloane, mais ça m'a l'air un peu gros.

- Il y a clairement un monde invisible autour de nous, dit Addie en écartant les bras. Ce n'est pas parce qu'on ne le voit pas qu'il n'existe pas.

- C'est vrai, dit Morgane. Tant d'énergies nous entourent constamment... Je le vois bien, dans l'océan.

Pour Eloane, tout cela semblait léger comme argumentaire. Aucune preuve concrète n'attestait la présence d'aura autour des corps. Elle n'était pas fermée à l'idée d'une énergie supérieure impénétrable et reconnaissait l'existence de choses inexplicables ou impalpables ; elle prônait même les bienfaits d'une vie spirituelle active. Mais, elle restait terre à terre, avec un esprit scientifique et cartésien trop développé pour se laisser entièrement aller à certaines élucubrations. Elle adorait lire des histoires où la magie régnait, mais elle était consciente que cela n'était que de la fiction, une échappatoire, une façon de se protéger du monde extérieur. Elle préféra donc ne pas épiloguer, voulant éviter un débat sans fin. Ceux avec sa mère n'avaient été que trop fréquents. Après tout, chacun était libre d'avoir son avis et ses croyances.

Hélène regrettait souvent qu'Eloane ait acquis un esprit aussi critique après son amnésie, et semblait s'en vouloir à ce propos. Certainement parce qu'elle estimait avoir failli à sa mission de protéger sa fille, pensait Eloane. Ce qu'elle trouvait absurde. Il n'y avait aucun moyen de protéger son enfant à tout moment. Un accident était si vite arrivé. Eloane n'était d'ailleurs pas une enfant au moment des faits. À 14 ans, elle aurait dû être plus prudente. Au moins, elle l'était maintenant. Selon Hélène, Eloane avait aussi perdu de sa joie de vivre et de sa foi ce jour-là. Peut-être en aurait-elle eu un peu plus, si l'univers n'avait pas décidé de lui faire perdre la mémoire et changer de caractère.

Morgane et Addie avaient laissé Eloane retranchée dans ses pensées, pour rejoindre Aimé à l'avant du cortège. Elles voulaient en savoir plus sur ce don qu'il disait avoir. Il leur répondait avec bienveillance et plaisir.

Keegan, qui avait ralenti le pas, se retrouva à sa hauteur :

- Ce n'est pas trop mon truc non plus. Est-ce que je peux me joindre à ta marche silencieuse ? C'est ce que je préfère.

Eloane hocha la tête avec un petit sourire. Il se dégageait de lui une sérénité reposante qui la détendait. C'était quand il la regardait intensément, qu'elle se tendait.

Jungle tropicale, forêt d'arbres bas et de buissons touffus, escarpement de rivière où l'eau s'était retirée depuis longtemps : les paysages changeaient comme par magie, tandis qu'ils continuaient d'avancer sous le pépiement des perruches.

Feng, juste devant eux, donna sa main à Eloane pour l'aider à grimper deux morceaux de roches superposés. Une décharge électrique lui fit lâcher prise, et elle bascula en arrière. Feng la rattrapa par le bras, alors que les mains de Keegan venaient soutenir son dos.

- Décidément, il y a de l'électricité dans l'air.

Eloane ignora ses haussements de sourcils suggestifs et le questionna de but en blanc, avec quelque chose qui trottait dans sa tête depuis la veille :

- Hier soir, pendant les tours d'interrogatoires que nous a fait passer Addie pour essayer de nous trouver d'autres similitudes, tu as dit que tu ne savais pas pourquoi tu étais là. Qu'est-ce que tu voulais dire par là ?

Feng parut étonné par sa question, néanmoins, il y répondit sans rien cacher :

- Que du jour au lendemain, j'ai eu envie de venir ici, alors que j'en avais jamais entendu parler. Je n'ai pas pu me débarrasser de ce besoin, alors j'ai fini par y céder. Je peux pas l'expliquer. J'y ai passé toutes mes économies. Pourquoi tu demandes ?

