Chapitre 3 : Nouvelles Amitiés 1/2

Agir ou fuir ? Agir ou fuir ? Le cerveau d’Eloane se bloqua quelques secondes.

Le couple qui la suivait n’était plus qu’à quelques foulées, toujours insensibles au drame qui se déroulait. Elle ne pouvait toujours pas apercevoir leurs visages, comme s’ils portaient des cagoules.

En face, en haut de la butte, les arbres cachaient les rayons de la lune. Dans la pénombre, une personne en fuyait une autre.

Eloane ne pouvait pas rester sans rien faire, il fallait la secourir. Mais elle était paralysée. Peut-être que ceux qu’elle avait pris pour des kidnappeurs allaient finalement l’aider.

La victime se mit à hurler :

— Non !

— Addie ? se dit tout haut Eloane.

Ses oreilles bourdonnaient et ses jambes flageolaient. Sa gorge était sèche, sa respiration saccadée.

Alors que les deux individus vêtus de noir allaient à sa rencontre, l’un des deux tendit le bras vers elle, qui était toujours pétrifiée.

Au même moment, le cerveau d’Eloane se réveilla dans une décharge. Elle se mit à courir sans réfléchir, traversant le reste du pont à toute vitesse. Il lui faudrait de longues secondes pour l’atteindre.

L’agresseur saisit Addie. Il la balança sur son épaule sans ménagement et la tête de la jeune femme tapa contre son dos, arrachant une plainte a chacun.

Impuissante, Eloane regardait la terrible scène se jouer, y trouvant la force d’accélérer. Son cœur battait dans ses tempes. Elle était terrorisée. Attrapant une branche épaisse au sol, elle gravit la butte de terre sableuse.

— Lâche-moi !

Addie se débattait de toutes ses forces, véritable harpie déchaînée. L’agresseur avait du mal à la maintenir, il grognait sous l’effort. Gainant le haut de son corps dans une remontée rapide, elle tordit son bassin. Il tourna la tête pour voir ce que faisait la petite teigne, laissant la possibilité à celle-ci d’exploser ses phalanges sur sa pommette. Il lâcha un râle et tituba. Elle feula comme une tigresse et continua à se tortiller telle une enragée, toutes griffes dehors.

Eloane mettait toute la puissance qu’elle pouvait dans ses jambes. Elle avait atteint la moitié de la butte et l’assaillant ne l’avait pas remarquée, trop concentré à reprendre son équilibre. Dans les derniers mètres, elle hurla à pleins poumons pour se donner du courage, véritable barbare sur le champ de bataille.

Mais c’est Addie qui la stoppa net. Son dernier hurlement avait dérapé dans un rire cristallin. Elle avait balancé un coup de pied dans le point faible anatomique de l’agresseur, qui l’avait lâchée avant de tomber à terre.

Le cri de guerre d’Eloane mourut dans sa gorge. Elle demeura là, ahurie, les bras toujours en l’air, prête à frapper de son arme de fortune, dont la densité aurait fracassé la tête qui l’aurait rencontrée.

— Eloane ? Qu’est-ce que tu fais ?

Un flash l’aveugla.

— Fais attention, dit une voix masculine, au souffle coupé. Elle est dangereuse.

— Non, dit Eloane en lâchant son bâton. C’est juste que j’ai entendu crier et je pensais que…

— Pas toi. Elle ! 

Addie tourna la lampe torche de son téléphone vers le corps couché par terre. Plié en deux, une main sur l’entrejambe, Feng avait le doigt tendu vers Addie. Il gardait pourtant l’air narquois qu’Eloane lui avait initialement connu.

— Vous pouvez me dire ce qu’il se passe, ici ? Est-ce qu’il t’a agressée ?

— Il se passe qu’il m’a poursuivie pour me jeter à l’eau tout habillée.

— On était en train de rigoler, se défendit-il. C’était juste une blague, je n’allais pas le faire pour de bon. T’es complètement malade.

