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2460ème Zoltar (an 12)

Toute la famille fut accueillie au manoir Madrigal. Les deux soeurs de Rafalda vivaient dans une demeure à leur image : un immense altiori en pierres grises à triple échauguettes, tendu comme une fourche vers le ciel. Austère et froid d'apparence, confortable et chaleureux à l'intérieur. Les pièces étaient recouvertes d'épaisses tapisseries et breloques en tout genre, avec un feu crépitant dans chaque cheminée.

— Les d'Oberval arriveront en début de soirée, annonça l'une des soeurs en leur ouvrant le portail. Les Panderal sont déjà là, et vous attendent. Dépêchez-vous, une tempête de neige se prépare.

Eli ne sut retenir un grognement. Sa mère lui fit des gros yeux, sachant pertinemment qu'elle ne supportait pas les cousins de Marian. Un mois compagnie des trois affreux ? Merveilleux.

— Marian, Hadriel, vous partagerez vos chambres avec celles des autres garçons, poursuivit la grande tête Madrigal. Merops, Eli, vous prendrez celles du dernier palier. Les autres, suivez-moi.

❆ ❆ ❆

Allongée sur le lit de fourrures, la cigogne fixait le plafond. L'ombre aperçue au fond des montagnes s'agitait dans sa tête. Elle surplombait chacune de ses pensées comme une araignée tapie dans un coin de son esprit. En repassant la scène en boucle, il était de plus en plus évident qu'il s'agissait d'un akila. Le doute n'était pas possible : ce vol plane puissant, cet empennage carré, cette couleur ébène... On avait affaire à un bel oiseau de proie.

La grandeur ne faisait pas la vitesse. Certes. Cela dit, la course d'Alat ne reposait pas uniquement sur ces deux critères : il fallait de l'endurance, de la combativité, de la puissance – et surtout, de la foi. Avait-elle la moindre chance ? Cela semblait absurde, désormais.

Trois coups furent frappés à la porte ronde du sol. Une bergeronnette en livrée jaune se glissa dans la pièce, un panier de bûches dans les bras.

— Bonsoir mielyre*, s'essouffla-t-elle. Je viens rallumer ta cheminée, pour la nuit.

— Ah, merci !

Eli accueillit cette distraction avec plaisir. Avide de se changer les idées, Eli se leva pour faire sa toilette. Le coulis mélodieux d'un violon tintait derrière les vitres, à travers la valse des flocons.

— Les Panazélies ont-elles commencés ? demanda-t-elle à la domestique.

— Non, mielyre. Elles commencent demain soir, avec le bal Boreal.

— Mais cette musique... ? D'où vient-elle ?

La bergeronnette se redressa en direction des fenêtres.

— Oh, le violon ? Cela vient de la chambre d'un des fils Panderal. Le jeune Cicera joue chaque soir avant d'aller dormir. C'est sa façon de prier.

Quelques étincelles plus tard, les flammes crépitaient dans l'âtre. La bergeronnette quitta discrètement la chambre, laissant Eli s'approcher des vitres pour mieux distinguer les notes. Au-dehors, le ciel chassait ses dernières couleurs. La nuit tombait, et avec elle la brume des doutes. La cigogne se déshabilla pour enfiler une chemise de nuit. Au passage, elle observa ses ailes dans le miroir ; elles étaient si fines... Si menues. D'un blanc pur sur toutes les plumes, à l'exception de ses longues rémiges noires. Lorsqu'elle avait dix ans, Marian et Merops avaient voulu lui faire croire qu'on l'avait trempée dans de l'encre, afin de la faire passer pour un rapace.

Qrimur'bia'lu*, marmonna Eli en allant se coucher.

Elle envoya néanmoins une prière en direction du ciel, afin de décharger son coeur trop lourd.

— Alator, as-tu changé d'avis ? Quelles sont tes idées ? Si tu crois en moi, donne-moi la force de croire aussi en moi.

❆ ❆ ❆

Le lendemain marquait l'entrée de l'empire dans les Panazélies. Périodes de fêtes intensives précédant le Zoltar, elles marquaient la dernière moisson et le passage vers une nouvelle année. Bals, théâtres, chasses, ballets et autres rituels à base d'alcool fort se tiendraient pendant trois semaines dans toute la capitale.