- C'est de plus en plus bizarre cette histoire, intervint Keegan. Ma tante et mon oncle m'avaient offert des vacances ici, mais je n'avais pas l'intention d'y aller, parce que ma meilleure amie ne pouvait plus m'accompagner. Et pareil, un jour, je me suis réveillé avec ce besoin viscéral de m'y rendre.

- C'était quand ?

- Il y a environ un mois.

- Pareil.

Ils devinrent silencieux, se concentrant sur la marche pour éviter de penser à ces nouvelles révélations improbables.

Eloane s'écarta d'eux en ralentissant sa cadence, chamboulée. Elle avait vécu la même chose. Elle s'était gardé de le dire aux garçons, pour ne pas en rajouter une couche. D'habitude, elle aurait appelé sa mère, mais elle avait omis de parler d'eux. Elle ne voulait rien avouer des détails étranges de ces rencontres. Elle hésitait à le faire, car elle n'avait pas envie d'entendre parler de toutes ces fadaises ésotériques. Bien qu'à dire vrai, elle commençait fortement à y penser.

Eloane crut apercevoir deux silhouettes noires dans les feuillages. Cela fut si bref, qu'elle pensa à une illusion d'optique jouée par le vent dans les branches. Plus loin, ce fut au tour de visages aborigènes, à plusieurs reprises, d'apparaître et de disparaître entre les fougères. Elle était certaine de les avoir imaginés, car ils les auraient forcément vus se déplacer sur les chemins de randonnée. Sans doute était-ce la fatigue qui jouait avec son esprit. Effrayée par l'arrêt soudain des bruits de la forêt, Eloane se morigéna pour sa couardise. Malgré tout, elle accéléra pour rattraper le groupe.

Juste avant un petit pont, ils s'arrêtèrent pour observer un bâton de marche noueux. Il était profondément planté dans la terre, en bordure de chemin, tel un totem. Il était sculpté dans la forme d'un serpent au couleur de l'arc-en-ciel, faisant sûrement référence à la créature mythologique de ce continent, créatrice du monde.

Une fois la première curiosité passée, le groupe remarqua l'eucalyptus géant qui se trouvait devant eux. Il était capable de les englober tous les six dans le trou qui béait à la base de son tronc. Ils décidèrent d'immortaliser le moment sur l'appareil photo professionnel d'Eloane.

Il se dégageait de l'endroit une puissance mystique implacable, comme si des particules en suspension chargeaient l'air d'énergie. Eloane l'avait ressentie dès son entrée dans la forêt, mais elle n'avait fait que croître au fur et à mesure qu'ils s'étaient enfoncés plus profondément dans la verdure. Ne comprenant pas ce sentiment étrange, Eloane avait préféré le repousser au fond d'elle. Ici, face à cet arbre géant, cette force indescriptible était telle qu'elle chatouillait ses entrailles, rendant presque impossible de la nier.

Addie, Morgane et Aimé firent un câlin à l'eucalyptus, tout en s'étonnant de la puissance qu'il dégageait, et ils reprirent leur route. Keegan et Feng portaient le même air perplexe qu'Eloane.

Après avoir enjambé le cours d'eau, ils longèrent un chemin abrité de feuillages tendres. Là, les koalas se régalaient si haut qu'on les apercevait à peine. Des conversations légères et enjouées s'échangeaient. Le temps était radieux. Une légère brise, bienvenue pendant cette longue marche, caressait leur peau et faisait bruisser la canopée. C'était un instant agréable. Eloane souriait de contentement.

À la fin du chemin, ils grimpèrent les nombreuses marches jusqu'au ponton qui surplombait la cascade et en admirèrent la vue, presque tous essoufflés par l'effort. Sous leurs pieds, trente mètres de chute d'eau vrombissait dans une écume rafraîchissante. La trouée dans la végétation en bas de la chute d'eau était féérique. Une énorme piscine naturelle s'était formée avec le temps. Eloane n'avait qu'une hâte, plonger ses pieds en feu dedans.