— Je déteste qu’on me bloque comme ça, c’est tout. Je t’avais dit non. C’est toi le malade, tu n’as que ce que tu mérites.

— Non, c’est non, confirma Eloane dans un mouvement de tête approbateur. 

Addie, toute rouge de l’effort qu’elle venait de fournir, tendit sa paume de main vers Eloane, qui la tapa.

Eloane n’était pas encore descendue des montagnes russes d’émotions qu’elle venait de vivre. Elle se sentait euphorique, vivifiée, comme quand on échappe de peu à la mort. Parce que clairement, elle avait cru voir sa dernière heure arriver. À deux reprises, en moins d’une minute. D’ailleurs, où était passé le couple qui la talonnait ? Pas le moindre signe d’eux. Ils avaient sûrement rejoint la fête.

— Attends une seconde, capta Addie. Tu imaginais que je me faisais agresser et tu as couru pour me sauver, seulement armée de ton vieux bâton moisi ? Waouh. Merci.

Elle attrapa sa protectrice dans ses bras et la serra jusqu’à ce que ses os craquent.

— Je n’aurais pas été d’une grande aide.

—    Je suis sûre du contraire, dit Addie.

Maintenant qu’Eloane y pensait, elle avait agi plus par réflexe que par courage. Addie était bien plus capable de se défendre qu’elle, la preuve en était Feng, toujours à terre, geignant. Peut-être n’aurait-il jamais d’enfant.

— Allez, suis-moi, que je t’amène au groupe. Keegan m’a promis une danse, je ne veux pas rater l’occasion.

Addie semblait excitée à cette idée, ce qu’Eloane trouva bizarre. Non pas qu’il était déplaisant à regarder, elle devait bien l’admettre, mais le faire devant une foule d’inconnus la dépassait.

— Surtout, ne vous inquiétez pas pour moi, dit Feng. Ça va aller.

— Tu me rassures, dit Addie d’un sourire qui ne montait pas jusqu’à ses yeux.

Elle contourna Feng tandis qu’il essayait de reprendre son souffle. Ses traits retranscrivaient sa souffrance.

Eloane s’arrêta pour l’aider à se relever, mais il repoussa sa main nonchalamment.

— Je peux me débrouiller seul.

— Comme tu voudras.

Elle baissa la tête et rattrapa Addie sans un regard en arrière, vexée.

Les deux filles, suivies d’un Feng clopinant, rejoignirent Morgane, Keegan et Aimé. Ils étaient installés en tailleur autour d’un feu au milieu de la plage, loin de toute végétation. Le sel qui gorgeait le bois colorait les flammes de teintes bleutées.

La fête battait son plein. Il y avait plus de monde que le nombre de personnes dormant à l’auberge. Un groupe dansant s’était formé devant une grosse enceinte portable. Des conversations et des rires étaient partagés, des baisers échangés. Quelques fous se baignaient.

Eloane resta silencieuse un moment, observant le monde évoluer autour d’elle. La nature humaine la fascinait. Elle adorait imaginer l’histoire des gens, se demandait ce qui les avait amenés jusqu’où ils se trouvaient.

Cette brune aux sourcils bien dessinés qui se mouvait pour qu’on la remarque, qu’avait-elle traversé ? Ce jeune homme aux cheveux déjà poivre et sel qui amusait la galerie, ses rires cachaient-ils une tristesse profonde ? Est-ce que ces deux amoureux venus d’Angleterre achèveraient leur trajet ensemble, ou est-ce que la vie sur la route qu’ils avaient idéalisée finirait par les séparer ?

En balayant sans but la plage des yeux, Eloane remarqua l’Allemande du premier dortoir, dont elle n’avait pas retenu le nom.

