Chapitre 2 : Lorne 2/3
Après sa première mésaventure, Eloane s’était rendue à la gare de Melbourne. Au moment de payer son café, elle avait saisi son sac à dos au pied de sa chaise, pour n’en trouver qu’un similaire, rempli de linge sale. Son sac à dos contenait toute sa vie. Sa survie dans ce pays en dépendait. Paniquée, elle avait couru d’un bout à l’autre de la gare, en larmes et à deux doigts de la crise de nerfs. L’impression que le sort s’acharnait contre elle l’avait écrasée.
Elle l’avait retrouvé par chance, sur les épaules d’une femme qui traversait le passage piéton, à la sortie des quais. Incroyable coïncidence, ce n’était autre que Natacha. Venue boire un café avant d’aller à la laverie automatique, elle avait échangé par mégarde leurs sacs. Elle s’était confondue en excuses en le lui rendant, avant d’être happée par le flot des gens qui continuaient leur marche sans se décaler. Eloane était restée si hallucinée, qu’elle ne lui avait même pas parlé de la pièce volée.
Son train raté, elle avait dû prendre le suivant et attendre le car pendant plusieurs heures, tentée de rentrer chez elle encore une fois. Elle s’était sentie incapable de voler de ses propres ailes. Elle avait agi de manière si irresponsable. La première règle d’un voyageur était de ne quitter ses affaires des yeux sous aucun prétexte. Que se serait-il passé, si elle ne l’avait pas retrouvé ? Au bord de la rupture, elle avait rappelé sa mère, et c’était uniquement grâce à elle qu’Eloane n’avait pas fait demi-tour, direction la maison.
Il était dix-sept heures quand elle arriva enfin à Lorne. Ayant dormi durant presque l’intégralité des vols, qui mis bout à bout correspondaient à un jour entier, elle aurait dû être reposée. Mais le voyage de plus de trente heures avec ses deux escales l’avait exténuée. Sans parler de la journée qui venait de se passer. Et pour couronner le tout, il y avait dix heures de décalage horaire avec la France, ce qui voulait dire que pour son organisme, il était sept heures du matin. Les siestes prises dans le train et le car qui l’avait menée jusqu’ici n’y avaient rien changé. Alors qu’elle aurait dû déborder de joie, elle n’avait qu’envie de pleurer.
Eloane et quelques passagers descendirent à l’arrêt. L’aimable chauffeur l’aida à décharger ses valises : un grand sac à roulettes avec des lanières et un sac de sport souple. Voyager léger n’était pas son fort ; elle était la reine des « au cas où ».
Le car redémarra. Eloane prit une grande inspiration et, dégoûtée, s’étouffa à cause des gaz d’échappement. Elle attendit que le nuage de pollution se dissipe avant de réitérer. Voilà. Une bonne odeur de sel et de pin parasol. Elle se sentait mieux. Une nouvelle excitation la gagnait, faisant papillonner son ventre. L’aventure pouvait commencer.
Une recherche rapide sur la ville pendant le trajet lui avait appris qu’il existait plusieurs campings et hôtels. Cependant, les prix, même hors saison, étaient exorbitants. L’unique auberge de jeunesse devrait faire l’affaire. C’était l’option la moins chère et la plus authentique, bien que partager un dortoir ne l’enchantait guère. Elle avait peur de déranger les autres avec ses crises nocturnes.
Avec un peu de chance, cette nuit serait paisible. Après tout, elle n’avait pas cauchemardé dans l’avion ; mais c’était sûrement lié aux somnifères qu’elle avait avalés pour ne pas stresser. Sinon, il faudrait qu’elle songe à une chambre privée. Le problème, c’est que ses économies venaient d’en prendre un sacré coup. Elle ne pouvait pas se permettre ce genre de dépense. Il était hors de question de demander une aide financière à sa mère. Elle voulait réussir à se débrouiller seule. Elle en était capable. Du moins, peut-être qu’à force de se le dire, elle finirait par s’en convaincre.
La jolie auberge arborée était située à l’entrée du village. L’endroit pittoresque surplombait un restaurant. Eloane monta les escaliers avec difficulté, ses lourds bagages aux bras. Elle tomba sur Bob, le propriétaire grincheux, passant le balai dans la cuisine commune. Pour une fois dans la journée, Eloane avait de la chance. Il ne restait plus qu’une seule place.
Bob l’amena le long du couloir de sa démarche boiteuse. La couleur des murs était d’un vert pâle vieilli par les années. Ils passèrent plusieurs dortoirs. Ceux à la porte ouverte laissaient entrevoir un joyeux fouillis, semblable à celui des colonies de vacances. Dans l’un d’eux, une jeune femme de l’âge d’Eloane était assise en tailleur sur son lit, un livre à la main.
Le propriétaire s’arrêta devant la dernière chambre. Il toqua et attendit.
— Entrez ! s’exclama une voix d’où semblaient résonner des trompettes.