Son vertige lui coupait les jambes. Elle avait la sensation douloureuse qu'on y plantait des aiguilles.

- C'est sublime, dit-elle, sans pour autant s'approcher du bord.

- Oui, ça l'est, dit Addie. J'estime qu'on mérite une bonne baignade après cette longue marche.

- Je ne dis pas non, dit Morgane.

- Ça va surtout être un repos bien mérité, dit Aimé. J'ai besoin de ma sieste d'une heure si je veux pouvoir repartir.

- Tout ça pour ça ? dit Feng en regardant d'un œil morne le panorama.

Addie prit la tête du groupe et ils redescendirent les marches avant d'emprunter la pente escarpée qui menait jusqu'en bas. Eloane eut le tournis et dut s'arrêter une seconde pour se tenir à un arbre, le souffle court. Elle refusa l'offre d'Aimé qui lui proposait de la porter sur son dos, acceptant néanmoins le bras de Keegan pour l'aider à descendre.

Au moment de se poser, ils reçurent tous un appel de leurs familles, mis à part Feng, qui n'avait pas pris son téléphone avec lui.

Eloane se décala pour répondre au sien, inquiète :

- Maman ? Est-ce que tout va bien ? Il est quatre heures et demie du matin, chez toi. Pourquoi ne dors-tu pas ?

- Je n'y arrive pas. Je repensais à ces vingt années passées, comme tout est allé si vite. Mais peu importe, je ne vais pas te déranger longtemps, je voulais seulement te parler une dernière fois.

- Tu ne me déranges jamais, tu le sais bien. Une dernière fois ? Que veux-tu dire par là ?

- Avant d'aller me coucher, précisa-t-elle d'une petite voix. Pour te souhaiter un joyeux anniversaire, ma chérie.

- Enfin, maman, qu'est-ce qu'il te prends ? Merci, mais ce n'est pas de coutume.

La coutume, sûrement uniquement suivie par sa mère, stipulait qu'il fallait attendre le moment de la naissance de quelqu'un pour lui souhaiter. Eloane était née en France à huit heures trente-cinq du matin. Donc pour sa mère, restée là-bas, ce n'était pas encore l'heure. Elle devait vraiment être perturbée.

Hélène eut un petit rire, qui sembla forcé à sa fille :

- Je sais. Je me suis seulement dit qu'avec le décalage horaire et notre séparation, je pouvais y déroger pour cette fois. Après tout, c'est l'après-midi là où tu es.

- Tu pleures ? demanda Eloane en entendant des reniflements à travers l'appareil.

Son cœur se brisa et elle dut ravaler ses larmes du mieux qu'elle put. Elle détestait savoir sa mère en détresse et seule, si loin d'elle.

- Je suis enrhumée, ne t'inquiète pas pour moi. Essaie d'en profiter le plus possible avec tes nouveaux amis. Je sais que tu y arriveras. Tu l'as en toi. Je t'aime ma lumière. Et n'oublie pas, pour la lettre.

- Promis. Je t'aime aussi, appelle-moi quand tu te réveilles. Et embrasse tout le monde de ma part. Vous me manquez beaucoup. Surtout toi.

Hélène raccrocha sans répondre. Les yeux d'Eloane la brulèrent et elle ne put se retenir de verser une larme. Un pressentiment étrange l'emplit, une inquiétude sans fondement, qu'elle préféra enfouir. Et comment sa mère avait-elle su pour ses nouveaux amis, alors qu'elle ne lui avait rien dit à ce sujet ? Avait-elle dit cela comme ça, elle qui semblait toujours tout découvrir sans que l'on ne lui dise rien ?

Observant ses compagnons de randonnée, qui avaient eux aussi raccroché, Eloane se rendit compte qu'elle n'était pas la seule à être bouleversée. Ils avaient tous les larmes aux yeux et le visage grave, et paraissaient aussi perplexes qu'elle. Eloane tendit un mouchoir à Addie, qui pleurait sans retenue. Feng, lui, était visiblement mal à l'aise devant tant d'émotions.

