Chapitre 1 : L'Heure Du Départ
Une lumière aveuglante. Les pleurs bruyants d'un bébé. Une plainte à vous fendre le cœur. Un rire à vous glacer les sangs. Une ombre qui englobe tout. Et puis, plus rien.
Eloane se réveilla de son cauchemar en sursaut. Son cœur battait à tout rompre. Haletante, elle ouvrit les yeux sur le noir total qui emplissait sa chambre et sa panique s'accrut. Son pyjama et ses draps étaient trempés de sueur, ses cheveux collaient à ses tempes. Sa gorge était râpeuse d'avoir hurlé pendant son sommeil.
D'une main tremblante, elle trouva l'interrupteur de la lampe de chevet. L'éclairage vif l'éblouit un moment. Ayant du mal à reprendre ses esprits, elle resta allongée sur son lit à baldaquin. Le regard fixé sur le point le plus brillant du plafonnier, peint d'une nuit étoilée, elle entreprit de calmer sa respiration.
Elle finit par s'asseoir, la tête entre les mains. Une migraine lui vrillait les tempes. Pire, dès que ses paupières se fermaient, les flashs traumatisants qui repassaient devant ses yeux l'affolaient à nouveau. Les sensations semblaient si réelles, comme si elle l'avait vraiment vécu. Cette impression lui provoquait une panique inexplicable qui oppressait sa poitrine.
Du plus loin qu'Eloane s'en souvienne, elle avait toujours fait ce mauvais rêve angoissant. Depuis un mois, quand elle avait pris la décision de partir seule pour l'Australie, il se manifestait presque tous les soirs. Il la laissait en état de choc et dans l'incompréhension la plus totale. Tant et si bien, qu'elle avait fini par en rechercher la signification dans des livres et sur des sites Internet douteux. Rien n'avait fait sens.
Quelle qu'en soit la raison, elle n'arrivait pas à s'en débarrasser et il l'empêchait de dormir convenablement. Méditation, yoga, hypnose et thérapies en tout genre, malgré tous ses efforts, rien n'y faisait. Elle était épuisée, les poches sous ses yeux en témoignaient dûment.
Aujourd'hui était le jour du départ, et elle espérait qu'une fois arrivée sur place, la fréquence de ce maudit cauchemar se calmerait. Elle ne pourrait pas tenir encore longtemps comme ça.
Au moins, ses autres songes, bien qu'étrangement récurrents eux aussi, étaient prolifiques et tous plus fabuleux les uns que les autres. Des moments de répit dans sa tourmente. Comme celui où une femme, au visage angélique ressemblant à celui de sa mère, avançait vers elle dans un lac à l'eau argentée, souriante et les bras tendus. Celui où elle flattait le museau soyeux d'une licorne à la crinière luisante. Ou encore, celui d'un château immense, habité de gargouilles en pierres dotées de parole. Et aussi, celui d'un arbre, si colossal qu'il vous faisait sentir plus petit qu'une fourmi, placé au milieu d'une forêt enchantée, remplie de créatures féériques et d'animaux fantastiques, semblables à ceux des films dont elle était si friande. Ils n'avaient d'égale que son imagination.
Eloane se mordillait la lèvre, son mal de crâne et sa terreur s'estompant peu à peu, quand quelqu'un toqua à la porte, la sortant de ses pensées.
- Entrez, dit-elle en reculant dans le lit.
Dans l'encadrement se dessina le visage d'Hélène, sa mère bien-aimée. Ses cheveux de la couleur des blés avaient été dressés à la hâte en une queue-de-cheval difforme et dans la précipitation, elle avait enfilé sa robe de chambre à l'envers. Elle tendit à sa fille une tisane aux herbes relaxante dont elle avait le secret. Eloane sourit à ces détails qui en disaient long sur sa mère, tellement pressée à prendre soin des autres, qu'elle s'en oubliait.
Malgré ses yeux endormis et les traces d'oreiller qui ridaient ses joues roses et gonflées de sommeil, Hélène restait la plus grande beauté qu'Eloane n'ait jamais vue. Elle se retrouvait chaque jour ébahie devant son charme naturel, que même les années ne semblaient pas atteindre. Mais dans la longue liste de qualités qu'elle trouvait à sa mère, ce pour quoi elle l'admirait le plus était la gentillesse et la générosité, dont elle faisait preuve en toute situation. C'était son modèle, son refuge. L'apercevoir l'apaisa instantanément.