La jolie blonde s’apprêtait à faire une démonstration d’une discipline de jonglage, appelée bâton de feu. Elle tenait en main son instrument. Il était fait d’une longue tige en aluminium, aux extrémités enroulées de kevlar en pleine combustion. Elle le jetait dans les airs en position horizontale et le rattrapait dans des gerbes de gouttelettes incandescentes. Elle recommença jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus.

Eloane connaissait ce procédé qui se débarrassait de l’excédent de carburant et évitait les brûlures, parce qu’elle pratiquait aussi cette discipline. De toutes les tentatives de sa mère pour lui faire pratiquer une activité physique, c’était la seule qu’Eloane n’avait jamais pu éviter. En réalité, c’est parce qu’elle le faisait avec plaisir. C’était son exutoire. Quelque chose de spécial partagé avec sa mère, qui était beaucoup plus douée qu’elle.

Eloane fut sortie de sa rêverie quand un jeune homme s’approcha d’eux pour entamer la conversation. Il avait un sourire avenant aux lèvres et une glacière à la main. Ses cheveux mi-longs et ondulés l’entouraient comme un soleil. C’était un Autrichien, qui logeait dans la chambre à côté de la leur. Il parlait un français approximatif, dans un accent craquant.

— Vous avez la chance pour trouver une place à l’auberge,  l’endroit était plein. Tous ceux de votre dortoir sont partis hier, très tôt le matin, sans dire rien. Certains avaient travail dans la village. Vraiment étrange.

— On les a fait fuir, s’amusa Addie.

— Peut-être, oui, rit-il en retour. Et sinon, vous avez quel âge ?

— 20 ans demain, répondirent-ils tous en chœur.

Il y eut un instant de flottement. Des regards d’incompréhension s’échangèrent entre les six Français.

— Vous me faites une blague ? demanda Eloane.

Personne ne rigolait.

— Montrez vos passeports, dit Feng.

La date du 20 mars 2000 était inscrite sur chacun d’eux.

— Impossible, dit Eloane en secouant la tête.

— Incroyable, s’exclama Addie, les yeux écarquillés.

— C’est un signe, dit Aimé. On ne peut pas s’être retrouvés tous là par hasard.

— Ça n’a aucun sens, contredit Feng.

— Aucun, en effet, approuva Keegan, les sourcils froncés.

— Quelles sont les probabilités pour que ça arrive ? demanda Eloane.

— Deux personnes, passe encore, dit Morgane. Mais six ? Je dirais qu’il n’y en a presque aucune.

Un silence s’installa devant cette improbabilité cosmique. Ils étaient tous complètement sidérés.

L’Autrichien, laissé à l’écart par la conversation lunaire, ouvrit une glacière et leur tendit des bières fraîches locales :

— J’ai pas compris tout, mais je croire que vous avez besoin de ça.

Ils acceptèrent tous, y compris Eloane, qui n’avait jamais bu d’alcool de toute sa vie. Normalement, elle ne supportait pas le fait de ne pas être en parfait contrôle de son corps. Mais là, il lui fallait un petit remontant. Un verre ne pouvait pas lui faire de mal. Assoiffée, Eloane la descendit presque entièrement, avant de retenir un rot.

L’Autrichien, mal à l’aise, leva sa canette vers eux dans un salut et s’en alla rejoindre son ami édenté.

— Ce n’est pas de la bière, grimaça Keegan à la première gorgée.

— Ah ! Pardon, monsieur le connaisseur, dit Feng, qui avait déjà vidé la sienne.

Lui, ne se gêna pas pour une éructation bruyante.

— Eh bien oui, figure-toi.

— Chacun ses goûts, dit Eloane en haussant les épaules. Moi, j’aime bien. C’est léger.

— Justement, ça manque de caractère.

— Mais nous avons là un homme, un vrai, se moqua gentiment Addie.

— Rien à voir. Chacun ses goûts, comme elle dit.

Ses yeux rencontrèrent ceux d’Eloane. Dans la nuit, ses pupilles étaient noires, et le brasier s’y reflétait parfaitement.