Bob ouvrit la porte sur une fille aux yeux pétillants, qui s’écarquillèrent à la vue d’Eloane. Elle était toute en rondeurs, telle une déesse de la fertilité. Ses cheveux auburn, aux boucles magnifiques, sublimaient son visage rond sans imperfections. Une véritable poupée.
Dans son anglais à l’accent londonien, le propriétaire se mit à parler d'une voix traînante et supérieure, qui cassait avec son apparence revêche :
— Bonjour, Addie, je vous amène votre ultime compagne de chambrée. Auriez-vous l’amabilité de lui montrer son lit ? Elle est française, comme vous. Il semblerait que nous en soyons envahis, en ce moment.
Il n’était visiblement pas ravi que cela soit le cas.
La figure d’Addie, d’abord illuminée, se déforma dans une incompréhension gênée.
— Je vous remercie, dit Eloane dans un parfait anglais. Nous nous débrouillerons.
Elle lui tendit l’argent pour la semaine à venir. Un sourire édenté fendit bizarrement le visage abîmé du vieil homme et il referma la porte en baissant la tête.
— Salut ! dit Addie. Je peux te faire un câlin ?
— Euh, oui ? répondit Eloane, prise de cours.
Son étreinte démontrait qu’il ne valait mieux pas se fier à sa petite taille. Des muscles puissants se cachaient sous ses formes généreuses.
Quand leurs peaux se touchèrent, elles reçurent une décharge électrostatique. Elles lâchèrent toutes les deux un faible cri, d’étonnement plus que de douleur. La nuque d’Eloane s’était mise à chauffer. Ou peut-être n’était-ce qu’une impression, car la sensation avait disparu aussi vite qu’elle était apparue.
— Je suis vraiment désolée, dit Addie en s’écartant. Ce n’est pas la première fois que ça m’arrive aujourd’hui.
En regardant de plus près Eloane, elle s’exclama :
— Tes yeux ! On dirait qu’ils sont gris. C’est magnifique.
— Merci, répondit Eloane en rougissant. Les yeux verts sont ceux que je préfère, mais je dois dire que la teinte des tiens est particulièrement incroyable. C’est somptueux.
Le sourire d’Addie s’élargit :
— Toi, je t’aime bien.
« Pour vous faire un ami, offrez un compliment. » C’est ce qu’Eloane avait lu dans un livre. C’était pour elle la première occasion de rencontrer des jeunes de son âge et elle avait peur de ne pas être acceptée. Mais elle était sincère.
Addie désigna le bas du lit superposé à gauche de l’entrée :
— Comme tu vois, c’est le dernier disponible. On est six : Keegan, beau brun au regard de braise, super bon délire. Feng, bourreau des cœurs aux chevilles enflées, qui se croit beau. Morgane, force tranquille, qui tient à son espace vital. Et Aimé, montagne de muscles et d’amour, totalement dans son monde. Mais je te laisse te faire ta propre opinion d’eux.
— Vous voyagez tous ensemble ?
— Oh non, on est arrivés séparément en début d’après-midi. On ne se connait pas.
— Vu la manière dont tu les as décrits, je pensais que tu les connaissais depuis longtemps.
— C’est juste que j’ai tendance à cerner les gens rapidement. Je peux me tromper, mais j’ai rarement tort. On peut dire que j’ai un don pour ça. J’aime dire que je suis une sorcière.
Elle haussa les épaules. Son sourire mignon, comme celui d’un enfant malicieux, faisait ressortir deux petites fossettes au milieu de ses joues rosées.
— Et quelle est ton impression à mon sujet ? demanda Eloane.
Elle s’était fait violence. À l’ordinaire, elle n’aurait pas osé. Elle se sentit tout de suite bête de l’avoir fait. Elle ne savait vraiment pas comment s’y prendre. Il ne fallait jamais poser de questions aussi frontale, si l’on ne voulait pas recevoir de réponse blessante.
Addie réfléchit un instant, un doigt devant la bouche, alors qu’Eloane se triturait les mains.
— Hum… Hypersensible, qui désire sortir de sa chrysalide.
— C’est si évident que ça ?
Était-elle un livre ouvert à ce point ? Ou peut-être Addie avait-elle vraiment un don.
— Oh, ne t’en fais pas. Je sais qu’on est bien plus complexe qu’un simple mot réducteur. Plusieurs couches hétéroclites et des centaines de nuances.
— Et toi, alors, comment es-tu ?
— Pleine d’énergie et de style. Plus ou moins sans défaut.
Elles se mirent à rire.
— Et sinon, changea de sujet Eloane, les garçons et les filles ne sont pas séparés ?
Elle était un peu gênée, elle n’avait pas pensé à ça.
— Quand c’est possible, si. Mais tout est complet. Si ça te dérange vraiment, tu peux toujours louer une chambre privée. Par contre, c’est deux fois plus cher.
— Non, je suis sûre que ça va aller.
— Ne t’inquiète pas, ils sont tranquilles. Et au pire, y a juste à leur casser les dents, ajouta Addie, l’œil sauvage et le ton menaçant.
