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2460ème Zoltar (an 12)
Eli ne sursauta pas, ne bougea pas, ne souffla pas. La main d'un dieu semblait s'être saisie du temps, figeant l'atmosphère tandis que, par-dessus la rangée de livres, les deux anges s'observaient. L'akila restait aussi immobile qu'une statue : les ailes dressées en crochets au-dessus de la tête, il la considérait de son regard fixe comme le rapace étudie la souris. Ses yeux d'opale, enfoncés sous d'épais sourcils noirs, ne cillaient pas. Eli retint l'air dans ses poumons. Prise dans sa ligne de mire, elle eut la profonde conviction que si elle tentait de fuir, il fondrait sur elle.
— Rasïwe*, souffla-t-il.
Sa voix profonde déclencha un frisson sur la nuque d'Eli.
— Qui es-tu ? demanda-t-elle.
L'ange replia son livre d'un coup sec. Il s'approcha alors du rayon entre eux, et Eli rassembla toute la force de son corps pour ne pas céder à la peur. Lui dut courber l'échine pour continuer à la regarder. Sa main rangea le livre dans l'échancrure laissée à cet effet, rompant le contact visuel. La dernière chose qu'elle vit fut son sourire.
Elle recula précipitamment pour s'envoler de la balustrade. À nouveau, son coeur s'emballait. Un voile dangereux flottait dans l'air – il fallait qu'elle s'échappe maintenant. Le soleil miroita sur ses ailes lorsqu'elle s'éleva tout en haut, désireuse de mettre le plus de distance possible entre l'akila et elle. La pointe recourbée de ses chaussons se posa sur le sommet de l'étagère centrale. Accrochée d'une main à la flèche en fonte, elle se pencha une deuxième fois par-dessus le plateau. Un léger rire la fit lever les yeux.
Il était déjà face à elle, accroupi sur le palier du dôme. En plus d'être immense, il est rapide, songea-t-elle. Rapide et silencieux. Les dieux étaient injustes.
— Tu comptes me dire qui tu es ? s'agaça Eli. Ou je dois attendre le Zoltar ?
—Voilà qui est audacieux, dit-il. Ce n'est pas moi qui espionnait l'autre.
Un accent guttural faisait vibrer le fond de ses mots. Sa façon de parler semblait étrange, comme s'il n'avait pas m'habitude d'utiliser ses cordes vocales. Eli redressa le menton.
— Je n'espionnais pas. J'étudiais.
— Ah. Suis-je un objet à la hauteur de ton étude ?
— Cela reste à prouver, répliqua-t-elle. Tu viens d'interrompre mon examen.
Eli feintait la morgue pour se donner contenance, mais il n'était pas dupe. Son regard épiait le moindre de ses gestes, aiguisé comme le fil d'un rasoir.
La cigogne se redressa sur le sommet de l'étagère. Pour une raison quelconque, elle refusait de se dérober. Plus encore – elle refusait d'être prévisible. La cigogne bondit sans prévenir et rejoignit l'akila sur le palier. Il suivit son envolée, immobile. Mais lorsqu'elle atterrit à côté de lui, un sourire secret étira ses lèvres.
— Tu viens m'étudier de plus près ?
— Je n'ai pas peur de toi.
— Est-ce l'impression que je donne ? Vouloir effrayer les autres ?
Eli fronça les sourcils. Aucune ironie dans la voix, sa question semblait réelle.
— Eh bien... Oui. Navrée de te l'apprendre.
— Ce ne sont pas mes intentions.
— Cela y ressemble, pourtant, répliqua-t-elle. Tu n'as pas l'air d'être fort aux normes du jour.
— Aide-moi donc.
Eli s'éloigna d'un pas qu'elle voulut nonchalant. En réalité, elle s'efforçait de ne pas trop le regarder : tout en lui la fascinait.
— D'abord, cela fait deux fois que tu voles mon soleil en deux jours – c'est très malpoli. Ensuite, tu ne t'es toujours pas présenté. Et enfin, tu n'abaisses pas tes ailes en présence d'une dame, ce qui est perçu au mieux comme un manque de galanterie, au pire comme une menace.