— Elle a un nom, dit Eloane en levant un sourcil.

C’est elle qui avait dit ça ? Elle avait entendu dire que l’alcool donnait du courage. Se pouvait-il qu’elle en ressente déjà les effets ? Elle avait chaud aux oreilles et se sentait étourdie.

— Je sais, sourit Keegan. Très beau, en plus de ça. Lumière. C’est bien ce que ça signifie, n’est-ce pas ? Tu es Bretonne ?

Décidément, ce garçon était troublant.

— Oui. Toute la lignée du côté de ma mère remonte aux origines de la Bretagne, de ce qu’elle m’en a dit.

Eloane avait tourné la tête vers l’océan et le fixait sans le voir. Elle avait du mal à soutenir le regard des gens, surtout quand elle parlait d’elle.

— C’est vrai que tu es lumineuse, dit Addie. Ton sourire est comme un soleil. Et tes cheveux presque blancs, c’est magnifique. On dirait qu’ils brillent sous la lune.

Si ça continuait comme ça, Eloane allait passer son temps à rougir. Elle leva le coude pour cacher son embarras et vida sa bière. Feng distribua une deuxième tournée, qu’elle refusa. Elle était déjà pompette.

Ils entamèrent une conversation sur ce qu’ils venaient d’apprendre, se demandant comment cela était possible. Aucun ne trouvait de réponse convenable, surtout pas Aimé, qui leur assurait que c’était l’Univers qui les avait rassemblés.

Au bout d’un moment, les yeux d’Eloane se perdirent dans le vague et elle se trouva à observer Keegan. Sa peau brune gorgée de soleil irradiait de chaleur. Elle pouvait le sentir assis à un mètre. Il ne portait d’ailleurs qu’un simple t-shirt à manches courtes. Ce détail la fit frissonner, sans savoir si c’était à cause du t-shirt par temps frais, ou des muscles parfaitement dessinés qu’il dévoilait. Peut-être un peu des deux. Keegan était certes loin d’être aussi baraqué qu’Aimé, ce qui en vérité était le cas pour tout le monde, tant sa carrure à lui était impressionnante, mais il était plutôt bien foutu, comme le dit l’expression.

Eloane avait remarqué que la peau du grand brun était beaucoup plus claire aux endroits protégés du soleil. Sa lune. L’image de la veille lui revint en tête et elle grogna de rire. Elle plaqua trop tard une main sur sa bouche, avant d’agir comme si de rien n’était. Toute son attention se concentra sur le bois chauffé à blanc au centre du foyer. Elle sentit un mouvement à côté d’elle. Du coin de l’œil, elle aperçut que Keegan l’avait entendue. Il rigolait en la regardant.

Il s’apprêtait à lui parler, quand Addie l’en empêcha :

— Keegan, c’est à ton tour de danser.

La petite chipie désignait du doigt l’Allemande, qui venait de finir une seconde représentation.

Elle avait échangé son bâton pour deux bolas de feu. Elle les faisait tournoyer à toute vitesse pour éteindre les flammes mourantes. Chaque bola était composé d’une poignée de cuir, permettant de le diriger confortablement, d’une chaîne en métal et d’une boule de mèches.

— Je ne sais pas si…

— Tu m’as promis.

Addie ressortit l’expression de chien battu qui avait fait céder Eloane plus tôt. Eloane n’était donc pas la seule victime de la fausse ingénue.

Keegan se rendit compte qu’il s’était fait avoir et ses yeux se fermèrent à moitié. Il se leva de sa serviette et enleva son t-shirt en soufflant.

— Vantard, dit Feng.

— Je ne veux pas le salir. Et ça me gêne dans mes mouvements.

— Oui, dit Addie, il a raison. C’est mieux pour la liberté des mouvements.

Elle souriait bêtement. Morgane et Aimé le reluquaient aussi, de façon plus discrète. Eloane évitait tout simplement de le regarder directement. Le physique lui importait peu.

