Chapitre 2 : Lorne 3/3

Le lendemain matin, Eloane lisait un livre, posé sur un des canapés de la longue terrasse abritée, quand Addie arriva en trottinant. Un sourire chaud comme un rayon de soleil illuminait son visage. Ses cheveux étaient attachés dans une queue de cheval, découvrant un joli front et un porté de cou précieux, digne d'une impératrice. Pourtant, les taches ocre sur son nez en trompette et le haut de ses joues lui donnaient un air de petite fille espiègle.

- Je vais me balader en forêt, ça te dit de m'accompagner ?

- C'est vraiment gentil de ta part, mais j'avais prévu une simple promenade en ville. Un autre jour, avec plaisir.

- D'accord. Oh ! Ce soir, il y a un apéro sur la plage. C'est une soirée d'intégration pour nous, en quelque sorte. Six français arrivés le même jour, ça se fête, apparemment. Tu viens ?

Eloane pensa qu'au vu des tambourinements de la musique qui l'avaient sortie de son sommeil vers minuit, tout devait être prétexte à la célébration. Encore qu'elle n'était pas en position de se plaindre, étant donné qu'elle avait accompli l'exploit de réveiller l'auberge entière trois heures plus tard.

- Je ne bois pas d'alcool.

- Pas besoin de se saouler pour s'amuser, pas vrai ?

Le visage plein d'espoir d'Addie ne l'aidait pas à refuser.

- Je vais essayer de venir, concéda Eloane dans un petit sourire.

Elle n'avait jamais participé à une fête pareille et était quelque peu mal à l'aise à l'idée, mais elle devait se faire violence. Après tout, ne faisait-elle pas ce voyage pour rencontrer des gens et provoquer de nouvelles expériences ?

Le problème, c'était que tout à l'heure, tout le monde avait arrêté de parler à son entrée dans la cuisine. En sortant prendre son petit déjeuner sur la terrasse ombragée, elle avait remarqué les regards lancés vers elle et entendu les conversations redémarrer en chuchotements à travers la fenêtre entrouverte. Deux Italiens attablés à côté d'elle s'étaient mis à parler entre eux, sans savoir qu'elle comprenait leur langue.

Selon leurs dires, elle avait réveillé pas moins de trente personnes, dont une famille qui avait écourté son départ d'un jour. Elle les avait effrayés. En même temps, des hurlements de terreur en plein milieu de la nuit font souvent cet effet. Un des Italiens s'était amusé à l'imaginer possédée, ce qui n'avait pas fait rire l'autre. Son ami avait défendu Eloane en répondant que s'il y avait bien quelqu'un de possédé ici, c'était lui, ce qui avait clos leur conversation dans un rire.

Eloane n'aimait pas être le centre de l'attention, surtout pour une chose aussi négative. Tout le monde devait la prendre pour une détraquée, et elle devait admettre que c'était un peu vrai. Il avait fallu quelques minutes à Addie et Keegan pour la rassurer, alors qu'elle tremblait, le corps perlant de transpiration. Elle n'avait pas pu les regarder dans les yeux au réveil, bien qu'ils aient agi comme si de rien n'était. Heureusement, les trois autres colocataires n'étaient pas rentrés de la nuit.

Eloane partit donc seule visiter le village balnéaire luxuriant. L'ambiance était paisible, reposante. Elle se dirigea vers le centre-ville, qui consistait en une suite de commerces vue mer longeant la route principale. Les oiseaux tropicaux embellissaient le paysage et des gangs de cacatoès avaient élu domicile près des poubelles, dont ils ouvraient les couvercles grâce à leur bec. Eloane vérifiait chaque arbre en espérant apercevoir les quelques koalas qui s'aventuraient hors de la forêt. Elle finit par en trouver un et le contempla jusqu'à ce que son ventre crie famine, et encore un peu après ça.