- Bonjour, ma chérie, dit Hélène tendrement, je t'ai entendu hurler. Encore cette vision ?
- Ce cauchemar, tu veux dire. Oui, le seul et l'unique.
Pourquoi donc revenait-il sans cesse la hanter ? Eloane se laissa retomber la tête la première dans les coussins et grogna sa frustration.
Le visage inquiet d'Hélène se contrit un court moment, à l'insu de sa fille. S'asseyant à ses côtés, elle lui frotta le dos doucement.
- Ça va aller. Ça finira par s'arrêter, tu verras. Tu es sur le point d'avoir vingt ans, c'est un âge charnière. Une fois que tu auras répondu à certaines questions, ton esprit se sentira libéré.
À l'abri du regard d'Hélène, Eloane leva les yeux au ciel. Sa mère, très spirituelle, la berçait souvent de phrases qu'elle trouvait sans queue ni tête, mais elle l'aimait plus que tout, et ce trait de sa personnalité l'attendrissait plus qu'il ne l'agaçait.
Celle qui l'avait mise au monde était surtout forte. Sans famille existante, elle avait élevé sa fille sans l'aide de personne, le père d'Eloane étant mort alors qu'elle n'avait qu'un an. C'était d'ailleurs une des rares choses qu'elle savait de lui. Elle avait bien essayé, à maintes reprises, d'en apprendre plus le concernant, mais les torrents de larmes qui s'échappaient de sa mère à chacune de ces mentions avaient fini par la décourager. Elles ne parlaient jamais du passé.
Oh, Eloane se posait des questions, ça oui. Des milliers, même. Seulement, elle les gardait tout au fond d'elle. Au fur et à mesure des années, elle avait réussi à se faire une raison, s'étant rendu compte qu'elle était au moins chanceuse d'avoir un parent extraordinaire. Peut-être un jour sa mère serait-elle prête à tout lui raconter, mais en attendant, elle profitait de ce lien si fort qui les unissait.
Elles passèrent un long moment dans le silence. Eloane s'était blottie contre Hélène, qui lui caressait tendrement les cheveux, ce qu'elle faisait pour la rassurer depuis son enfance.
Une fois son rythme cardiaque et son souffle revenus à la normale, Eloane finit par se détacher. Elle s'étira de tout son long, enfila ses chaussons et sa sortie de lit moelleuse, et elle se dirigea vers la baie vitrée qui donnait sur sa terrasse privée.
Elle adorait le couinement des volets en bois quand ils s'ouvraient sur le panorama magnifique, que les locaux appelaient la forêt de Brocéliande. Ce petit bruit lui prouvait qu'elle était à la maison. C'est pour cela qu'elle s'entêtait à ne pas en huiler les gonds.
L'aube s'avançait doucement. Une journée ensoleillée se révélait à la veille du printemps, bien que la froideur de la nuit fût toujours présente dans les bois qu'elle habitait. Eloane plaça ses mains sur le muret et la fraicheur de la pierre finit de la revigorer. Elle contemplait la splendeur qui l'entourait se dévoiler au temps de l'aurore, tandis que des frissons parsemaient son corps. Le hululement gracieux d'une chouette perça l'air.
La symphonie d'une forêt qui s'éveille est merveilleuse si l'on y prête l'attention nécessaire. C'était le moment qu'Eloane préférait.
Ces quelques minutes d'harmonie, où la pénombre est chassée par les premières lumières qui chatouillent les feuilles de leurs nuances pastel, alors que les bruissements des animaux nocturnes et diurnes résonnent dans les branches lourdes d'humidité. L'instant où tout se croise, quand la nuit et le jour s'enlacent pour être aussitôt arrachés l'un à l'autre.
Une voix fit tourner la tête d'Eloane vers l'intérieur. Madame Guérin, l'adorable, néanmoins maniaque, intendante de la maison, s'avançait dans la chambre. Eloane rentra rapidement, enfermant derrière elle l'air frais de la nuit mourante, tandis qu'Hélène récupérait le plateau des mains parcheminées de la vieille dame. Il était recouvert d'un assortiment de viennoiseries tout juste sorties du four, d'œufs frits, de jus d'oranges pressées et de café aux fumets délicieux.
