☽ 𝟕 ☾
2459ème Zoltar (an 11)
Elisabel n'eut pas le temps de se glisser dans l'enchevêtrement de la cime des Mangroves qu'un courant d'air phénoménal fit exploser une partie des branches. Un gros oiseau apparut dans une gerbe de copeaux, plumes et feuilles vertes, déployant d'immenses ailes balbuzardes.
— Tu m'expliques ce que tu fiches ? siffla son oncle, ses yeux gris pétillant de colère.
— Marian ! Par le ciel, il faut que tu voies ça...
— On est en pleine guerre ! Tu viens d'abandonner ton poste ! Tes soldats sont au milieu du champ de bataille, sans directives, et toi tu prends une promenade de santé ? Je devrais te reporter.
— Il y a plus urgent ! Marian, écoute-moi, plaida-t-elle.
— Je t'écouterai en bas, si ça me chante. En attendant, lieutenante, tu redescends !
Eli se rapprocha de son cousin, comprenant qu'il ne l'écouterait que si elle prenait de court. Ses ailes brassèrent le vent pour se stabiliser au-dessus des cimes, faisant onduler la flore par à-coups.
— Je viens d'affronter un tigre. Un aristocrate mirijar, et tu sais ce qu'il m'a dit ? Juste avant de mourir ?
— Que la honte s'abattrait sur sa famille, puisqu'il s'était fait avoir par une bête cigogne ?
— Il m'a dit que nous avions trahi Alator, poursuivit Eli, ignorant la pique. Que nous collaborions avec un autre.
— Un autre quoi ? s'impatienta son oncle.
— Ashoriel n'était que le début, articula-t-elle. Ils sont ici.
Le regard perçant de Marian se plissa. Une lueur de curiosité s'alluma dans ses prunelles perlées, et Eli sut qu'il venait de se souvenir de la même chose qu'elle. Il sembla hésiter entre fureur et interrogation.
— Je vais redescendre, le rassura-t-elle en posant le pied sur une première branche. J'y vais. Mais va voir au-dessus des nuages. Tu vas comprendre. Va voir !
Et elle s'enfonça dans le plafond des marais, sans lâcher son oncle des yeux. Ce dernier fronça les sourcils, reporta ses yeux sur l'horizon. Puis, au grand soulagement d'Eli, il fléchit les genoux et se propulsa plus haut. Plissant le visage sous la bourrasque, elle regarda ses puissantes ailes battre plus haut, puis il disparut à travers un nuages.
Quelques instants plus tard, Marian se laissa chuter à côté d'elle, à l'intérieur des arbres. Son regard écarquillé croisa celui de la cigogne.
— Des tergals ?
— Ça y ressemble, souffla Eli. Ce sont des proliférations de noirceur, autour de Liocha.
— Il y en a pour toute une armée. La Bahamine* n'a pourtant jamais eu d'inspiration belliqueuse... Il faut le reporter aux supérieurs.
Ils se dévisagèrent, dubitatifs. N'était-ce pas la répétition d'une exacte même situation, aperçue huit ans auparavant ? Si le régent Theobald n'avait pas réagi alors, allait-ce changer maintenant ?
— C'est près de nos frontières, cette fois-ci, argua Marian. C'est différent.
— Tu penses... Tu penses que c'est pour ça que nous sommes ici ? Pour établir un barrage ?
Pour la première fois, le regard que le rapace porta sur sa nièce changea. L'étonnement étira son visage, suivit de... était-ce de l'admiration ?
— C'est une hypothèse, répondit-il en tournant brusquement la tête. On ferait mieux d'en avertir la famille. Je crois que nous n'en avons plus pour longtemps, dans ces marais. Retourne auprès de tes soldats, je ferai de même. Tant que les ainés Catilinal ne seront pas au courant, on garde ça pour nous. Il doit y avoir une raison pour que le régent et son conseil ne divulgue pas l'information, et j'aimerais bien la connaître.
Pour une fois, Eli hocha la tête et ne discuta pas. D'un commun accord, tout deux plongèrent pour retrouver leur section. Eli rejoignit les derniers braves soldats qui lui restaient, et constata avec satisfaction qu'ils avaient déblayés le reste des garous aux alentours. Le terrain était presque calme – et avec les passages de relais bloqués, l'ennemi était incapable de ré-affluer.
Au même moment, le sous-officier de Tarquin traversa la clairière en criant :
— Pozlih ! Pozlih !
L'avantage revenait aux séraphins.
2460ème Zoltar (an 12)
Un mois plus tard, à l'approche du Zoltar, les légions Rase-Mottes furent renvoyées à l'intérieur de l'empire. Sans trop de difficultés, les anges avaient soumis les derniers garous en l'espace de quelques semaines, assiégeant toutes les Mangroves. Afin de sauver autant de ses sujets que possible, Glore, second fils des Bérénir* et nouvel héritier royal, se livra aux séraphins en jetant son épée au fond des marais. Il resta prisonnier quelques jours, le temps que le conseil décide quoi faire de sa personne. Un conseiller de Theobald ordonna son rapatriement immédiat à Nakre, afin de l'exhiber dans les rues de Nakre au sein du cortège impérial à l'ouverture de la course d'Alat. Tarquin s'y opposa fermement, arguant que dépouiller la royauté garoue de son dernier héritier serait trop radical, et ne pouvait que paver les voies d'une prochaine guerre.