Elle serra son poing et contracta son biceps de fer pour appuyer son propos. Elle garda son sérieux quelques secondes, avant d’éclater d’un rire cristallin.
Eloane, qui s’était retenue de toute réaction, ne sachant pas si elle plaisantait ou non, fit de même. Le sien n’était ni féminin, ni réservé.
— Impressionnant, dit-elle dans une moue expressive.
— Je suis bûcheronne, ça aide. Bon, je te laisse t’installer. Oh, j’allais oublier ! On a directement instauré la règle des chaussures dehors après que Feng a enlevé les siennes, si tu vois ce que je veux dire.
Elle secoua la main pour disperser une odeur nauséabonde inexistante, puis s’engouffra dans la sortie tel un tremblement de terre.
Deux secondes plus tard, sa tête seule réapparaissait :
— Et pense à bien vérifier l'intérieur avant de les enfiler, araignées mortelles et bestioles dangereuses obligent. Bye-bye !
Après avoir rangé ses habits sur l’étagère qui lui était destinée et poussé ses sacs sous le lit, Eloane se rendit à la salle d’eau commune. Elle se changea pour un legging en lycra et un débardeur simple, le tout de couleur noire. Sa tenue préférée. Seul le bruit de ses claquettes emplissait le calme.
Eloane ouvrit la porte de sa chambre, avant de crier et de la clore aussi sec. Elle ferma les yeux ensuite, beaucoup trop tard.
— Désolée !
— Pas grave, répondit la voix étouffée du jeune homme derrière la porte. Ce ne sont que des fesses.
Eloane, mortifiée, se racla la gorge :
— Je vais faire un tour.
Sa voix était montée de plusieurs octaves.
— Non, c’est bon, entre.
Sur le dernier mot, il ouvrit vivement la porte. Eloane, toujours crispée à la poignée, fut tirée vers l’avant avec force. Il la rattrapa par les épaules, alors qu’elle plaçait ses mains pour se protéger du choc, s’accrochant à ses abdominaux solides. Cela les aurait laissés dans une étreinte digne des plus beaux films romantiques, si la vitesse n’avait pas fait s’écraser le visage entier d’Eloane sur le torse glabre du garçon.
Elle releva la tête en sentant un souffle chaud agiter ses cils. Dans le jaune des yeux, couleur terre brûlée, de ce bel inconnu, semblaient danser des flammes. Il ne disait rien, la scrutait, les sourcils froncés. Il rentrait de la plage. Sa peau mate était bouillante, comme le sable sous un soleil d’été. Imberbe, elle luisait sous l’effet de l’huile de monoï, dont l’odeur enivrait les sens d’Eloane. Ses cheveux bruns et bouclés étaient encore mouillés. Des gouttes en tombaient et glissaient, telles des perles de rosée, jusqu’à ses pectoraux, formant des traces de sel en séchant. Ses épaules étaient larges et ses biceps épais. Peut-être était-il bûcheron, lui aussi.
Après quelques secondes de contact, Eloane sauta presque en arrière quand de l’électricité claqua entre leurs peaux collées. Elle était certaine d’avoir senti sa nuque chauffer, ce coup-ci. Au moins, elle s’était retenue de crier.
— Désolée, dit-elle pour la deuxième fois en moins d’une minute.
— C’est moi qui le suis. Je voulais juste te dire que j'avais fini. Je venais me changer vite fait. J’y vais. Au fait, il n’y a pas de verrou sur les portes, alors la première règle : frapper avant d’entrer.
Un grand sourire amusé montait jusqu’à ses yeux, qui pétillaient de malice. Eloane détourna la tête alors qu’il enfilait un haut, ce qui était ridicule après tout ce qu’elle avait vu, elle en était bien consciente. Il était maintenant vêtu d’un jean et d’un simple t-shirt blanc qui faisait ressortir son beau bronzage.
— Je m’en souviendrai, dit-elle.
— J’en suis sûr, s’amusa quelqu'un derrière eux.
Eloane tressaillit. Elle ne l’avait pas remarqué jusque-là. Un sourire narquois soulignait ses lèvres. Ses yeux brun clair en amandes, légèrement bridés, semblaient narguer le monde. Se tenant accoudé à la rambarde, il releva son visage en losange d’un air prétentieux. Ses cheveux mi-longs flottaient dans le vent comme dans une publicité. Feng, sans aucun doute. Eloane préféra ne pas le calculer.
Keegan, avait-elle deviné, s’en allait par la porte-fenêtre, quand elle grogna de rire toute seule devant la justesse des descriptions faites par Addie. Elle avait maintenant envie de se taper la tête contre un mur.
Keegan se retourna, arrêtant un instant son avancée pour la regarder, intrigué. Sa bouche tressauta :
— Enchanté… ?
— Eloane.
— Eloane.
Il avait répété son prénom presque du bout des lèvres, comme s’il le savourait, avant de disparaître dans l’embrasure.
Elle se jeta dans les coussins, relâcha sa honte dans une plainte étouffée, et s’endormit tout habillée.
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