N'étant vraiment pas attirée par la tourte à la viande, rare spécialité australienne, Eloane jeta son dévolu sur un petit restaurant de burger maison. Un serveur amical, portant une coupe mulet et une moustache, l'accueillit de son accent prononcé. Après lui avoir commandé un grand menu accompagné d'un milkshake à la vanille, elle les emporta au bord de mer pour les déguster, salivant par avance.

C'était une journée chaude et ensoleillée. L'Équinoxe de mars se produirait demain, annonçant le printemps chez elle, et l'automne ici, mais pendant la journée, les restes de l'été chauffaient encore les peaux. Les touristes jouant les retardataires et ceux préférant la quiétude et les températures plus douces, étaient éparpillés sur le kilomètre sableux qui bordait le rivage. Peu s'aventuraient dans les eaux froides de l'océan. Un groupe de jeunes locaux affrontait des backpackers - les immigrés qui voyageaient le pays en travaillant, comme elle - dans un match de volley.

Eloane avait sorti la longue robe aux épaules nues qu'elle préférait, rose et tachetée de petites fleurs blanches. Elle poussa un soupir de contentement. Repue, elle se posa sur ses coudes, avant de lâcher un rot sonore.

- À tes souhaits, dit une voix suave derrière elle.

Eloane se crispa. Elle croyait être seule. Trop concentrée sur sa nourriture, elle ne l'avait pas entendue arriver. Eloane se tourna, honteuse, pour voir qui lui avait parlé dans sa langue.

De son âge, la jeune femme la dépassait presque d'une tête. Elle lâcha sa besace sur le sol et se déshabilla. Sous son simple paréo, elle portait un maillot de bain une pièce. Elle avait la carrure d'une nageuse, des hanches larges et de belles courbes. Ses cheveux foncés étaient enfermés dans un chignon serré et sa peau avait la teinte des îles. Son visage était rectangulaire et ses lèvres pleines. Sa mâchoire inférieure s'avançait un peu, lui conférant une beauté nonchalante. Ses yeux aux couleurs des profondeurs étaient à l'abri de longs cils courbés.

- Je te prie de m'excuser, dit Eloane, je ne t'avais pas vue. Je ne me serais jamais permise.

- Il n'y a rien de mal. Je suis Morgane, je fais partie de ton dortoir. J'espère que tu ne lui en voudras pas, mais Addie m'a raconté. Comment te sens-tu ?

- Un peu fatiguée, mais ça va, merci de t'inquiéter.

- J'ai cru comprendre que ça t'arrivait souvent.

- En ce moment oui, malheureusement. Mais ne vous inquiétez pas, je compte aller voir le propriétaire pour trouver une solution.

Morgane la regarda droit dans les yeux :

- Fais comme tu le sens, mais sache que l'on n'a aucun problème à ce que tu sois dans notre dortoir. En tout cas, je suis désolée que cela t'arrive. Si tu as besoin de quoique ce soit, n'hésite pas.

- Merci, c'est gentil. Ce n'est pas agréable, mais il y a pire. Ça finira par passer.

- J'en suis certaine. Tu es au bon endroit pour ça. Rien de tel qu'une bouffée d'embruns marin chargés d'ions négatifs pour apaiser. Tu devrais dormir comme un bébé ce soir. Ça marche plutôt bien sur moi.

Eloane n'avait jamais compris cette expression. Un nourrisson faisait rarement des nuits complètes et se réveillait en hurlant et pleurant. En fait, si on suivait cette logique, elle dormait déjà comme un bébé.

Morgane s'en alla nager. Son corps semblait avoir été sculpté par l'eau. Ses mouvements fluides et puissants fendaient l'océan sans effort. Elle disparut sous la surface.

Au bout d'un moment, Eloane commença à s'affoler de ne pas la voir remonter. Après cinq minutes interminables à scruter les eaux, elle était sur le point d'aller au poste de secours, quand elle finit par capter Morgane entre deux vagues, loin à gauche de son point de départ. Elle se sentit bête, elle avait simplement perdu sa trace. Enfin, elle s'allongea, se laissant bercer par le bruit de la houle.