Finalement, Glore Bérénir fut relâché. Craignant la rancune des partisans de Theobald, Tarquin mandata plusieurs officiers pour le raccompagner jusqu'à la frontière de Kesari. Elisabel en fut la première nommée, ce qui n'étonna personne.
Depuis son affrontement contre le tigre, son nom était sur toutes les lèvres. La jeune cigogne avait fait preuve d'un courage et d'une puissance digne de Nastabet II : elle avait combattu un prédateur adulte en terre-à-terre, et l'avait remporté. Sans parler de son coup de tonnerre.
Les invocateurs de foudre étaient rares, même parmi les archanges. Seule une foi très pure, palliée à une volonté de fer, pouvait condenser le ciel jusqu'à l'orage. Qu'une ange maigrelette, plus petite que la moyenne, pas même rapace et encore moins centenaire puisse détenir une telle force, ça ne pouvait qu'être l'oeuvre de dieu. Les soldats s'écartaient respectueusement sur le passage d'Eli, inclinant même parfois la tête en signe de déférence. La devise Catilinal n'avait jamais eu autant de sens : le vent d'Alator portait bel et bien ses ailes.
Eli, ainsi que douze autres séraphins, escorta donc le prince Glore jusqu'à la lisière des marais. Ce dernier effectua tout le trajet sous forme de lion, le pas lourd, la tête haute. Pas une seule fois, il ne jeta un oeil aux anges autour de lui. Pensait-il qu'ils allaient se charger de son exécution, une fois à l'abri des regards ? Craignait-il pour sa vie, ou son honneur ? Quoi qu'il arrive, Eli en profita pour le regarder tout son saoul. Il n'était pas donné de voir un garou si proche, sans qu'il s'agisse d'une cible à abattre sur-le-champ ou d'un esclave décoratif. Et celui-ci n'était pas n'importe quel mirijar. Elle lui trouva étrangement beaucoup de dignité, malgré sa défaite et le morcellement de son royaume.
Lorsque les derniers palétuviers s'écartèrent, ployant leurs bras dans une ultime révérence et dévoilant les longues plaines émeraudes Kesari, le cortège s'arrêta. Le tigre, alors, se tourna vers Eli. D'un geste souple, il se dressa sur ses pattes arrières et reprit forme ordinaire. Sa fourrure orange se résorba, son museau se sculpta, ses membres se délièrent. Elisabel se retrouva face à un homme grand à la peau sombre, habillé d'un uniforme royal très sale. À la place de la crinière, une épaisse chevelure fauve bouclait autour de son visage altier, assortie au disques jaunes de ses yeux. Du félin ne subsistait que la longue queue à panache, ainsi que les oreilles rondes. Un épais trait noir entourait son regard, comme du khôl naturel, et Eli fut quelques secondes hypnotisée.
Si le frère aîné de Glore avait détenu la moitié de son allure, elle comprenait pourquoi Neridia avait succombé. L'homme était beau comme un dieu.
— Ils arrivent, dit-il en langue moderne.
Sa voix profonde rappela à Eli le ronronnement d'un chat. Cela la tira de sa contemplation. Elle ne répondit pas, consciente des autres séraphins dans son dos, mais son regard passa du garou à l'horizon derrière lui. Vers Liocha.
Et lorsqu'elle replongea son regard dans celui du prince, ce dernier hocha la tête : ils s'étaient compris.
❆ ❆ ❆
Les célébrations seraient doubles, cette année-là : non seulement c'était le temps de la moisson, mais l'empire venait d'accroître son territoire. Cassandrine fut le nom donné à la nouvelle colonie, choisi par le gouvernement quelques semaines après la reddition des garous. L'ouest de Kesari était désormais occupé à perpétuité par les séraphins, en punition de la souillure que le prince kesar avait infligé à Neridia Midemonal.
Eli, Siloë, Marian et Hadriel prirent la route du retour quelques jours avant le début des Panazélies*. En-dehors des marais, les saisons avaient déjà tourné ; les arbres s'étaient déshabillés, et l'hiver recouvrait les vastes plaines de Cassandre de son manteau blanc. Eli adorait voler entre les champs gelés, admirant de près l'oeuvre délicate du froid emprisonnant le lichen. Seules les cultures de gnaphales, blé particulier de Cassandre, résistait à la neige : de longues tiges à graines bleues en recouvraient toujours ça-et-là le haut des collines. L'or des séraphins résidait en ces pousses : on utilisait les pétales pour faire du savon, les graines pour faire du pain bleu et, en infusion, la tige pour calmer les douleurs. Eli frôla le sommet d'une colline, inhalant le parfum fleuri si particulier. Bientôt, au Zoltar, les paysans viendraient moissonner pour la dernière fois.
