CHAPITRE 1 part 1

Bientôt dix minutes que je me trouve devant le magasin, les bras appuyés sur la vitrine, admirant le dernier télescope élaboré par le Centre d'Etude International d'Astronomie. Un merveilleux instrument, avec lequel je pourrai admirer les plus belles facettes du ciel étoilé. Le prix me ramène à la réalité  : quinze mille euros.

— Sophie  ! me réveille Kelsey. Ça y'est, on peut y aller ?

Je roule des yeux :

— Oui, j'arrive...

Je décolle mon front des carreaux en y laissant une trace, et la suis à travers les rues, traînant des pieds.

— Pourquoi l'astronomie ? me demande t-elle intéressée.

— Je ne sais pas trop, j'adore ça depuis toujours. Enfin... d'aussi longtemps que je me souvienne.

Au vu de ma réponse, elle baisse la tête et sans parler, continue de marcher, évitant mon regard.

Ce n'est pas un sujet facile. Notre plus grand point commun est la mort de nos parents. Pas très réjouissant comme rencontre un enterrement... Nous avions sept ans à l'époque. Nos parents travaillaient dans la même boîte. Ils étaient partis négocier un contrat à l'étranger, mais l'avion n'est jamais arrivé jusqu'à sa destination. Il lui reste cependant de très bons souvenirs avec eux. Alors que moi, je n'en ai aucun, le noir total. Voilà ce qui met souvent un malaise entre nous : elle semble plus désolée pour moi que je ne le suis en réalité.

Je sens quelques gouttes d'eau effleurer ma peau et la température frôlant les dix degrés me glace le sang. Le climat nuageux et pluvieux Irlandais peut parfois être une horreur, même quand on y est habitué...

Kelsey accélère le pas devant moi et zigzague entre les piétons, sans vraiment se soucier de ma présence. Mes yeux restent attentifs à chacun de ses faits  : après avoir dépassé l'église de Saint Nicholas sur la droite, elle prend le chemin de gauche sur High Street et continue de marcher le long de Quay Street. De chaque côtés de la rue, j'aperçois des enseignes de pubs et de boutiques de bijoux celtiques. J'aurais aimé m'y arrêter, mais compte tenu de l'allure à laquelle marche ma meilleure amie, je ne pense pas qu'elle serait du même avis... Pourtant, ce n'est pas comme si nous en avions beaucoup à  Portumna...

L'atmosphère se refroidit de plus en plus rapidement. Les trottoirs sont inondés de passants, aussi empressés les uns que les autres, surtout en ce dimanche. Les corps sont bousculés, écrasés et entassés. Je tente de me frayer un passage, comme un poisson remontant les eaux à contre courant. Mais cette foule hautaine m'emporte, telles d'immenses vagues m'entrainant dans les profondeurs de l'océan.

Comprenant que je viens de perdre mon amie, je décide de m'arrêter quelques secondes à l'abri pour reprendre mon souffle. Je m'extirpe de cette masse et prends à gauche juste avant le Quay's Bar. Je me réfugie sous la devanture d'un restaurant en travaux et porte mes mains à ma bouche en expirant de l'air chaud afin de me réchauffer. Je tourne la tête dans tous les sens mais, ne la voyant pas, j'attrape mon téléphone et compose son numéro.

J'entends vaguement la sonnerie de Kelsey... Elle semble provenir de loin, pourtant celle-ci se rapproche de plus en plus. Je la cherche du regard, toujours abritée sous un petit toit entre deux ruelles.

J'aperçois une silhouette dans la foule au loin s'approcher, je plisse les yeux, parce que l'averse s'abattant sur la ville me gêne davantage à chaque seconde.

Je reconnais les formes d'un homme à travers ce gros manteau. Le téléphone sonne encore et je remarque qu'il tient le vieux samsung de Kelsey dans sa main droite. Je reste bouche-bée et ne trouve rien à dire.

Après l'avoir longuement fixé, il décide enfin d'enlever sa capuche. Il me lance un sourire charmeur et me tend le téléphone de Kelsey. Je ne peux distinguer visiblement son visage, mais la lueur verte émeraude émanant de ses yeux me laisse sans voix.

Il ne dit pas un mot, et se contente de me pointer de son doigt. Je baisse la tête, suivant la trajectoire de son index et crie d'effroi, voyant une plaie dans mon torse. Je porte mes mains à mon abdomen et tente tant bien que mal d'arrêter le saignement.