Des rochers plats bordaient l'étendue d'eau, d'où naissait la rivière. Ils s'étaient installé dessus, sous la chaleur du soleil. Eloane, Addie et Keegan se partageaient le plus grand. Sans un mot, ils mangeaient leur pique-nique, ceux qui en avaient prévu un partageant avec les autres. L'atmosphère était devenue lourde. Ils auraient dû être heureux, c'était le jour de leurs vingt ans. Cependant, une tristesse pesait sur eux.

Eloane s'inquiétait pour sa mère, ne pouvant s'empêcher de se dire qu'elles auraient dû être ensemble, quand Keegan baissa la tête pour croquer dans son sandwich. Les rayons du soleil percèrent de derrière un nuage solitaire, frappant la nuque exposée du garçon. L'œil d'Eloane fut attiré par un reflet argenté qui se trouvait dessus. Un cercle était tracé sur sa peau bronzé. Le même cercle qu'elle portait sur sa nuque. Sa marque de naissance.

Comment Keegan avait-il pu la voir, alors qu'elle avait gardé ses cheveux détachés presque tout le temps ? De plus, cette marque ne se voyait que sous une certaine lumière, impossible à remarquer la nuit ou à l'ombre des arbres comme ils l'avaient été aujourd'hui. Et où avait-il trouvé les paillettes qui imitaient l'effet unique de sa teinte ? Surtout, pourquoi s'était-il amusé à la reproduire ?

Eloane toucha par réflexe le cercle brillant du bout des doigts. La peau était chaude et lisse, sans aspérités. Aucune trace de peinture ou de marqueur.

Keegan se tendit sous le geste et tourna la tête, intrigué :

- Ce n'est qu'une marque de naissance. Je sais que c'est bizarre.

- Est-ce que tu te moques de moi ? demanda-t-elle doucement.

- Pardon ?

L'incompréhension se lisait sur le visage du beau brun.

Eloane examina le bout de ses doigts. Aucunes paillettes n'y étaient collées. Son cerveau ne comprenait rien à ce qu'il se passait. Elle reporta une nouvelle fois son regard vers Keegan, qui la fixait intensément, sa ride du lion creusée. D'aussi près, elle pouvait voir de fines cicatrices blanches sur son visage, sinon parfait. Une sous sa lèvre inférieure, une au-dessus de son sourcil gauche, déviant quelque peu sa forme, et une sur sa pommette droite. Autre détail qu'Eloane n'avait pas remarqué avant : une fossette au menton apparaissait sous sa barbe brune.

Eloane fut sortie de son chaos mental par un bruit de tonnerre, grondant et roulant. Des nuages s'avançaient à une vitesse surnaturelle. Le ciel se couvrit en un battement de cils, les prenant par surprise.

- Je croyais qu'il n'allait pas pleuvoir aujourd'hui, dit Addie en regardant Feng d'un air critique.

C'est ce qu'il leur avait assuré en reniflant l'air avant de partir de l'auberge.

- Cette région est connue pour changer de temps rapidement, dit Morgane. Melbourne est appelé « la ville aux quatre saisons en une journée ».

- C'est impossible, dit le jeune homme à la peau cuivrée. J'ai un baromètre intégré. J'me suis jamais trompé sur une prévision météo de ma vie.

- Il faut croire qu'il y a un début à tout, dit Aimé en examinant le ciel.

Une grosse goutte s'écrasa sur son front, le faisant cligner des yeux.

- Nous ferions mieux de ne pas traîner, dit Eloane, toujours perturbée par le cercle peint sur la nuque de Keegan.

- Tu veux bien me dire ce qu'il se passe ? lui demanda celui-ci.

- On verra ça plus tard.

Elle préférait repousser l'inévitable : l'acceptation qu'ils étaient tous liés par quelque chose d'extraordinaire.

Ils s'activèrent à rassembler leurs affaires sous les grondements qui s'intensifiaient. Le ciel était à présent noir d'épais nuages. Le vent faisait se tordre les branches. Une tempête était imminente.