Les quatre descendants Catilinal longèrent le Pouce pendant une semaine. En journée, Marian et et Eli reprenaient leur entraînement de course sous la surveillance de Siloë, suivi de près par un Hadriel bien plus vif qu'avant. La guerre l'avait excité, réchauffé ses réseaux sanguins et endurci ses ailes. Il se sentait comme propulsé au rang d'adulte plus tôt que prévu. Passé son Zaöll et fraichement promu adjudant, le jeune épervier prenait la grosse tête. Fort heureusement, Eli le battait en vitesse sans problème.
La nuit, ils logeaient dans les auberges de petits villages. Peu d'aristocrates étaient restés proches des Catilinal, aussi n'étaient-ils pas accueillis dans les résidences secondaires comme n'importe quel noble de passage. Ils traversèrent ainsi le Bergerac, le Lizieu, puis la Narbagne. Sur une suggestion de Siloë, ils firent un détour par le marché régional afin de faire les provisions pour les fêtes à venir. Bien qu'ils ne soient invités nulle part, la famille déchue tenait à respecter les traditions : comme chaque année, ils organiserait entre eux un simulacre de bal, au sein de la troisième échauguette, dans la salle des réceptions. Rien, ni le vent, ni le froid, ni la neige qui s'engouffrait à travers le toit éventré, n'empêcherait les Catilinal de danser pour le Zoltar.
Leurs sacoches pleines de provisions – du pain, du vin, du Zal et du chevreuil – ils arrivèrent à la tombée de la nuit dans les Mariones. La Botte n'avait pas changé d'une tuile depuis leur départ, à l'exception peut-être d'un ou deux volet qui manquait à l'appel. Les fenêtres du petit salon luisaient d'un éclat feutré, signe que l'âtre chauffait encore à cette heure. Ils se posèrent sur le balcon, grimaçant sous le vent chargé de neige qui leur fouettait le visage. Marian toqua à la porte-fenêtre : leur domestique apparut comme par magie et ouvrit le loquet.
— Merci, Stash, dit Siloë en s'époussetant les ailes. Cela fait plaisir de te voir.
— Moi de même, Riv Orië Varaïnam*.
— Ils sont revenus ! hulula au loin la voix de tante Bieta, qui déboula comme une chouette en furie dans la pièce. Ils sont revenus ! Rafalda ! Zecalion ! Merooooops !
— Qu'Alator me retire les oreilles, grommela Rafalda qui était vautrée dans un fauteuil au bord de la cheminée. Je suis juste ici, Bieta, je les vois. A-t'on idée de crier de la sorte ?
— Tu n'avais qu'à pas boire une bouteille de rouge hier soir.
Eli s'engouffra à la suite de Siloë dans le petit salon. Une forte odeur de café planait dans l'air, mêlée à celle du feu de bois qui craquait dans l'âtre. Hadriel courut serrer sa mère dans les bras, laquelle se mit à pleurer à chaudes larmes. Cette vieille chouette était peut-être aigrie, elle n'en adorait pas moins ses enfants. Eli sentit une vague nostalgique l'envahir : et en voyant sa grand mère, depuis son fauteuil, tendre ses mains vers en souriant sous toutes ses rides, elle sentit également les larmes lui monter aux yeux. La jeune cigogne avait rarement été séparée aussi longtemps des siens. Les Catilinal étaient peut-être infernaux, têtus, alcooliques et bagarreurs, ils s'aimaient autant qu'ils avaient de défauts.
Eli s'élança vers Rafalda.
— Mon poussin, mon petit ! dit sa grand-mère en la serrant dans ses bras moelleux. Tu as survécu, comme je suis fière de toi !
Outre cet espèce de faux compliment, c'est le ricanement de Marian dans son dos qui l'agaça.
— Vos attentes pour moi sont écrasantes, ironisa la cigogne.
— Oh, ne te vexe pas, mon petit. Ton père s'inquiétait comme un fou, mais Helion était certain que tu reviendrais saine et sauve...
La porte s'ouvrit à l'instant, découvrant les trois akilas de la famille. Zecalion s'élança vers sa femme et sa fille, fou de joie. Derrière lui, Helion souriait, suivit d'une Merops au visage renfrogné.
— Alors, vous vous êtes bien amusés ? siffla-t-elle en direction de Marian. On a chassé beaucoup de mirijar sans moi ?
— Suffisemment, répondit l'intéressé.
— Tu n'imagines pas à quel point j'ai envie de t'arracher les plumes. Je suis restée toute seule ici, à essuyer les remarques de Helion et faire la course contre le vent. Pendant que vous battiez les fronts de guerre !
— Dans ce cas, tu t'es enfin améliorée, répliqua-t-il avec un sourire délicieux.
— Je te déteste. Et toi ? aboya-t-elle en direction d'Eli. Toujours en vie, ha ! Et tu as encore toutes tes plumes, incroyable. Moi qui croyait qu'on ne te reverrait plus.