N’y prêtant pas attention, le garçon se dirigea vers la jongleuse, dont le legging et le justaucorps dévoilaient tout de ses formes fines. L’Allemande défit son chignon et sa chevelure d’or retomba en cascade jusqu’à ses fesses. Ses yeux étaient de la couleur d’un lagon pur. Cette fille avait tout pour elle. Et vu comme Keegan lui souriait, il devait en penser autant. Elle lui tendit les bolas en battant des cils.

Il immergea les mèches dans du kérosène pour les imbiber à nouveau, se rapprocha du feu et les y plongea. Elles s’embrasèrent comme des torches. Son regard croisa celui d’Eloane, qui n’avait pas pu s’empêcher de jeter un coup d’œil sur la carrure athlétique du jeune homme, et elle l’esquiva. Il s’éloigna vers l’eau, les muscles de son dos mouvant à la mesure de ses pas.

— Il faudra qu’il nous apprenne, dit Addie.

— Je fais du bâton de feu depuis que je suis jeune, avoua Eloane, mais j’avoue n’avoir jamais essayé ces instruments. J’aimerais bien, j’ai juste peur que mon manque de coordination ne cause ma perte. Deux en même temps, ça me paraît beaucoup.

— C’est génial ! Tu nous montres, après ?

— Non, non, pas devant tout le monde. Je ne peux pas.

— J’étais majorette au lycée, dit Morgane. Ma mère avait insisté. J’étais plutôt bonne, mais je préférais le surf.

Sous le choc, Addie ouvrit grand la bouche :

— C’est fou ! Mes grands-parents se sont efforcés de m’y mettre, mais je n’avais pas envie. Je me souviens qu’ils avaient tenté de me soudoyer avec un poney. J’ai choisi la danse et l’équitation à la place. J’ai d’ailleurs gardé le poney.

— Ça se rapproche des mouvements d’arts martiaux que je pratique, dit Aimé avec un temps de retard.

Il allait ajouter quelque chose, mais se tut, pensif.

Leurs attentions à tous se focalisa sur Keegan, qui démontrait une maîtrise véritable. Eloane réalisa que ces enchaînements ressemblaient énormément à ceux que sa mère lui avait appris. Encore une similitude incongrue, qu’elle préféra cacher, surtout que selon Hélène, c’est elle qui les avait inventés.

Placé près de l’eau, Keegan faisait tourner autour et avec lui, les boules de feu. Il performait des mouvements complexes, fluides et souples. Il était si rapide qu’on ne voyait que deux traînées flamboyantes dans la nuit, comme autant d’étoiles filantes dans le ciel. La musique entêtante et les traits de son visage concentré donnaient plus d’intensité à la chorégraphie.

En pivotant son torse dans un saut, il fit face à la foule qui l’admirait. Les flammèches allumaient son corps par à-coups. Ses muscles se contractaient et se relâchaient comme ceux d’un félin à l’attaque. Il bougeait ses membres de façon parfaitement synchronisée. Il avait une technique impeccable, il fallait le reconnaitre. Il était même dur à suivre. Les boules incendiaires semblaient être une extension de ses bras, une production de ses mains. Eloane ne respirait presque pas, crispée devant la rigueur et l’excellence démontrées.

Dans une dernière acrobatie, il s’arrêta en faisant pendre les extrémités ardentes devant son visage et cracha une flamme énorme vers l’avant. Des applaudissements éclatèrent pour saluer sa performance. Eloane resta impressionnée, elle ne l’avait même pas vu remplir sa bouche d’essence.

Alors que Keegan revenait s’asseoir autour du feu, un jongleur inexpérimenté laissa échapper son bola, qui frappa de plein fouet son dos nu. Tout le monde se mit à crier. Le grand gaillard perdit l’équilibre, mais se rattrapa vite.