Le premier bal avait lieu le soir-même chez les Boreal. Tout le monde s'y prépara dès la fin de l'entrainement matinal, sauf Eli qui s'éclipsa discrètement. Désireuse de passer un peu de temps seule, loin de sa famille étouffante, elle sortit par la porte arrière de la cuisine, une fiole de Ronce à la main. La nuit avait porté conseil.

Au fond de la ville, tout à l'est de Nakre, s'érigeait la bibliothèque cassiane. Eli n'avait pas l'intention de spolier tout son précieux temps à faire la fête – elle était là pour autre chose. Les membres Catilinal avaient le droit d'en profiter, n'étant jamais venus à cette occasion, mais pas elle.

La cigogne plana tranquillement dans les vastes avenues,  observant l'heure de pointe. Nakre s'étirait dans le brouillard ; les anges jaillissaient petit à petit de chaque altiori, quittant le nid en époussetant leurs volets pleins de givre. Des paquets de neige s'écrasaient de temps à autres au fond de la vallée, signe que les gardes impériaux commençaient à déblayer les passerelles de voltiges. Une élégante dame aux ailes de crécerelle traversa le courant d'air sur sa gauche, rasant le sommet de l'Arcade d'Argent. Deux faisans enfournés dans leur manteau de Carani, se dirigeaient ensemble vers la Tour Alula, le grand observatoire. Une petite famille de fauvettes contourna le flanc pour rejoindre la dispendieuse foire qui se tenait quotidiennement sous l'Arcade de Bronze.

Eli savoura le spectacle de cette vie ordinaire. C'était tout ce qu'elle n'avait jamais connu, isolée dans les lointaines Mariones. Avec pour seule compagnie sa famille de déjantés. Elle les adorait, vraiment, mais parfois c'était trop.

La bibliothèque était une tour au pied plongé dans la neige et au dôme perçant les nuages. N'était apparent que le tronc octogonal de son corps, bâti en marbre vert moucheté de jaune.

Le soleil faisait comme des franges d'or le long des gouttières ; des écharpes nébuleuses s'accrochaient ça-et-là aux multiples balcons d'appontage. Avec ses quarante étages en terrasses, il ressemblait presque à une partie délocalisée du palais impérial.

En trois coups d'ailes, Eli se hissa un peu plus haut. Elle choisit l'une des balustrades du milieu pour se poser, et entra. L'odeur parcheminée happa ses narines. Elle inhala pleinement, soudain très calme. Face à elle se tenait l'unique et immense étagère en spirale, véritable colonne vertébrale de la tour qui s'élançait jusque sous le dôme de verre. Une lumière naturelle, savamment contrôlée par les milliers de vitraux colorés, baignait les ouvrages d'une douce clarté. La poussière diaphane scintillait dans les rais. Eli savoura le silence, ça-et-là percé des échos de la vie des scribes : un bruissement de page, quelques grattements de plume, le murmure d'une conversation.

    Je ne viens pas assez souvent ici, pensa-t-elle sérieusement. Eli avait assidûment fréquenté cette bibliothèque durant ses années à te Zvradinal, jamais plus depuis.

La cigogne rouvrit ses ailes et s'envola vers la plateforme tout en haut. De mémoire, les ouvrages concernant les dynasties impériales se trouvaient toujours au plus proche du ciel. Elle croisa au passage un vieil ange qui redescendait, une pile de grimoire dans les mains jusqu'au menton. Eli l'aida à redescendre. Elle en profita pour demander :

— Savez-vous s'il existe des livres recensant les invocateurs de foudre ?

L'homme, un harfang dont les sourcils se terminaient en aigrettes, cessa de trier sa pile et jeta un regard neuf à Eli. Derrière ses lunettes, deux billes jaunes la détaillèrent de haut en bas, comme s'il la rattachait à quelque souvenir.

Yezhiri*, s'exclama-t-il alors. Ai-je affaire à la cigogne combattante des marais ? Une des descendante Catilinal ?