À sa retraite, madame Guérin avait demandé à rester auprès d'Hélène et de sa fille. Elle habitait maintenant la dépendance avec son mari. Il avait été impossible de la faire cesser de travailler, alors Hélène avait embauché plus de monde pour l'aider à sa tâche. Elle leur donnait du fil à retordre. Son mari et elle étaient comme des grands-parents pour Eloane, qui adorait les écouter raconter leurs vies.
Placé de chaque côté de la vieille intendante, mère et fille la remercièrent en déposant un baiser sur chacune de ses joues. Quand elle l'enserra tendrement, Eloane aurait juré que les yeux de la vieille dame étaient embués, et elle eut un pincement au cœur.
La tête légèrement baissée pour ne pas dévoiler son trouble, madame Guérin ralluma le feu dans la petite cheminée en y ajoutant quelques bûchettes, avant de s'éclipser discrètement, comme à son habitude.
Eloane et Hélène s'installèrent sur la table ronde près de l'âtre pour un petit déjeuner très matinal. Disposée juste à côté de l'immense fenêtre, elle offrait une vue imprenable sur les alentours. Eloane n'avait pas grand appétit. Malgré les odeurs alléchantes et les gargouillements de son estomac, elle avait le cœur au bord des lèvres. Elle se força malgré tout à grignoter quelque chose.
Elles mangèrent sans un mot en observant le monde s'éveiller dehors, le tintement de la vaisselle comme seul rappel de la présence de chacune.
- Comment te sens-tu ? demanda Hélène au bout d'un moment.
- Très bien, mentit Eloane.
- Je sais que tu es stressée. Normalement, tu aurais déjà avalé l'assiette entière. Là, tu ne fais qu'émietter nerveusement ton pauvre croissant et tu n'as même pas repris de jus d'orange. Dis-moi ce qui ne va pas.
Assises face à face, elles s'étudiaient maintenant attentivement. Eloane avait hérité du corps svelte et des traits fins de sa mère. Tout le monde disait même que c'était son portrait craché, ce qui la ravissait tant le compliment était grand, mais qui la mettait mal à l'aise, tant elle le pensait faux.
Eloane se repassait la vie qu'elles avaient menée ces six dernières années. Elle avait quatorze ans lorsqu'une chute brutale, alors qu'elle grimpait à un arbre, lui avait causé une amnésie traumatique. Peu de souvenirs lui restaient de sa jeunesse. C'était plutôt un ensemble abstrait d'impressions et de ressentis, la plupart lui venant des rares photos de cette période et des récits de sa mère.
Hélène était riche et passionnée par l'Histoire du monde. Anthropologue et archéologue amatrice, elle avait décidé après cet accident d'emmener sa fille partout où les recherches qu'elle finançait la menaient. Elles avaient parcouru plusieurs fois le globe, fouillant souvent des lieux très risqués ou peu explorés. Cela avait beaucoup appris à Eloane, mais l'avait aussi rendue solitaire. Dans moins d'une semaine elle aurait vingt ans et elle n'avait jamais eu d'amis de son âge.
Sa mère était tout pour elle. Elles n'avaient jamais été séparées plus de quelques heures d'affilée. Elle lui manquerait terriblement.
- Tu n'as pas à t'en faire pour moi, lâcha Hélène en voyant que sa fille ne répondait rien, je m'en sortirai très bien.
- Arrête de lire dans mes pensées, ironisa Eloane.
Il était vrai que l'impression de l'abandonner la taraudait depuis qu'elle avait décidé de s'envoler seule pour l'Australie. Partir et laisser sa mère lui faisait horreur, car elle était beaucoup trop intrépide pour son propre bien et prenait souvent des risques inconsidérés pour arriver à son but. Eloane avait dû lui sauver la mise un nombre incalculable de fois et elle craignait de ne pas être là le jour où sa mère se retrouverait à nouveau en danger. Parce que cela finirait obligatoirement par arriver.
- Tes pensées ? Oh non, jamais je n'oserais, c'est beaucoup trop intime. Mais je t'en prie, ne t'inquiète pas. Tout ira bien de mon côté du monde, je te le promets. Tâche seulement d'en faire de même du tien.