Une bourrasque la fouetta, remplissant sa bouche de sable. Toussant et crachant, elle se releva et frotta son corps pour se débarrasser des petits grains qui s'étaient infiltrés partout. Son esprit était comme dans du coton. Elle bâilla à s'en décrocher la mâchoire et regarda son téléphone. Il y avait plus d'une heure qu'elle dormait.

Des volutes de sable s'envoyaient sur tous les obstacles qu'elles rencontraient, faisant fuir les gens.

Morgane venait de rejoindre sa serviette, qui tentait de s'envoler sous sa besace.

- Tu as passé tout ce temps à dormir ?

- Oui. Il faut croire que tu avais raison. Ça m'a vraiment fait du bien. Je me sens plus apaisée. Et toi alors, tu as passé tout ce temps dans l'océan ? Tu dois être toute fripée. Pardon, ce n'est pas ce que je voulais dire.

Morgane sourit et lui montra l'intérieur de ses mains. Elles étaient complètement lisses.

- J'ai compris ce que tu voulais dire, ne t'inquiète pas. Et non, je n'ai pas une ride. Je sais que c'est étonnant, mais je surfe tous les jours pendant plusieurs heures, alors je crois que mon corps s'est habitué. On peut dire que je suis comme un poisson dans l'eau. Je dois y aller, je rejoins les garçons de notre chambre. Tu veux venir ?

Eloane refusa poliment. Après tout ce qui lui était arrivé, elle avait besoin d'être encore un peu seule. Pour s'éclaircir les idées, elle se mit à marcher le long de la grève, les pieds au bord de l'eau agitée. Quelques surfeurs profitaient de la levée du vent du Nord-Ouest pour prendre les rouleaux qui se formaient sans répit. Eloane avait toujours trouvé magnifique la façon dont le surfeur communiait avec cet élément si indomptable. Si elle restait, elle demanderait à Morgane de lui apprendre. Car oui, Eloane hésitait depuis toute la journée à repartir en France.

Un chemin boisé se prolongeait à la fin du long banc de sable. Elle l'emprunta. Une succession de rochers noirs et de petites criques s'alternaient jusqu'à la sortie du village, surplombée d'une forêt et de terrains de pique-nique. De nombreux points de vue parfaits se dévoilaient dans la verdure. Tandis qu'elle les passait, Eloane faisait la liste des points négatifs et positifs à rester ici, ou à rentrer chez elle. Pour l'instant, celle des négatifs était plus longue. Mais quelque chose semblait encore la retenir.

Bientôt, elle arriva à la jetée. Des passants allaient et venaient le long de la plateforme en bois finissant en esplanade. Au bout de l'appontement qui offrait un panorama incomparable, un pêcheur à la peau tannée par le vent, le sel et le soleil, était assis sur sa chaise pliante, une canne à pêche à la main. Il répondit au salut d'Eloane par un hochement de tête, avant de rediriger son attention sur l'espoir d'une prise. Elle s'approcha ensuite d'un attroupement qui lâchait des cris excités. Quelle ne fut pas sa surprise de voir une otarie nager librement dans l'eau, les observant de ses yeux noirs. Eloane ne rebroussa chemin qu'une fois que l'animal marin se fut lassé de trop d'attention. Sa décision de rester était prise.

Le koala était là où elle l'avait laissé, près de l'auberge. La petite boule poilue dormait, imperturbable, sur la même branche. Eloane l'admirait à nouveau, quand elle fut sortie de sa contemplation par un rire, qu'elle reconnut être celui de Feng.

Sans réfléchir, elle se décala derrière l'arbre pour ne pas être remarquée. La voix plus grave de Keegan, et celle plus calme de Morgane, arrivèrent jusqu'à ses oreilles. Elle fit le tour du tronc et recula discrètement jusque derrière le bâtiment de l'Office du Tourisme.