Je l'entends ricaner presque sadiquement. Je me redresse vers lui de plus en plus mal en point, mais il continue de me sourire me voyant frissonner. Mes mains tremblent et mon souffle s'accélère à la vue de cette quantité importante de sang s'écoulant au sol et formant peu à peu une marre de peinture.

À bout de force, je lui demande :

— Qu'est-ce que tu m'as fait...

Je tombe à genoux, pliée en deux sous l'effet de cette terrible douleur. Je regarde autour de moi afin d'appeler à l'aide, mais tout ce que j'aperçois, ce sont les trottoirs et rues complètement vides aux alentours. Mais où sont-ils tous passés !

Une voix résonne dans ma tête  : « Tu es seule maintenant, tu es à moi... »

Ma vue se trouble, mes sens s'affaiblissent considérablement. Et c'est le trou complet.

♦️♦️♦️

Sophie me met mal à l'aise en ce moment... Ce n'est pas de sa faute à vrai dire, mais je n'arrive jamais à lui parler de nos parents. Cela fait bientôt dix ans, et le sujet n'a pas été abordé depuis le jour où elle a tout oublié. J'ai tant de peine pour elle. Elle doit vraiment en souffrir...
J'y pense tellement, que j'ai failli en oublier le chemin du magasin !

Nous sommes spécialement venues à Galway pour récupérer les uniformes qu'exige la principale du lycée. Nous n'avons pas le choix, c'est le magasin le plus proche de Portumna. Je remarque l'enseigne du magasin sur ma gauche  :

— Regarde Sophie ! Enfin trouvé... !

Aucune réponse de sa part.

Je me tourne et scrute les environs, mais elle ne se trouve plus derrière moi. Je fais quelques pas en arrière, mais je ne vois pas son manteau rouge dans tout ce monde. Je glisse alors ma main dans ma poche pour en sortir mon téléphone, mais il n'y est pas  ! J'ai dû le faire tomber en marchant si vite, quelle imbécile  !
Un torrent de pluie s'abat sur la ville, je n'ai d'autre choix que de me mettre à courir. Je fais demi tour, et repars dans le sens opposé. La masse de passants s'épaissit. Étant assez petite, je me glisse entre les piétons. Devant moi, un groupe de personnes s'agite. Je me dirige vers lui lorsque je vois une jeune fille allongée sur le sol, ayant apparemment perdu connaissance. Une femme âgée s'approche d'elle, et retire les cheveux bruns de son visage. Mon dieu... C'est Sophie  !

♦️♦️♦️

Je me sens lourde et fatiguée. J'ai du mal à ouvrir les yeux, mais après plusieurs essais, j'y parviens finalement. 

La lumière blanche est aveuglante et le calme qui règne dans la pièce est apaisant. Je me redresse maladroitement, ôtant mes envahissants cheveux de mes yeux et regarde autour de moi. Je suis seule. Le temps par la fenêtre laisse indiquer qu'il doit être aux alentours dix-sept heures. Sur la table à ma gauche se trouve un dossier médical, mon nom est inscrit dessus. Je tends la main et l'attrape. Je laisse défiler les quelques pages et tente de déchiffrer le sens de certains mots, mais sans succès. En revanche je remarque rapidement un détail qui attire mon attention :

« Malaise dû à une baisse soudaine de tension.»

Malaise  ?! Je retire d'un grand coup le drap blanc me tenant au chaud, et inspecte mon ventre, qui n'a pas une seule égratignure. Comment est-ce possible, je l'ai senti ! J'avais un trou dans l'abdomen il y a quelques heures !

La porte s'ouvre d'un seul coup et une infirmière en blouse blanche entre. Prise de panique, mon premier réflexe est de jeter le dossier à sa place initiale. Mais manque de chance, celui tombe et les feuilles s'éparpillent sur le carrelage de la pièce. Évidement... j'aurais dû m'en douter. J'ai dépassé depuis bien longtemps le stade de la maladresse.

— Bonjour Sophie, Je m'appelle Annie, je suis ici à la demande du médecin. Nous avons besoin de savoir ce qui s'est passé, commence-elle souriante, ramassant mon étourderie.