Eli ne se formalisa pas. Elle savait que sa tante camouflait son angoisse et sa frustration sous le masque de la méchanceté. Au contraire, Eli dû s'empêcher de regarder Merops avec compassion. La pauvre, pensa-t-elle. Elle a dû devenir folle à rester cloîtrée ici, alors que les autres jeunes partaient à l'aventure.
— Non seulement Eli a survécu, répondit finalement Siloë après avoir embrassé son époux, mais elle a aussi reçut les compliments de l'armée.
— Ah bon ? s'étonna tante Bieta, qui tenait toujours ses deux fils par la taille, les joues rouges de bonheur.
— C'est vrai, approuva vivement Hadriel, s'attirant un regard exaspéré de Marian. En plus d'avoir radié les passages de relai mirijar, Elisabel a affronté un tigre adulte. Et elle l'a tué.
— Yezihri*, siffla Helion.
— Bravo, ma fille ! applaudit Zecalion.
— En le foudroyant d'un éclair ! acheva Hadriel.
— Merveill.., commença Rafalda en souriant.
Elle s'interrompit, réalisant ce que le jeune épervier venait de dire. Ses traits se figèrent. Lentement, elle leva les yeux vers sa petite fille comme si Alator en personne venait de se matérialiser dans la pièce. Elisabel sentit tous les regards se poser sur elle. Pendant un court instant, elle savoura les différentes réactions de sa famille.
À côté d'une Siloë rayonnante de fierté, Zecalion se tenait comme pétrifié. Merops avait la mâchoire jusque par terre, Rafalda plaqua ses deux mains contre sa bouche, lâchant au passage la tasse de Ronce qu'elle s'était resservie. Cette dernière se brisa au pied d'un Helion figé sur place, au sourire grandissant. Hadriel observait la scène d'un air joyeux, ravi de son petite effet, et Marian semblait sur le point de casser quelque chose.
— Eli..., dit finalement Helion d'une voix très calme, tu as réellement... foudroyé quelqu'un d'un éclair ? Tu as... invoqué la foudre, au milieu des Mangroves ?
Tout d'un coup, la cigogne se sentit gênée. Pas de l'attention soudaine qu'on lui dédiait, mais gênée pour eux. Pour tous les membres de sa famille, qui n'avaient jamais cru en elle. Et qui venaient de réaliser leur erreur septante ans plus tard. Les joues enflammées, Elisabel se pencha pour ramasser les morceaux de la tasse. Elle ne voulait pas voir le malaise envahir les traits de son père, ou sa grand-mère. Elle ne voulait pas les voir désolés, ça ne leur allait pas.
— Ça m'étonne autant que vous, dit-elle finalement, en s'époussetant le pantalon. C'est venu en une fois, alors que j'étais acculée dans une mauvaise passe. Le tigre allait m'avoir, j'étais clouée au sol. C'est là que c'est arrivé.
La cigogne ne cita pas l'étrange volonté qui s'était brutalement emparée d'elle. Elle ne cita pas non plus la foi fulgurante qui l'avait envahie, cette espèce de confiance absolue qu'elle eu en la vie, en cet instant, en Alator. Son dieu lui avait un jour montré son destin, l'avait appelée à monter sur le trône. Elle devait encore tout accomplir. Il n'allait certainement pas reprendre sa vie tout de suite.
— D...dieux du ciel, mon poussin, bafouilla grand-mère Rafalda.
— En es-tu bien certaine ? demanda brusquement Helion. Es-tu sûre que c'est cela qui est arrivé ?
— C'est la première fois. Je l'ignore.
— Bien sûr que c'est cela, intervint Marian, surprenant tout le monde. Je l'ai vu. Nous étions au fond des Mangroves, et la foudre naturelle frappe normalement les hauteurs. Or l'éclair à traversé les cimes, et est tombé net sur l'ennemi. De plus, j'ai ressenti un grand appel de magie au sein de la clairière, convergeant droit vers Eli.
Il retira son manteau de voyage comme si de rien n'était et le pendit sur un dossier, juste devant la cheminée. Sans un regard pour la cigogne, laquelle était bouche bée de voir son rival prendre sa défense. Par moments, Marian pouvait faire preuve d'une grande dignité... Une dignité impériale.
— Bon sang, souffla Zecalion, les yeux écarquillés. Même Merops n'arrive pas à le faire. Et dieu sait que je l'ai déjà vue créer une petite tornade !
— Rajoute un peu de sel, surtout ! cracha celle-ci, indignée. Je suis déjà à peine frustrée !
Un drôle de sentiment gonflait à l'intérieur de la poitrine d'Eli. De la reconnaissance ? De sa famille ? Ça n'était jamais arrivé, elle ne savait qu'en faire. Mal à l'aise, elle se tortilla sur place.
— Une invocatrice de foudre, s'exclama grand-mère Rafalda d'un ton émerveillé. Chez nous. Loués soient nos aïeux, la grandeur des Catilinal n'est pas perdue !