En pivotant pour fuir, elle heurta un corps très imposant et dur. Elle n'avait jamais vu autant de muscles sur quelqu'un. L'armoire à glace de deux mètres dix l'attrapa par les épaules pour la stabiliser. Il avait des pommettes hautes et un nez droit, légèrement aquilin. Ses yeux en amandes semblait sonder jusqu'au plus profond de vous.

- Bonjour. On m'a dit que tu étais notre nouvelle colocataire. Je suis Aimé, enchanté.

Il parlait d'une voix profonde qui fit trembler l'âme d'Eloane. Il se pencha en avant pour l'englober dans une étreinte douce et légère. Elle se sentit quand même minuscule et fragile, car il aurait pu lui briser la colonne vertébrale d'une simple pression. Une décharge remonta jusqu'à sa nuque, qui s'échauffait pour la troisième fois en peu de temps.

- Tu as vu ça ? demanda Aimé, radieux. On vient de vivre une connexion d'âme.

Eloane releva un sourcil en souriant. Il aurait plu à sa mère, celui-là.

- Moi, j'appelle ça de l'électricité statique, mais chacun sa façon de voir les choses.

Il n'ajouta rien, souriant comme s'il savait quelque chose qu'elle ignorait.

- Tu ne veux pas nous accompagner ?

- C'est gentil, mais je vais aller découvrir ce côté-ci du village, dit-elle en désignant le pont devant l'auberge. Peut-être plus tard.

- Très bien, dit-il sereinement. Par contre, si tu vas te promener dans la forêt, pense à regarder où tu marches, il y a quand même des serpents venimeux. Et sois tranquille, je ne dirai rien. Je comprends. Rejoins-nous quand tu seras prête.

Eloane pinça les lèvres avant de s'en aller sans demander son reste. Étant donné le point de vue qu'avait eu Aimé sur la scène, il avait clairement compris l'intention d'Eloane de se cacher de ses trois colocataires.

Elle ne comprenait même pas pourquoi elle avait agi ainsi. Elle entreprenait ce voyage pour rencontrer du monde et ils semblaient presque tous très sympathiques. Oui, mais ces connaissances ne seraient qu'éphémères. Elle nouerait des liens et ils se délieraient presque aussitôt. Elle finirait seule, comme toujours. Cela en valait-il la peine ? Ou ne se cherchait-elle qu'une excuse pour ne pas se mettre en danger, pour ne pas souffrir d'être rejetée ou oubliée ?

En feuilletant des prospectus sur la région, Eloane avait apprit qu'à quelques mètres de son logement à peine, un chemin menait directement dans le parc national d'Otway. Le début du sentier côtoyait la fin de la rivière.

Tandis qu'elle le remontait, elle observait les canards patauger dans la vase à la recherche de nourriture, avant de se laisser porter par le faible courant, le bec calé sous leur plumage. Un lézard se réchauffait sur un tronc d'arbre cassé qui reliait les deux berges. L'eau reflétait une vision trouble de la végétation qui habillait la grève.

Eloane n'était pas allée jusqu'à la cascade d'Erskine qui se trouvait à la fin, trop loin pour faire l'aller-retour avant la nuit, mais elle avait parcouru l'entrée de la forêt jusqu'à en perdre la notion du temps. La tête en arrière, ébahie devant la hauteur des eucalyptus, elle s'y était presque rompue le cou.

En sortant de sous la canopée, elle appela sa mère pour partager ce moment :

- C'est vraiment très beau, je vais t'envoyer les photos. J'ai ressenti quelque chose d'étrange dans l'atmosphère. Cela m'est déjà arrivé pendant nos voyages. Comme si l'endroit était mystique, un peu magique.

- Alors maintenant tu crois à la magie ?

- Tu sais bien que non. J'aimerais qu'elle existe, c'est différent.

- Eh bien, tu sais ce qu'on dit. Si tu espères assez quelque chose, elle peut devenir vraie.