Son air bienveillant semble dissimuler bien des secrets. En effet, son maquillage tout juste refait et la trace d'une éventuelle alliance à son annulaire laisse penser qu'elle sort d'une dispute. Mais de toute manière de quoi je me mêle... J'ai toujours cette fâcheuse tendance à observer les comportements d'inconnus.
Troublée par mon silence elle se répète :

— Tu ne te souviens de rien, c'est bien ça ?
Je secoue la tête, ne voulant pas parler. Elle m'aurait prise pour une folle.

— Je vais t'expliquer : tu étais dans la rue ce matin, et tu as fait un malaise dû à une chute de tension. Le problème, c'est que nous n'avons pas réussi à trouver la cause de cette baisse de tension. Aurais-tu une idée ? Prends-tu des médicaments spéciaux ?

Je lui refais signe de la tête, et elle se dirige vers la porte. Cette dernière s'ouvre avant que l'infirmière ne touche la poignée. Kelsey s'empresse d'entrer en bousculant la jeune blonde et se jette dans mes bras :

— Sophie ! Oh mon dieu... Tu m'as fait tellement peur !

— Depuis quand suis-je ici ? je lui demande, encore sous le choc.

— Depuis ce matin et il est déjà seize heures. Tu as bien roupillé !

— Que s'est-il passé Kelsey ?

— À toi de me le dire ! Je marchais tranquillement, et quand je me suis retournée tu étais allongée par terre un peu plus loin. Des dizaines de passants t'encerclaient et tentaient de te venir en aide, mais tu ne te réveillais pas !

— Comment ça « tout le monde »  ? Il n'y avait personne avant que je m'écroule au sol.

— Non Sophie, c'est impossible. Cette rue est toujours pleine de monde et tu le sais.

Je regarde dans le vide et remets chaque événement dans l'ordre. Je ne parviens pas à décoder ce qui m'arrive...

— Je te sens perdue Sophie... De toute façon, ne t'inquiète pas, tu peux te reposer jusqu'à mardi. Tu ne sors pas avant, les médecins essayent toujours d'élucider ce qui t'est arrivé.

— Mais c'est inimaginable ! La rentrée c'est demain ! Il est hors de question que je rate les premiers cours !

— Ce n'est pas moi qui décide, désolée... répond-elle navrée.

***

Finalement, me voilà sortie quelques heures après. Le foyer en a décidé ainsi, je dois à tout prix être partie demain. Nous pourrions croire qu'ils ne veulent plus de moi là-bas, mais je sais que ce n'est pas le cas. Après tout, je ne m'opposerai pas à cette décision, cela m'arrange. Kelsey ne comprend pas pourquoi. Mais c'est pourtant naturel : c'est la rentrée  ! Reprendre les cours ne me met pas de si bonne humeur, mais c'est hyper important  ! Je préfère passer inaperçue dès le premier jour. Alors que si j'avais fait mon apparition mardi, tous m'auraient remarquée...

Cette école est en plus bien différente des autres  : la Athlone's academy est un internat privé, vraiment réputé et inspiré des écoles anglaises. Et s'il est autant apprécié, c'est que le taux de réussite bat des records. J'y ferai ainsi mon entrée en seconde année.

Nous prenons le train demain matin. Je ne pensais pas retourner à Athlone un jour. Je n'y ai pas mis un pied depuis que mes parents sont morts. Nous vivions tous les trois là-bas, Kelsey aussi d'ailleurs. Mais la ville ne disposait pas d'orphelinat, nous sommes donc parties.

Une vingtaine de minutes plus tard, Bridie entre dans l'hôpital pour venir nous chercher.
Il était temps... Je ne peux pas rester une minute de plus dans cet endroit lugubre. C'est tout simple : Je hais les hôpitaux. Ne serait-ce que d'y penser, des milliers de frissons traversent mon corps et mon estomac se noue. Je ne peux pas dire pourquoi ce lieu me met si mal à l'aise, mais il semblerait que j'y ai vécu une mauvaise expérience. De toute manière, je ne me souviens de rien.

— Sophie, Kelsey  ! dit-elle soulagée. Vous auriez dû m'appeler plus tôt  ! Je suis sans nouvelle de vous depuis des heures  !

Bridie a raison. En temps normal, nous n'avons pas l'autorisation de sortir seules avant la majorité. Telle est la règle au foyer. Mais Bridie avait – dans le dos de la directrice – donné son approbation tant que nous lui promettions d'être prudentes et de l'avertir en cas de problème. Mais maintenant, c'est elle qui risque d'avoir de gros soucis...