Elle prit la main de Eli et la serra dans les siennes, récitant une prière en direction du plafond. Son père vint l'embrasser, Hadriel sauta dans tous les sens, et même Helion laissa échapper un rire joyeux. La fierté qui pétillait dans les yeux du dernier prince Catilinal fit gonfler le coeur d'Eli. Mais elle croisant ensuite le visage fermé de Marian, perdu dans la contemplation des fenêtres. Elle se reprit aussitôt :
— Ce n'est pas tout. Marian et moi avons vu quelque chose, là-bas.
Son oncle pivota brusquement la tête vers elle. Eli lui fit un signe de tête, le laissant continuer. Il plissa les yeux, comme s'il avait deviné la manoeuvre pour rediriger toute l'attention familiale sur lui. Marian attendit que le domestique revienne avec le plateau de Ronce et de biscuits, qu'il quitte définitivement la pièce, puis prit la parole :
— Il semblerait que la force sombre ayant rasé Ashoriel se soit déplacée. Elle assiège en ce moment Liocha, et se avance vers le coeur de Kesari.
Ses quelques mots mirent fin aux réjouissances. Comme une bourrasque d'Yvar, chassant les lumières chaleureuses d'un banquet. Zecalion se tourna vers son cousin. Son visage se décomposa lentement, faisant frissonner Eli : tout dans son expression lui confirma ses craintes.
— Est-ce que ce sont des tergals ?
Eli se rappela alors le message déposé par l'espion de Tarquin, dans son manoir. Elle hésita un instant sur la confidentialité de l'information, puis décida que sa famille devait tout savoir.
— J'ai surpris un messager chez Tarquin, avant la guerre, avoua-t-elle alors, avant de réciter de mémoire : Belaï Niverlin est tombé. Les quatre îles sont aux mains de troupes noires. Tergals ?
Cette dernière information acheva les nerfs de grand-mère Rafalda. Elle se mit à ventiler, le visage rouge : le domestique se précipita à son chevet, prenant la sage décision de lui verser un verre de vin.
— Qui d'autre est au courant ? demanda Zecalion, les ailes raides.
— Personne, répondit Marian. Enfin, pas que nous le sachions. Eli et moi sommes les seuls à être sorti des marais, pendant les combats.
Helion manqua s'étouffer avec un biscuit.
— Vous avez fait quoi ?
Marian se garda de répondre, renvoyant sournoisement la balle avec Eli.
— Le tigre que j'ai tué m'avait dit quelque chose de bizarre. Je suis sortie des marais pour vérifier.
— Tu es sort... et ta section ?!
Eli grimaça, sentant la tornade arriver.
— Sans.
Zecalion et Helion semblaient scandalisés.
— Tu veux dire, gronda son entraineur, que tu non seulement tu as abandonné ton poste sans autorisation, mais en plus t'es promenée en terre mirijar ?
— Mais c'est une invocatrice de foudre ! intervint Hadriel en exécutant un petit saut le doigt levé.
— Qu'Alator l'emporte, elle et sa foudre !
Sursaut indigné de grand-mère Rafalda. Elle récita rapidement une nouvelle prière.
— As-tu la moindre idée de l'irresponsabilité que ça représente ? cirait à présent son oncle. De ce que ça peut faire de toi ? Une désertion, Eli !
— Je n'ai pas pris des vacances à Tolga, foroï'zal, se défendit la cigogne. Je suis sortie un instant, puis Marian a eu le bon sens de me rappeler à l'ordre. En attendant, il me semble que nous avons des problèmes plus urgents.
— Je suis d'accord avec Eli, approuva Siloë en se servant une tasse de Ronce pour insuffler un geste d'apaisement. Les tergals sont une priorité. Pensez-vous qu'ils puissent s'attaquer à mère Cassandre ?
— Ils n'oseraient pas, souffla tante Bieta, une main sur le coeur.
Rafalda prit un air théâtral.
— Ah, mes chers ! S'ils ont dominé les karaleïki'l*, les ondins, et maintenant les mirijar'lu, il y aura des suivants ! Et si ce n'est pas Zénor, ce sera nous ! Yezihri*, il est grand temps que quelqu'un consolide le trône. Alat a besoin d'une tête forte pour maintenir les frontières, ce n'est pas ce couard de Theobald qui va nous protéger. Encore moins Neridia. D'ailleurs, que devient-elle, celle-là ?
Eli haussa les épaules. Le sort de la princesse était le cadet de ses soucis, en ce moment. Tout d'abord, il fallait l'avouer, elle était très excitée de se découvrir aussi bénie par Alator. Ensuite, il y avait cette histoire de tergals. Et enfin, la course pour Alat...
— Nous aurons des nouvelles très vite, répondit Zecalion. D'après mon dernier page, le conseil se réunit cette semaine pour clôturer le scandale.
— Si vous voulez mon avis, elle est partie pour l'éjointage, commenta Merops en reniflant.
— L'éjointage ? se moqua Marian. Tu es gentille. Le blasphème est puni par décapitation.
— Parce que c'est du blasphème ?
— Coucher avec une bête sauvage, tu appelles ça comment ?