Les cinq autres compagnons se précipitèrent à ses côtés, alors que le projectile continuait à flamber sur le sable. Le fautif s’excusa platement et c’est Keegan qui dut le rassurer en lui montrant qu’il ne souffrait d’aucune brûlure. Sa peau aurait dû avoir frit, mais seules des traces de suie marquaient son épiderme.

Eloane posa sa main dessus. Il était aussi bouillant que cet après-midi, en rentrant de la plage. Keegan frémit. Elle devait être glacée pour lui.

— Je résiste plutôt bien à la chaleur, ne trouva-t-il qu’à déclarer en remettant son t-shirt.

— Eloane, à toi, la pria Addie.

— Non, ça ira. Une prochaine fois, peut-être.

— Tu as peur de passer après un spectacle pareil, j’imagine, dit Feng.

— Rien à voir. Je n’ai pas envie, c’est tout.

— Elle a dit qu’elle nous montrerait une autre fois, dit Aimé.

— Oui, il ne faut pas la forcer si elle n’a pas envie, dit Morgane.

— C’est vrai. Il n’y a pas de mal à ne pas se sentir capable, dit Keegan.

Ses mots piquèrent Eloane au vif et elle resta bouche bée. Vu le sourire qu’il portait, c’était le résultat escompté.

Addie envoya un petit coup dans le bras du grand brun :

— Vas-y doucement, elle ne connaît pas encore ton humour particulier.

— Ne t’inquiète pas, dit Eloane. Il m’en faut plus pour être atteinte.

Elle prouva l’exact contraire en allant emprunter le bâton de feu de l’Allemande.

À son tour au bord de l’océan, elle resta plantée là, regardant les flammes pendant de longues secondes. Les effets de l’alcool semblaient s’être dissipés d’un coup, comme son malaise augmentait. Elle se rendait compte de la situation dans laquelle elle s’était mise. Elle avait envie de partir en courant, mais ne pouvait pas bouger. Des messes basses commençaient à s’échanger.

Addie la rejoignit, un petit verre rempli d’un spiritueux transparent à la main.

— Bois ça cul sec, tourne-toi vers l’océan et danse pour la lune. Oublie qu’on est là. C’est ce que je fais. Tu vas voir, c’est libérateur.

Eloane savait que ce n’était pas la bonne solution, mais c’était la plus efficace. De toute façon, elle semblait ne prendre que des mauvaises décisions, en ce moment. Elle avala le liquide d’un trait, comme préconisé. Il lui brûla la gorge et elle toussa avant de s’essuyer la bouche.

Addie récupéra le flacon vide et alla s’asseoir, après un dernier encouragement des pouces. Des sifflets, cris et applaudissements démarrèrent autour du brasier, pour se propager au groupe épars.

Face à l’eau, l’astre bienveillant baignait Eloane de sa douce lumière. Elle ferma les yeux. Elle prit une grande inspiration, le temps de faire le vide dans son esprit. Puis, elle commença.

Enivrée par la mélodie, elle tournoyait dans un mirage brûlant. Elle reproduisait des exercices répétés des milliers de fois. Elle les réalisait sans réfléchir, comme sa mère les avait composés. Il existait des centaines de mouvements et d’enchaînements, reliés dans des chorégraphies qu’elle connaissait par cœur. Elle avait choisi une des plus difficiles.

Elle ouvrit les yeux pour la deuxième partie de la chorégraphie, beaucoup plus périlleuse, qui alliait jetés de bâton et gymnastique. Elle était entièrement concentrée. Les basses de l’enceinte tapaient au rythme de son cœur. Elle ne voyait personne autour. L’adrénaline la portait.

La troisième partie commençait, plus guerrière, plus vive. Eloane se sentait parfaitement sûre d’elle. Elle se servait de son bâton comme d’une épée, se battait avec dix adversaires et les tenait en échec. Elle se jeta au sol dans une gerbe de sable et tourna sur ses genoux, avant de se relever d’un bon, continuant en l’air, dans des figures démontrant toute sa souplesse.