Hélène se leva de table gauchement, ce qui détonnait avec sa grâce habituelle. Elle était normalement plus douée pour masquer ses émotions. Elle avança d'un pas, attrapa les mains de sa fille dans les siennes, tremblantes, et la releva pour la mettre à son niveau.
- Tu fais ma fierté, quoi qu'il arrive. Je te sais capable de venir à bout de n'importe quelle situation. Aie confiance en toi. Je t'aime, ma lumière, n'oublie jamais ça. Tu me manqueras tellement.
Puis elle l'attira dans une embrassade chaleureuse.
L'hypersensibilité d'Eloane l'empêchait d'avoir certaines conversations sans pleurer. Cet échange en était un parfait exemple. C'est avec la gorge nouée et des larmes silencieuses ruisselant de ses yeux bleu-gris qu'elle commença :
- À t'entendre, on dirait qu'on ne se reverra jamais. Je ne pars qu'un an. Et tu sais qu'il existe une chose extraordinaire que l'on appelle le téléphone. Nous pourrons échanger et nous voir tous les jours, un peu comme si tu étais avec moi. Tu ne seras pas seule.
Les mots suivants devinrent une succession inaudible de sons, qui finirent noyés dans un sanglot. Eloane pressa sa tête contre la poitrine de sa mère, dont le cœur battait fort. Elle avait pourtant l'air sereine.
- J'oublie souvent à quel point ce monde est fou, dit Hélène, tout à coup songeuse. Et en effet, je ne serai pas seule, parce que j'ai décidé de reprendre contact avec de vieux amis une fois que tu seras partie.
Hélène relâcha sa prise et se recula pour mieux observer sa fille, dont les sourcils arqués dévoilaient la perplexité, car elle ne lui avait jamais connu d'amis. Avant qu'Eloane n'ait pu ouvrir la bouche pour la questionner, Hélène sourit derechef et pressa ses lèvres sur le front de sa fille une dernière fois, l'enveloppant d'une douce sérénité.
Le coucou de l'horloge suisse accrochée au mur surgit dans son cri distinctif, annonçant l'heure du départ. Hélène se dégagea doucement de leur étreinte, avant de produire de petits gestes urgents qui essayaient de masquer son trouble.
- Dépêchons-nous. Nous avons de la route et nous ne souhaitons pas que tu rates ton vol, n'est-ce pas ?
D'un pas qui se voulait assuré, Hélène s'en alla. Elle s'arrêta à la porte, se retourna, les lèvres pincées et les yeux humides, mais le visage déterminé, hocha brièvement la tête et disparut dans le couloir.
Saisie par une soudaine bouffée de chaleur, Eloane alla prendre l'air à nouveau. Une averse était tombée pendant leur repas, mais déjà les nuages s'étaient dissipés. Une douce odeur de terre mouillée et d'humus emplissait ses narines. Les mains crispées sur le muret, elle inspira longuement et exhala lentement. La trainée de vapeur qui s'échappait de sa bouche formait d'élégantes volutes. Elle répéta le processus tout en contemplant les premiers rayons de soleil coiffer les cimes de teintes rosées. Un petit bouvreuil pivoine vint se poser près d'elle. Il sautilla, curieux, dévoilant le rouge qui ornait sa gorge. Quand il s'envola dans un appel mélodieux, le nœud dans le ventre d'Eloane se desserra un peu.
Rien n'égalait ce sentiment de plénitude qu'elle ressentait au plus profond d'elle devant l'immensité de cette nature. Il n'y avait qu'ici, près de sa mère et de ses grands-parents de cœur, qu'elle se sentait bien, en sécurité. Et pourtant, elle les quittait. Mr et Mme Guérin étaient âgés. Et s'il leur arrivait quelque chose pendant son absence ? Elle s'en allait à quelques jours de ses vingt ans, sans attendre de le fêter avec eux, quel manque de délicatesse de sa part. Peut-être pourrait-elle décaler le départ... Et puis, elle n'était jamais partie aussi loin, aussi longtemps. Encore moins seule. À quoi avait-elle pensé ?
Eloane secoua la tête pour empêcher toutes ces pensées de s'accrocher. Tout était prêt, l'heure n'était plus aux questionnements. Elle avait besoin de prendre son envol. C'était plus fort qu'elle.
C'est avec une nouvelle détermination qu'elle partit, laissant derrière elle son enfance et les premières hirondelles qui s'élevaient dans les airs du jour naissant.
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