— Marian Pandion* Catilinal ! claqua la voix de sa mère. Sont-ce là les mots d'un potentiel futur empereur ?
Le balbuzard ferma son bec. Merops rit sous cape, et Eli apprécia l'adjectif « potentiel ».
Le lendemain, Helion entreprit de passer sa mauvaise humeur sur Eli. Il ne pipa mot de tout le trajet jusqu'aux pics habituels. Merops, Marian et Hadriel se tinrent sagement à distance : le visage de leur entraineur était si sombre qu'il semblait sur le point de déclencher un vent violent. Et lorsqu'il donna le signal de départ, Eli découvrit avec horreur que son oncle avait l'intention de la suivre à la trace sur la course, volant juste sous ses rémiges pour lui hurler dessus.
— Tu te ramollis, cicona ! criait-il dans le vent. Dépêche toi ou je risque bien de t'arracher les plumes ! Marian va te rattraper – Marian, tu comptes attendre le printemps ? – Eli, je suis sur le point de te dépasser ! Avance !
Le vent gifla les joues de la jeune fille, la neige s'infiltrait dans sa gorge et lui brûlait les poumons. Helion avait aujourd'hui soigneusement choisi la trajectoire afin de voler à contre-courant. Les couches aériennes pesaient horriblement lourd sur les ailes d'Eli, réveillant des courbatures qu'elle pensait oubliées. Pourtant, elle redoubla d'effort. Helion avait raison : elle n'aurait jamais dû abandonner son poste, même l'espace de quelques secondes. Elle accueillit donc la punition avec grâce.
— Et ne tire pas cette tête, tu t'es suffisemment défoulée dans les marais comme ça !
— Je ne tire... aucune... tête ! haleta Eli, sentant Marian se rapprocher dangereusement de son niveau.
— Pense à Merops qui a dû me supporter pendant deux mois ! continua de hurler son oncle.
Un élan brusque de magie aspira l'atmosphère. Dans un bruit de tourbillon, le vent déflagra derrière eux et Merops se propulsa en tête de course.
— C'est vrai, ça, pensez à moi ! s'écria l'akila en accélérant toujours plus.
Ah non. Eli sentit l'irritation pointer sous ses muscles. Elle refusait de perdre après avoir gagné une guerre. En outre, Merops ne changeait jamais de technique, et cela ressemblait fort à quelqu'un qui manquait de détermination. À quelqu'un qui n'a jamais entendu l'appel.
La cigogne concentra toute l'énergie qui lui restait dans ses scapulaires. Elle envoya une rafale lisser les couches de vent en amont, puis brassa l'air à grands gestes. Elle frôla la ligne d'arrivée de quelques pouces avant sa tante.
Celle-ci se reçut au sol, avec Marian, dans un fracas de neige et de jurons.
— Crâshtva, foroï'zal, qrimur'bia, dimi'reza*... Depuis quand tu es aussi rapide, toi ? aboya-t-elle sur le balbuzard.
Hadriel suivit un battement de cil plus tard, dans un atterrissage très moyennement maitrisé. Il toucha sur une aile, emporté par sa vitesse, et tomba face à terre. Son corps creusa une forme bien nette dans la neige. Les trois aînés se mirent à rire, mais c'était sans compter la mauvaise humeur de Helion.
— Ça te fait rire ? agressa-t-il Eli en la poursuivant. Tu vas me faire un aller-retour pour chaque soldat que tu as laissé derrière toi en quittant ton poste ! Ce qui fait...
— ...dix-huit ! répondit Marian au loin.
Elisabel lui adressa un signe grossier, puis se remit en vol.
Zecalion avait vu juste : la sentence de Neridia tomba trois jours plus tard. Les Catilinal ne recevaient plus les annonces impériales depuis longtemps, mais un avis était toujours placardé sur les places publiques. C'est Siloë qui apprit la nouvelle en premier lieu, occupée à rationner les bouteilles de Zal de grand-mère Rafalda sur le marché de Narbagne. Elle revint en trombe à la Botte, le morceau de papier arraché dans les mains.
— C'est officiel ! s'écria-t-elle en remontant à tir-d'aile toute la cage d'escalier. C'est officiel, Neridia se fera arracher les ailes ! On les lui retire à la prochaine lune !
— Voyons, ma chère, la sermonna tante Bieta tandis que tout le monde se rassemblait autour d'elle. Ne semblez pas si joyeuse, c'est un peu vulgaire.
La chouette prit un air contrit, mais Eli voyait bien ses yeux pétiller d'excitation. Inutile de faire semblant : le sort de la princesse, aussi terrible fut-il, ne pouvait qu'annoncer une autre nouvelle importante pour la famille. Le papier froissé passa frénétiquement entre les neufs paires de mains Catilinal, chacun le parcourant à triple vitesse et s'arrêtant sur la même ligne :
Au vu des circonstances, Son Altesse Impériale la Princesse Neridia Milvus* Midemonal, dernière descendante du 54e Aigle, l'empereur Orion II Midemonal, révoque sa participation à la course pour Alat. Sa Grâce le Comte Theobald Zabural, régent de toutes les Cassandres, déposera la couronne au sommet d'Alat le troisième jour après le Zoltar. Tous les concurrents sont appelés à se présenter sans délais à la capitale.