Frigorifiée, Eloane enfila sa veste. Ce qui fut inutile, car l'averse commença à tomber dru, les inondant en un instant. Heureusement que son sac à dos était imperméable. La protection des arbres n'était pas d'une grande aide. Ils devaient crier par-dessus le bruit de la pluie qui claquait sur les feuilles comme des bombes à eau. Eloane n'était vraiment pas rassurée.

- On ne peut pas rester là, dit Keegan. Ça peut devenir dangereux.

- L'eucalyptus creux de tout à l'heure nous abritera jusqu'à ce que la tempête se calme, dit Addie d'une voix plus forte et grave qu'à ses habitudes enfantines.

Autour d'eux, dans des bruits de craquements sinistres, des branches cassaient sous les rafales.

- Il ne faut pas se tenir sous un arbre pendant un orage, dit Morgane.

Eloane et Aimé n'était pas emballé par l'idée non plus.

- On sera dedans, ça tombe bien. Il y a moins de danger que la foudre s'abatte sur nous dans une forêt que dans un champ. Il n'y a presque aucun risque.

- De toute façon, je crois qu'on n'a pas trop le choix, dit Feng.

La branche épaisse qui atterrit bruyamment juste derrière eux les décida à accepter l'idée.

- Mais on ne va jamais retrouver le chemin, dit Aimé qui commençait à stresser. On y voit presque rien.

La petite avait plus d'assurance que le grand :

- J'ai une boussole intégrée dans la tête. Accrochez-vous à la suite, ce n'est pas très loin.

Dernière de la file, Eloane, dont le cœur s'était mis à palpiter, agrippa la taille dénudée de Morgane. Une décharge crépita sous ses doigts. Sa nuque se mit carrément à brûler, la faisant grimacer. Elle se serait agacé, si elle n'avait pas été aussi anxieuse de la situation. Ses mains glissèrent sur la peau mouillée. Elle empoigna fermement le jean ample de la nageuse, comme si c'était une bouée de sauvetage et qu'elle se noyait en pleine mer.

La pluie torrentielle s'abattait sans discontinuer. Le vent les giflait par vagues successives et les aveuglait. Eloane ne se fiait qu'aux mouvements brusques de la chenille que le groupe formait. De temps en temps, quelqu'un dérapait dans la boue formée par les torrents qui se déversaient sur le chemin terreux. Elle entendit quelques cris, mais ne put déceler aucun mot. Elle claquait des dents, s'accrochant de toute ses forces à Morgane, qui la protégeait en partie des rafales qui les martyrisaient. Derrière elle, quelque chose de lourd tomba, faisant rater un battement à son cœur. Elle tourna la tête pour voir de quoi il s'agissait, mais ses cheveux lui barraient le visage et seul un rideau gris les entourait.

La visibilité avait baissé drastiquement, on aurait dit que la nuit était tombée. Des zébrures de lumière claquaient dans le ciel comme des fouets. L'atmosphère vibrait dans des déflagrations violentes. Une branche chuta très près d'eux dans un fracas. Eloane ne put retenir un hurlement. Elle avait peur. Elle flippait grave, en fait. Et les autres n'en menaient pas large non plus.

Trempés jusqu'aux os, ils atteignirent enfin le refuge béni. Dans la précipitation, Eloane trébucha, déclenchant un effet domino en tombant. Au même moment, un appel d'air dans le creux du tronc les aspira à l'abri du déluge. Alors qu'ils pénétraient à l'intérieur, la foudre tapa l'eucalyptus de la cime au sol dans un éclair aveuglant, déflagrant comme un coup de feu.

Le choc de l'explosion fut terrible, comme si toutes les cellules de leur corps se dématérialisaient. Le vacarme du tonnerre les assourdit, faisant vibrer jusqu'à leurs âmes. Leurs estomacs remontèrent à leurs cœurs, tandis qu'ils chutaient dans le vide, la terreur pour seule compagne.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top