Bridie est la surveillante principale du foyer. Je dis principale parce qu'il y en a d'autres certes, mais c'est elle que nous préférons tous. Ce n'est pas vraiment une « maman » pour nous, mais plus une mamie. Kelsey dit souvent qu'elle ressemble à sa grande tante qui demeure à Londres. D'ailleurs, si elle n'était pas décédée il y a quelques années, c'est elle qui aurait pu prendre la garde de Kelsey. Cependant, je pense qu'elle est bien plus heureuse ici. Quant à moi, Bridie me fait penser à Mémé dans titi et grosminet, avec ses longues jupes, ses pulls de laine et sa chevelure poivre et sel. Être au foyer en sa compagnie nous fait oublier que nous n'avons pas vraiment de famille. C'est bien ça être orphelin non ?

— Allons-y sans plus tarder, finit-elle par déclarer froidement.

Nous sortons du bâtiment et traversons la verdure encore humide de l'averse matinale avant de rejoindre sa voiture sur le parking. Une fois entrées à l'intérieur, le silence règne. Kelsey s'est assise à l'arrière avec moi et Bridie nous fixe sévèrement dans le rétroviseur.

Kelsey joue avec ses doigts. C'est ce qu'elle fait lorsqu'elle se sent coupable. Encore une fois, je ne peux pas dire que ce soit de sa faute. Pour détendre l'atmosphère, je décide de prendre les devants en engageant la conversation :

— C'est de ma faute Bridie, tu sais, Kelsey n'y est pour rien.

Elle ne répond pas et le calme est plus que troublant :

— Je n'avais pas déjeuné ce matin... et... et Kelsey m'avait poussée à manger pourtant  ! Mais je ne l'ai pas écoutée.

Je sais que je mens assez mal, mais cela n'est pas grave en soi. Nous nous ferons punir sans aucun doute.

— Bien essayé Sophie, mais vous êtes toutes les deux responsables. Et moi aussi d'ailleurs.

Bridie n'est pas dupe, depuis le temps je le sais... Mais cela me gêne qu'elle se sente coupable. Ce n'est vraiment pas de sa faute. Et j'aimerais bien savoir de qui est-ce la faute en y repensant...

— Bridie... euh... j'ai cassé mon téléphone... en fait je l'ai perdu... avoue difficilement Kelsey.

— Comment ça Kelsey ?! Perdu ou cassé ?
s'énerve davantage Bridie.

Je réfléchis à voix haute  :

— Certainement les deux...

Kelsey se tourne brusquement vers moi. Je ne pensais pas parler aussi fort...

Après une heure de trajet dans le plus grand des calme, nous arrivons à Portumna, petite ville dans la province de Connacht. C'est ici que j'habite depuis plus de dix ans. Je vis dans l'orphelinat des Deux Claires, à une dizaine de minutes du célèbre château.

À peine le véhicule garé et le moteur arrêté, je m'échappe de la voiture et tente de me faufiler discrètement à l'intérieur. Je parviens à passer l'entrée principale sans que Bridie ne s'en rende compte. En effet, je n'ai aucunement envie de discuter avec elle. Mais Kelsey m'attrape le bras alors que je montais les escaliers, regagnant ma chambre :

— Sophie  ! Où est mon téléphone ? J'espère que ce n'est pas une de tes blagues ! Tu sais que je n'en n'aurai pas un autre avant un long moment.

— Je n'y suis pour rien Kelsey.

Je continue d'escalader les marches.

— Va te reposer, on reparlera de ça plus tard, répond-elle avec une pointe d'irritation. Cependant, j'aimerais savoir une dernière chose Sophie : qui est Merrick ?

Je m'arrête et me tourne vers elle assez perplexe. Je réfléchis un court instant les yeux perdus dans le vide :

— Je ne connais pas de Merrick... pourquoi une telle question  ?

— Tu répétais ce nom sans cesse durant ton sommeil à l'hôpital.

Je ne lui réponds pas et me détourne d'elle aussitôt, remontant dans ma chambre. Pourquoi ai-je le sentiment que quelque chose bloque ma mémoire, comme si mes souvenirs étaient entremêlés...  ? C'est étrange, je ressens parfois la même chose lorsque je pense à mes parents. Comme si quelqu'un jouait avec mon passé...

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