— Trois jours après le Zoltar, relit Siloë dans un souffle.
— Mais c'est dans moins d'un mois ! glapit Merops, lui arrachant l'affiche.
— Par le ciel, est-ce que cela signifie... Est-ce que cela signifie qu'on peut tous aller à Nakre ? Ensemble ?
C'était Rafalda qui avait bredouillé ces mots. Eli observa les yeux de sa grand-mère se remplir d'émotions. Des fantômes passèrent sur le visage de l'ancienne princesse consort, le voilant d'un passé que le cigogne n'avait jamais connu, mais entendu toute sa vie.
Tante Bieta et elle se saisirent les mains, fébriles.
— Oui, souffla la chouette. Oui, Rafalda, on peut revenir !
Le visage de Helion s'assombrit. La culpabilité, bien familière chez lui, crispa sa mâchoire et ses ailes. Eli sentit son coeur se serrer pour le prince déchu, cet empereur qui ne fut jamais, à qui la vie rappelait sans cesse son erreur.
— Seulement jusqu'à la course, précisa Zecalion, ramenant sans pitié les deux vieilles femmes sur la terre ferme de la réalité. Et nous n'aurons pas accès au palais, ni à aucun privilèges d'antan. Nous ne sommes toujours exilés.
— Oh, laisse-nous un peu vivre, mon fils ! protesta Rafalda. Nous allons tous pouvoir passer les Panazélies et le Zoltar à Nakre, tous ensemble ! À nous les soirées Boréal, les pièces de théâtres et les multiples bals... Bieta, est-ce qu'il nous reste suffisemment de costumes ?
La chouette s'empressa d'aller vérifier, plongeant dans la cage d'escalier.
— Les enfants, dit encore la grand-mère. Regardez-moi bien. Nous sommes les descendants Catilinal, les arrières petits-fils et petites-filles des trois plus grandes impératrices que le continent ait jamais porté. Vous êtes des légendes ! Alors, quand on arrivera à Nakre, je vous veux irréprochables. Nous allons porter les anciennes tenues traditionnelles.
— N'est-ce pas en faire un peu trop ? s'inquiéta Eli.
— Il ne reste que cinq costumes, maman, contra Helion qui croisa les bras, l'air de réfléchir. Mais c'est une bonne idée. On les donnera à Marian, Merops, Eli et Hadriel. Quant au dernier...
— Il est pour toi ! compléta aussitôt Hadriel.
Sa suggestion sembla percuter Helion de plein fouet. Ce dernier regarda le jeune épervier d'un air choqué.
— Jamais de la vie, souffla-t-il. J'ai été éliminé. Je suis le vilain canard de la famille. Je ne participerai pas à la course. Non, c'est impossible., il faut le donner à la doyenne. Maman ?
Rafalda, sans le moindre avertissement, prit son fils par les épaules et le serra contre elle. Cette démonstration d'affection surprit tout le monde, Helion le premier. Ses joues se colorèrent de rouge, ses ailes s'affaissèrent.
— Il n'y a pas de vilain canard dans cette famille, dit Rafalda d'une voix ferme. Je ne veux plus jamais entendre ces mots. Et maintenant, allez tous faire vos valises. Nous partons dès que possible.
❆ ❆ ❆
Pendant toute la nuit, les Catilinal voyagèrent juste en-dessous des nuages. On apercevait des feux qui brûlaient dans chaque région, en haut des altioris des grandes familles, signalant leur intention de participer à la course. Ces lueurs, grandes comme des petites tours, dansaient dans le vent chargés de neige et se réfléchissaient sur les lacs.
Ils rasèrent les campagnes de Palême, passèrent au-dessus du fleuve Martial et du mont Béryl, leurs ailes solides portées par les courants ascendants. Les collines de gnaphales ondulaient sous leur ventre comme les vagues d'un océan gelé ; des rivières d'argent s'écoulaient dans les sous-bois ; des sapins se dressaient comme des lances géantes ; une brume violacée respirait au fond des vallées. L'Yvar soufflait et déposait du givre sur les rémiges noires d'Eli. De temps à autres, les huit séraphins crevaient la couche des nuages et passaient dans un monde baigné de lune ; alors, les milliers d'étoiles se penchaient sur eux en scintillant, comme pour ouvrir les portes de l'Empyrée. Petit à petit, une force indomptable s'emparait du coeur de la cigogne.