— Toutes mes excuses, sourit-il. Loin de moi l'idée de te menacer. Vu la délicatesse de tes ailes, je t'imaginais plus proche du geai que de la dame.
Les yeux d'Eli s'étrécirent.
— Vu les ailes qu'Alator t'a données, je t'imaginais pourvu d'un peu de jugeote. Nous sommes donc tous les deux surpris.
Le rire de l'akila murmura sur sa peau. Elle frémit, angoissée par ses propres réactions, puis croisa les bras. En réalité, elle était piquée au vif. L'avait-il réellement prise pour une vulgaire mésange ? Que son attitude soit volontaire ou pas, ce séraphin était trempé de l'arrogance caractéristique de son oiseau. Les akila's étaient tous ainsi. Nés sous l'oeil miséricordieux d'Alator, un destin fabuleux tout tracé. Malheureusement pour eux, Elisabel l'était aussi.
— Je suis cigogne, ajouta-t-elle.
Puis, toujours sans le regarder, elle contourna la longue table pour revenir sur ses grimoires. Peut-être que si elle faisait mine de se désintéresser de lui, il s'en irait ? Mais voulait-elle qu'il s'en aille ?
— Je t'ai vexée, constata-t-il en se rapprochant – et Eli se raidit. Il faut me pardonner ces faux pas, je viens tout juste d'arriver.
— D'où cela ? Des Terres Mortes ?
Son sarcasme la surprit elle-même. Finalement, elle ressemblait plus aux Catilinal qu'elle ne le pensait. Eli se racla la gorge et se pencha sur le premier livre ouvert. Elle avait une conscience aigüe de l'aigle juste à sa gauche – présence écrasante et pourtant calme. Aussi chargée qu'un ciel avant l'orage.
— Presque. Je viens du Cortège Germinal.
Eli mit un moment à intégrer ce qu'il venait de dire. En réalité, elle resta coite si longtemps que l'akila dût la prendre pour une faible d'esprit. Le Cortège Germinal ? Il s'agissait des montagnes les plus froides du continent. C'était tout à fait inhabitable – il mentait, sûrement. Les derniers ours shedi's y vivaient encore !
— Et pourquoi en es-tu parti ?
Ses yeux jaunes miroitèrent.
— Pour les mêmes raisons que toi, je dirais. Pourquoi es-tu ici ?
— C'est une habitude, de toujours retourner les questions ?
Un autre rire étira ses traits. Lorsqu'il se détendait ainsi, le pli entre ses sourcils s'effaçaient et de longues fossettes creusaient ses joues. Eli sentit son regard s'égarer dans ces sillons. Depuis quand était-il aussi proche d'elle ? Ils se tenaient tous les deux en bout de table, une main posée sur celle-ci tandis qu'ils s'observaient. L'akila était penché sur elle, la dominant toute entière. Son parfum de hauts nuages s'insinua dans ses narines, caressa le moindre de ses pores. Eli se sentit ivre.
— J'ignore quelles sont mes habitudes, dit-il en abaissant la tête un peu plus vers elle. Je n'ai pas au l'occasion d'échanger avec beaucoup de monde, jusqu'à présent.
— Trop occupé à planer au-dessus de la masse, je suppose ?
— Tu supposes souvent mal, je le crains, rétorqua-t-il avec un bref demi-sourire.
— C'est que tu me forces à le faire ! s'offensa Eli.
— Le moment n'est simplement pas encore venu. Je préfère rester discret, jusqu'à ce que cela ne me soit plus demandé.
— Qui donc te demande une telle chose ?
Le soleil s'infiltrait dans ses cils et mouchetait ses iris de paillettes dorées. Et pourtant, son regard – lequel ne quittait plus Eli – semblait beaucoup plus sombre. Leur prunelle avait enflé, gobant l'iris en ne laissant qu'un mince cercle jaune autour. Était-ce possible qu'il fut aussi hypnotisé qu'elle ?