Si on ne voit pas que tu es une princesse, cela ne sert à rien de le dire, avait toujours répété sa mère. Eli n'était pas une princesse à proprement parler – en réalité, ils étaient déchus et n'avaient gardé aucun titre. Néanmoins, elle préféra garder un silence poli. Son interlocuteur finit par deviner la réponse car, sans le moindre avertissement, son corps de vieillard se plia en deux d'un geste étrangement vif, exécutant une ancienne révérence.

Riv Orië Varaïnam*, dit-il, le bec sur le sol. Je suis charmé.

— Par le ciel, relevez-vous, s'affola Eli.

— Laissez-moi vous guider, c'est mon honneur !

Sitôt dit sitôt fait, le harfang entraina la cigogne à sa suite. Ils passèrent en revue une dizaine de niveaux, tout en papotant à voix basse. Elle apprit qu'il n'était pas scribe, mais dirigeait la Tour Alula depuis plus de trois-cent ans, et que son père avait fait partie du conseil impérial d'Adelaï.

— On pensait jadis que c'était héréditaire, ce qui n'a jamais été prouvé. Un parent akila ne donne pas nécessairement naissance à d'autres akilas, c'est la même chose pour tout le reste. Si l'un a un certain trait de caractère, son enfant pourrait l'avoir aussi, mais ce n'est pas génétique. On a ensuite plongé dans une aberration collective en croyant que c'était lié au rang – ce qui est, si je me permets, tout à fait stupide. Il y avait un freux en Sarcelle qui déclenchait des orages quand ses vaches ne donnaient pas de lait. Donc finalement, tu constateras que malgré toutes les recherches, les invocateurs de foudre ont gardé leur part de mystère.

Le vieil ange désigna le rayon devant lequel ils s'étaient arrêtés. Un bonne dizaine d'ouvrages s'y alignaient dans la poussière.

— Je te laisse étudier les statistiques. À toi de faire tes propres déductions, Riv Orië Varaïnam.

— Pensez-vous que cela puisse être simplement hasardeux ? demanda-t-elle. Alator distribue ses vents de biens des manières.

Eli redoutât sa réponse. La question avait franchi ses lèvres malgré elle, formulant toutes ses craintes. Qu'elle s'était peut-être trompée. Qu'aucun dieu ne l'avait choisie. Qu'elle n'était qu'une cigogne ordinaire, tentant vainement de se faire passer pour une rapace.

Les lunettes du vieillard miroitèrent tandis qu'il penchât la tête vers elle. Eli eut l'impression qu'elle venait de penser à voix haute.

— J'en doute fort.

Et sur une dernière révérence bec-au-plancher, il se retira. Touchée, Eli inspira un grand coup et ouvrit le premier livre.

Dix livres plus tard, elle n'était plus avancée. Les listes d'invocateurs étaient d'abord plus longues que prévu – il y en avait plus d'une centaine dans toute l'histoire de l'empire jusqu'à aujourd'hui. Ensuite, chaque cas était radicalement différent ; de tout âge, tout sexe et toute classe sociale. Pour dix archanges, il y avait autant de bourgeois, freux et geais. Impossible de définir un dénominateur commun. Il fallait lire plus en profondeur l'histoire de chacun.

Eli sélectionna les trois premiers noms, les griffonna sur un parchemin, puis repartit faire un tour dans la bibliothèque. Elle amassa ainsi une demi-douzaine de nouveaux grimoires, encombrant les tables du palier au fil de ses recherches.

Aux alentours de midi, elle se déconcentra. Non pas parce qu'elle avait faim – son ventre gargouillait pourtant depuis un moment – mais parce que l'éclairage du dôme venait brusquement de clignoter. Quelque chose avançait sur le sol... Une ombre. Eli écarquilla les yeux, renversant précipitamment la tête. Une forme rectangulaire décrivait des cercles lents sous le soleil. Le spectre ? Son coeur rata un battement lorsqu'elle réalisa qu'il glissait sur courants descendants. Par Alator, il venait par ici !