- Oui, bien sûr... En tout cas, je suis persuadée que tu aimerais.

- C'est le cas. Nous y sommes allés une fois. Tu n'étais qu'un bébé.

- Quoi ? Pourquoi ne m'as-tu rien dit avant ?

Addie apparut dans le champ de vision d'Eloane. La jeune femme, sortant de la forêt, la salua en l'apercevant.

- J'ai mon jardin secret, dit Hélène. Je dois te laisser ma chérie, je t'aime. Sois très prudente, s'il te plait.

- Je te le promets. Et tu sais que je tiens toujours mes promesses. Avant de raccrocher, dis-moi comment vont Mr et Mme Guérin. Ils me manquent beaucoup.

Addie souriait de toutes ses dents blanches alors qu'elle passait, direction l'auberge, devant Eloane. Elle lui répondit d'une manière plus discrète, car ses dents n'étaient pas aussi belles.

Eloane s'en voulut. Bien qu'elle s'inquiétait vraiment du devenir de ses grands-parents de cœur, elle gardait sa mère en ligne afin de rester en arrière. Elle pensait vraiment Addie adorable, mais elle avait besoin de calme pour mettre ses idées en place, et une balade en compagnie de la petite pile électrique ne serait sûrement pas silencieuse une minute.

Rentrée en traînant des pieds, Eloane trouva le propriétaire des lieux dans les sanitaires, d'où il retirait le panneau en interdisant l'accès.

- Vous pouvez y aller, je viens de finir de nettoyer. Dites-moi, j'aurais voulu savoir combien de temps vous comptiez rester.

Au moins, c'était direct. Bob ne dormait pas ici, mais des plaintes étaient forcément revenues jusqu'à ses oreilles poilues et décollées. Il espérait sûrement se débarrasser d'elle. Il devait la considérer mauvaise pour les affaires.

- Écoutez, à ce propos, je voulais vous demander... auriez-vous une chambre privée à l'écart des autres ?

Le vieil homme la toisa de ses yeux bleus perçants.

- Je vois, dit-il de sa voix traînante.

Il avait visiblement déjà bien réfléchi à la question.

- J'imagine que vous pouvez rester dans le dortoir d'en face. Je ne l'utilise que pour les périodes de grosse affluence, ce qui n'arrivera pas avant la fin de l'année. Le prix sera le double et il faudra que vous fassiez le ménage vous-même, car j'ai assez de travail comme ça.

- Je vous remercie, c'est très aimable de votre part.

- Je trouve aussi.

Eloane rangeait ses habits dans sa valise, quand la porte d'entrée du couloir s'ouvrit bruyamment et que des pas rapides se firent entendre.

Après avoir frappé deux coups secs et attendu d'avoir le feu vert pour rentrer, Addie déboula dans la chambre. Elle se stoppa net. Questionnement et déception se mélangeaient sur son visage :

- Qu'est-ce que tu fais ?

- Je... parce que... mes espèces de terreurs nocturnes sont de plus en plus fréquentes, c'est forcément lié au stress du voyage, et je ne veux pas être une nuisance. Bob a pu me proposer un endroit à l'écart. D'ailleurs, je tiens encore à te présenter mes plus plates excuses la nuit dernière.

Elle avait parlé d'une traite, ses bras faisant des moulinets désordonnés.

- Tu ne déranges personne, mentit Addie avec un air résolu. Tu as autant le droit à ta place dans ce dortoir que n'importe qui d'autre. Et je pense que tes centaines d'excuses étaient bien plus que suffisantes. Tu n'as pas à te sentir mal, ça peut arriver à n'importe qui.

- Je préfère, dit Eloane doucement. Je n'aimerais pas être dans votre position, alors je ne veux pas que vous le subissiez. C'est mon problème et je dois le régler.

- Bon, très bien. Comme tu veux. Je suppose que ça ne peut pas nous empêcher de devenir amies. Le vent est tombé, alors la fête va commencer. Je vais rejoindre les autres pour qu'on y aille ensemble. Tu viens ?