Prenant un à un ses adversaires invisibles, elle les vainquit, les pourfendant de coups et d’estoc, d’esquives et de plongées. Après avoir coupé son dernier adversaire en deux, elle sauta dans les airs une dernière fois et enfouit son bâton dans le sol, étouffant les flammes d’un coup.

Le tonnerre d’applaudissements qui retentit ramena Eloane à son environnement. Elle se sentait extatique, électrisée. Elle ne s’était jamais lâchée comme ça, et ça faisait un bien fou. Elle aurait presque eu envie de recommencer. Presque. Ses joues la brûlaient quand même, sous son grand sourire béat. C’était la première fois qu’elle rencontrait cette partie d’elle. Depuis cinq ans, en tout cas.

La tête droite, elle planta son regard dans celui de Keegan, pour le défier. Elle fut étonnée d’y remarquer de la satisfaction. Il était aussi clairement impressionné. Une étincelle de curiosité brillait au fond de ses pupilles.

Une fois qu’elle les eut rejoint, il s’inclina devant elle :

— Bravo. J’étais sûr que tu étais douée, mais pas à ce point. C’est énormément de travail.

—  C’est un grand compliment, surtout venant de ta part. Je t’ai aussi trouvé impressionnant.

Il s’inclina encore une fois.

— C’était tellement puissant ! dit Addie.

— Vraiment incroyable, appuya Morgane en hochant la tête. J’aimerais bien que tu m’apprennes.

— Il y avait quelque chose de mystique, dit Aimé.

— J’ai adoré, dit Feng. Refais ça quand tu veux.

— Je veux essayer, dit Addie en lui prenant l’instrument de jonglage des mains. Ça a l’air si facile en vous voyant.

Eloane allait la contredire, quand après avoir testé le bâton dans quelques déplacements approximatifs, Addie exécuta un enchaînement souple et rapide, qui prit tout le monde de court.

— On dirait que tu as fait ça toute ta vie, dit Eloane, interloquée.

— Je te jures que je n’ai jamais touché un truc pareil, dit Addie en le posant, étonnée. Je dois avoir ça dans le sang.

Au fur et à mesure de la soirée, l’ambiance se détendit. Ils en oublièrent presque la formidable chose qui les reliait tous. Les rires et les blagues fusaient, les discussions à cœur ouvert sous l’effet de l’alcool, aussi.

Allongée sur le sable à contempler le ciel en compagnie d’Addie, Eloane avoua :

— J’ai l’impression que l’univers me dit de rentrer chez moi. Il ne m’est arrivé que des folies depuis que j’ai posé les pieds dans ce pays. Ma mère a besoin de moi et je me retrouve seule ici. Pourtant, on dirait que quelque chose me retient toujours.

— Je vais te répéter ce que mon grand-père m’a dit il y a quelques mois, lorsque ma grand-mère est morte et que j’ai failli annuler mon voyage pour rester avec lui ; ainsi que le jour de mon départ, parce que le garçon que j’aimais depuis quatre ans m’avait enfin déclaré sa flamme : « Une vie est trop courte, vis la tienne ». Ta mère est une adulte, elle est capable de prendre soin d’elle.

» Et tu n’es plus seule maintenant. Tu m’as, moi. Je ne sais pas pourquoi, mais je sens qu’on va être de grandes amies. Moi aussi, cet endroit me retient. Peut-être qu’Aimé à raison, une force supérieure nous a tous rassemblés ici.

Elles se mirent à rire.

Eloane ne connaissait presque pas cette jeune femme pétillante, pourtant elle ressentait un sentiment fort à son égard. Elle voyait derrière sa joie, la profonde tristesse de ceux qui ont perdu un être cher. Sa mère la portait tout le temps. Sur Addie, cependant, la douleur était estompée par des sourires encore insouciants.

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