Comme une oie blanche, Eli perdit toute contenance. Sans réfléchir, elle referma son ouvrage d'un grand clac qui fit voler la poussière, puis s'envola derrière une étagère. Ainsi, camouflée dans la pénombre, elle suivit la trajectoire de l'akila. Ce dernier écarta l'angle de ses ailes et descendit calmement jusque la bibliothèque. Eli recommença à compter les mètres de son envergure au fur et à mesure qu'il se rapprochait, toujours plus grand que la seconde précédente. Alator, pouvait-on être si grand ? Même Merops n'atteignait pas cette taille.

Sa silhouette caressa le verre du dôme, aussi sombre et imminente que l'orage. Eli le regarda en faire le tour jusqu'à ce que l'étagère centrale lui dérobe la vue. Le souffle d'Eli s'échappa lentement de sa gorge. Allait-il entrer ? Où passait-il simplement autour ?
     Un courant d'air souleva les mèches ivoirines d'Eli. Il est entré.

Mue par une curiosité indomptable, la cigogne sortit de sa cachette. On percevait, plus bas, le battement puissant de ses ailes. En souplesse, elle se glissa d'un rayon à l'autre, puis sauta tout en haut de légère centrale. D'ici, on était si haut que la vue du sol ne se distinguait pas. La colonne de grimoires s'entortillait sous ses pieds jusqu'au fin fond de la vallée, d'où se tenait la bibliothèque.

L'akila planait en cercle quelques mètres plus bas. Ses ailes tendues glissaient sur l'air sans le moindre bruit, le bout de ses rémiges caressant d'une part la reliure des livres, d'autre part le mur de la tour.

Il replia son empennage en cloche et se posa. Eli se pencha en avant, étirant ses ailes dans l'autre sens pour s'équilibrer. Impossible de le voir, il s'était arrêté sur un niveau trop bas.

Agile et discrète, elle bascula sous la balustrade. Quelque chose d'irrépressible la poussait à s'approcher toujours plus – elle avait besoin de voir au moins son visage. À quoi ressemblait-il ? Elle voleta doucement du'n niveau à l'autre, prenant toujours soin de surveiller le reflet du soleil sur les murs. À ce qu'il sache, le rapace se croyait seul. Eli tenait à conserver cet avantage.

Sentant sa cible proche, Eli se posa à nouveau. Son coeur frappa si fort contre sa poitrine qu'elle craignit qu'on l'entende. Les doigts frissonnants, les ailes fébriles, la cigogne tacha de calmer son souffle. Il y avait comme une présence dans la pièce, écrasante, immuable. Où était-ce en elle ? Ce n'était pas de la peur. Ce n'était pas de la colère. Alors que lui prenait-il ?

Une ombre remua en face d'elle, juste de l'autre côté de l'étagère. Ne restait, entre eux, que l'épaisseur des vieux ouvrages alignés. Un livre manquait à l'appel : Eli se hissa sur la pointe des pieds la nuque pour regarder dans l'interstice.

Dans un rayon du soleil filtré par le dôme, nonchalamment appuyé contre la balustrade, l'homme étudiait le revers d'un livre. D'épaisses boucles noires pleine de givres s'emmêlaient sur son crâne, ébouriffées par sa traversée des courants aériens. Le col de sa veste s'était défait, le froid s'évaporait en petites arabesques de ses larges épaules. Une puissance prédatrice vibrait autour de sa personne, détonnant dans l'atmosphère religieuse de la bibliothèque. Son habit, d'une élégante sobriété, ne trompait personne : c'était un sauvage, engoncé dans le costume d'un aristocrate. Il avait la stature d'un ange n'ayant jamais vu l'ombre d'une civilisation – d'un exilé qui chassait encore pour se nourrir.

Entre les grimoires, Eli se sentit doucement basculer dans l'hypnose. Elle n'avait jamais vu un tel homme – même dans les Mariones, des montagnes pourtant reculées. Elle pencha la tête à la façon d'un oiseau, de plus en plus subjuguée. Tandis qu'il lisait, ses longs cils projetaient de l'ombre sur ses pommettes. Il avait les traits rudes, taillées dans la pierre, mais cette sévérité s'atténuait sur la courbe de ses lèvres. Lèvres qu'il retroussait d'un sourire amusé...

Eli remonta sur ses yeux. Il ne lisait plus.

Il la regardait.

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