- Je déménage mes affaires et je vous rejoins plus tard.

- Promis ?

Ses grands yeux luisaient comme ceux d'un chiot perdu.

- Promis, répéta Eloane par réflexe. Euh...

- Super ! J'ai cru comprendre que tu tenais toujours tes promesses.

Addie récupéra un sac à main sous son lit et s'en alla en sautillant. Un sourire carnassier était apparu sur son visage, détonnant avec ses mignonnes petites fossettes.

Le diable déguisé, se rendit compte trop tard Eloane. Elle s'était fait avoir comme une bleue. Peu importe, elle irait à ce fichu feu de camp. Elle n'avait pas promis de parler à qui que ce soit.

Le long du chemin ombragé qui menait à la plage, Eloane s'était arrêtée sur un banc. Elle voulait admirer le coucher de soleil, avant le tumulte de la fête. Elle se mit à sourire à la vue des chiens qui s'amusaient en aboyant sur le sable, au loin. Elle se dit que ce qui lui arrivait était un mal pour un bien. Elle allait pouvoir profiter de cet endroit quelques semaines avant de prendre la route. Elle se sentait étrangement à sa place.

Le cours d'eau s'élargissait ici, pour former un étang en partie recouvert par les roseaux. De petits cercles se formaient à sa surface quand les poissons venaient y gober des insectes. Fermé par un banc de sable, seuls quelques filets d'eau s'en écoulaient paresseusement et traçaient de faibles sillons sur leur passage. L'embouchure ne s'ouvrait en entier qu'après les pluies, en débordant pour rejoindre l'océan.

Au bout, le pont traversant les deux rives donnait l'impression d'être posé sur l'horizon. L'étoile du jour avait commencé sa course descendante, remplissant le ciel de pastels jaunes et orange.

C'est seulement à l'aube et au crépuscule que l'on peut véritablement percevoir le mouvement du soleil. En le voyant monter et descendre si rapidement, l'impression que le temps s'accélère nous inonde. Et peut-être est-ce vrai. Face à cette grandeur et cette grâce, on retient son souffle en espérant suspendre le temps, ne faisant que l'accélérer. Et soudain, tout nous échappe.

Eloane se réveilla en sursaut. L'obscurité était bien installée. Ses nuits d'insomnie la rendaient narcoleptique. Son cauchemar jouait aussi sur ses nerfs, car un sentiment de danger l'avait sortie de ses rêves. Ses cervicales étaient douloureuses de la mauvaise position qu'elle avait gardé plusieurs heures. Une pression sur son cerveau faisait présager une future migraine. Eloane pesta contre son téléphone, qui n'avait plus de batterie. La paix n'avait pas duré bien longtemps.

Le firmament étincelait de mille feux. Elle décida d'aller se poser sur la plage pour l'admirer. De toute façon, elle n'était plus vraiment fatiguée. Une brise rafraichissait l'air. Eloane était frileuse. Elle avait bien fait de prendre une veste fine dans son sac. Elle l'avait empruntée, avec autorisation, à sa mère. Quand elle l'enfila, le parfum fruité et élégant d'Hélène chatouilla agréablement ses narines.

Les planches tremblaient sous ses pieds tandis qu'elle remontait le chemin de bois sur le bord du chenal. Le vent faisait bruisser la végétation et frémir la surface de l'eau dans des vaguelettes brillantes. Prise d'un frisson, Eloane enserra ses bras. Elle n'arrivait pas à se réchauffer. Et cette impression étrange de danger grandissait en elle. À deux doigts de faire demi-tour, direction l'auberge, un grincement la fit regarder derrière elle.

À vingt mètres, deux silhouettes encapuchonnées apparaissaient et disparaissaient sous l'ombre des arbres, à mesure qu'elles avançaient d'un pas rapide. Eloane continua sa route en pressant le pas, d'un coup nerveuse. Une femme seule la nuit n'était jamais en sécurité. Elle ne recommencerait pas de sitôt.