— Qui ? Mon maître, celui qui m'a envoyé ici, ce matin. Je sais maintenant pourquoi. Je pense qu'il t'a envoyée également.
— Mais je suis venue ici pour..., souffla Eli, légèrement désorientée.
Pour quoi, déjà ?
Leurs voix n'étaient plus que des murmures. Cette conversation était comme un secret, caché ici dans cette bibliothèque, entre leurs respirations hésitantes.
— C'est bien ce que je disais... Cicona, je dois te prévenir. Je ne sais pas qui tu es. Mais je suis sur le point de t'embrasser.
Eli écarquilla les yeux. Avait-elle bien entendu ? Elle croisa à nouveau son regard, cherchant son propre reflet. Le voulait-elle ? Oui ? Mais déjà, son corps se hissait sur la pointe des pieds, sa poitrine s'arc-boutait vers lui, son ventre se nouait furieusement. Par le ciel, oui. L'aigle se pencha vers elle, le regard lourd, les lèvres entrouvertes comme un animal affamé.
Il l'embrassa. Eli ne songea même pas à protester : elle était trop curieuse elle-même. La bouche de l'akila recouvrit sur la sienne sans la moindre hésitation ; sa main s'empara de la courbe gracile de sa nuque, inclinant celle-ci pour mieux pénétrer sa bouche ; sa langue s'engouffra plus loin encore. Le ventre d'Eli se contracta d'une étrange manière, ses orteils se recroquevillèrent dans ses chaussons. Haletante, les ailes frissonnantes, elle tendit son visage comme le colibri qui cherche l'eau sur les feuilles. L'akila gronda et l'attrapa brusquement par les hanches. Il plaqua la jeune fille contre lui, et Eli sentit sa poitrine se mouler sur son torse.
— Yezhiri*, gémit-elle.
Il lui mordit la lèvre. Elle ouvrit la bouche, à bout de souffle. L'akila s'arracha avec difficulté et la tint par la nuque. Ses yeux étaient aussi noirs qu'une tempête. Ses ailes faisaient comme un cocon autour d'elle, recouvrant les siennes.
— Par tous les dieux du ciel, lâcha-t-il. Si je m'attendais à... Bon sang, je ne comprends plus rien.
— Et m.. moi donc ? balbutia Eli, toujours suspendue dans ses bras, avachie sur lui.
— Je n'étais pas venu pour ça.
Il murmurait à nouveau près de sa bouche. Comme s'il ne pouvait s'en empêcher, il lui vola un autre baiser. Les nerfs d'Eli ne tenaient plus qu'à un fil.
— Qui es-tu, par Alator ? dit-il soudain.
Eli tiqua. Elle se redressa en battant des ailes.
— Figure-toi, articula-t-elle, que c'est ce que j'essaie d'obtenir de ta part depuis le début de cette conversation.
— Si on peut appeler ça une conversation.
Il céda à nouveau, lui-même ahuri. Il l'embrassa une troisième fois, et toujours, Eli lui répondait. Ce fut cependant d'un même mouvement qu'ils s'écartèrent brusquement, comme s'ils s'étaient brûlés. La cigogne tituba, déconcertée. Puis elle pointa un doigt accusateur sur l'akila, soudain furieuse.
— Tu vas me dire qui tu es. Maintenant.
L'autorité qu'elle glissa dans sa voix n'était pas feinte. Eli savait ce qu'elle voulait, elle le savait depuis bien longtemps. Si cet akila, quel qu'il soit, avait l'intention de se mettre sur son chemin, elle devait le savoir tout de suite.
Son ordre parut lui plaire. Il sourit, et finalement s'inclina. Sa révérence, contrairement à ses manières, fut impeccable :
— Je m'appelle Thorondor. Alator m'envoie récupérer la couronne.
Eli cilla. Ce fut comme si le ciel venait de s'écraser sur le dôme de verre au-dessus de sa tête.
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