Un bruit de musique s'éleva de non loin, porté par le vent. La soirée feu de camp revint à son esprit. Il y aurait du monde là-bas.

Alors qu'elle marchait si vite qu'elle courait presque, les ombres de la végétation s'allongeaient comme pour l'attraper. Le grincement des lattes en bois et les bruits alentour résonnaient menaçants. Des branches basses accrochèrent ses cheveux et griffèrent sa joue. Elle sursauta, laissant échapper un petit cri terrifié. Cela n'aidait pas son imagination morbide.

Grâce aux pensées intrusives déclenchées par son anxiété, elle avait l'impression de deviner les intentions malsaines de ceux qui la suivaient. Ces gens allaient la kidnapper et l'enfermer. Elle pouvait voir la cave sombre, sentir l'humidité couler sur les murs. Ils se serviraient d'elle comme cobaye. Ils la sangleraient à une table en métal glacé, puis la découperaient en morceaux. Dans quel but ? Eloane n'en avait pas la moindre idée. C'était son esprit qui implantait des images terribles et beaucoup trop réaliste dans sa tête, comme il le faisait toujours.

Son pouls accéléra encore et elle essaya de penser à autre chose. Son mal de crâne s'accentuait. Elle tenta un vif coup d'œil en arrière, pour se rassurer. Les silhouettes avaient accéléré aussi. Elles s'étaient même rapprochées. Un homme et une femme, vu leur stature. Sûrement un couple venu se promener au clair de lune, tenta-t-elle de se raisonner. Ils n'étaient plus qu'à une dizaine de mètres. Ils portaient des casquettes sous les capuches de leurs vestes et elle ne voyait pas leurs visages dans la nuit.

Des images de plus en plus précises et perturbantes s'insinuaient en Eloane. Pourquoi s'imaginait-t-elle Jimmy et Natacha dans le rôle de ses geôliers ? Elle entendait leurs voix dans sa tête, listant toutes les horreurs qu'ils allaient lui faire subir.

Elle devenait complètement folle. Comment son cerveau arrivait-il à s'imaginer autant d'horreurs ? Elle qui détestait tout ça. Il fallait qu'elle récupère le contrôle sur sa peur viscérale. C'était juste deux personnes lambda, qui allaient admirer les étoiles, ou à la fête. Oui, ça devait être ça. Ils se rendaient à la fête, et elle se ridiculisait une fois de plus. Mais alors, pourquoi gardaient-ils la tête baissée et invisible ?

Ils n'étaient plus qu'à quelques pas d'elle, maintenant. Elle pouvait les entendre respirer. Une respiration lente et tranquille, comme celle d'un prédateur sur le point de sauter sur sa proie. Le long de l'échine d'Eloane, un froid glacial se propagea. Elle n'osait plus se retourner.

Elle ne pouvait plus retenir sa panique. Quitte à passer pour une démente, elle prit ses jambes à son cou. Son instinct de survie réveilla ses muscles. Son cœur pompait l'adrénaline dans tout son corps. Elle n'avait jamais couru aussi vite. Sans doute parce qu'elle ne s'était jamais autant sentie en danger.

Elle passait le pont quand un cri strident déchira la nuit. Elle s'arrêta net au milieu de la structure. Il provenait de l'autre côté, là où elle se rendait. Ceux qui la suivaient étaient sur le point d'atteindre le pont. Ils ne s'étaient pas mis à la poursuivre, ce qui était bon signe, mais ne semblaient pas avoir entendu le cri. N'était-ce qu'une hallucination auditive, causé par son stress et son imagination trop développée ? Dans ses oreilles, un acouphène la gênait.

Un deuxième cri retentit. Plus long, cette fois. Plus aigu, aussi, comme on l'entend d'une fillette pourchassée. Eloane était certaine de l'avoir entendu.

Son sang se glaça. C'était bel et bien un cri de détresse.

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