Bientôt, la Capitale des Neiges apparut. Elle se dressa sur l'horizon dentelé de Cassandre dans un bouquet de montagnes, gansée du ruban rougeoyant de l'aube. On apercevait déjà l'éclat doré des plus hautes coupoles et des plus hautes flèches. Eli avait régulièrement pu en admirer la vue mais, pour les autres Catilinal, cela faisait six-cent-cinquante ans qu'ils en étaient privés. Depuis sa couche de vent, Rafalda se mit à sangloter. Tante Bieta ne cessait de pousser des exclamations de joie. Quant à Helion, qui volait juste à côté d'Eli, il semblait si troublé que la cigogne ne put s'empêcher de lui prendre la main. Il la serra en retour, reconnaissant, puis replia ses larges ailes noires pour planer un peu plus bas.
Lorsqu'ils approchèrent les gigantesques murailles, sculptées dans les pans de montagnes, le champ de ciel se remplit progressivement d'autres séraphins. Les concurrents pour Alat arrivaient par petits groupes, accompagnés de leur famille, et passaient en longues files au-dessus de la première arcade. Petite, toute de bronze, cette dernière marquait l'entrée dans la capitale.
Dès lors, les Catilinal se synchronisèrent en vol groupé : Rafalda, doyenne et patriarche, se mit à la pointe du V, immédiatement suivie par Zecalion et tante Bieta. Helion et Merops volaient à gauche et à droite, et les plus jeunes fermaient la procession. Eli plongea donc dans les vastes avenues de Nakre en compagnie de Marian et Hadriel. Cet ordre serré permettait d'abord de ne pas se perdre dans les grandes nuées d'oiseaux, mais aussi de former un bloc uni et imposant. D'autres familles firent de même. À cette heure, les apparences étaient primordiales.
Le soleil se levait sur les cimes, embrasant la ville encore sombre d'éclats chatoyants ; les tuiles vertes d'un dôme, quelques vitraux d'altioris, une gargouille suspendue sous un toit, le métal des passerelles entre les pans de montagnes... Dans la neige scintillante, Nakre s'éveillait comme un astre. Les membres de la famille Catilinal naviguaient dans les courants aériens, ébahis, mais Eli manquait tout du spectacle. Elle n'avait d'yeux que pour les centaines d'oiseaux affluant tout autour. Et elle n'était pas la seule : les concurrents se dévisageaient tous à la dérobée, l'oeil vif et l'aile raide. Chacun se jaugeait. Se comparait. Une atmosphère fébrile chatouillait le vent.
Trois buses juchées sur un balcon la regardèrent voler en pointant le doigt. Leurs traits juvéniles et leur uniforme rouge indiquaient qu'ils étudiaient à te Zvradinal. Une grande serpentaire avançait sur le ponton de son altiori, puis se figea lorsque les Catilinal passèrent devant elle. Son regard écarquillé suivit leur formation jusqu'à ce qu'ils disparaissent à l'angle de l'avenue.
— On est vraiment célèbres, constata Hadriel d'un ton réjoui.
— C'est à cause de Rafalda, grogna Marian, les yeux fixés devant lui. Nous faire porter les anciennes tenues impériales, vraiment...
Eli tourna la tête pour cacher son sourire. Son oncle était vêtu d'un pantalon bouffant brodé de cordes dorées, fermé à la taille de l'écharpe bleue vif d'Adelaï. Sa tête restait haute, mais Eli savait qu'il appréciait l'attention du peuple.
Comme des milliers de gouttes d'eau glissant au coeur d'une toile d'araignée, les anges se rejoignaient au coeur de la ville. Des rapaces décrivaient des rondes au-dessus de l'arcade d'argent, d'autres allaient se poser ça-et-là sur les toits. Plusieurs familles partaient en saluer d'autres, comme de vieux amis heureux de se voir après tant d'années d'exil.
Ce moment sera très important, leur avait dit Helion. Tous les gros oiseaux de Cassandre répondront à l'appel de la couronne, et puisqu'on sort de presque sept-cent ans d'exil, plus personne ne sait ce qui circule. Il y aura peut-être des surprises. Les milans étaient toujours les premiers à s'inscrire à la course, plus par principe d'honneur que par réel engagement. Jamais un milan n'avait réellement posé son derrière sur le trône, mais il était bien vu d'essayer. Beaucoup de vautours également, des faucons, balbuzards, éperviers et, bien évidemment, des aigles.
Combien d'akilas existaient-ils, aujourd'hui ? se demanda la cigogne en parcourant la foule des yeux, sondant chaque paire d'aile. Il n'y en avait jamais eu beaucoup – une quinzaine par course, tout au plus. Mettre au monde un oiseau puissant requérait des parents puissants, et plus la lignée était solide, plus les enfants seraient exceptionnels. C'était ce qui s'était produit pour la dynastie Catilinal, au début. La première impératrice, Nastabet I, fut la première harpie féroce jamais recensée dans tout l'empire. Elle fut succédée par sa fille Nastabet II, redoutable akila et terreur des ours shedi's, laquelle mit au monde une deuxième harpie – Adelaï.
Perdue dans sa mémoire, Eli ne remarqua pas tout de suite l'ombre qui se profilait au fond du paysage. Elle ne releva la tête que lorsque celle-ci remua le long du flanc de montagne.
Le soleil cilla.
Elisabel crut d'abord qu'un nuage particulièrement dense venait de voiler le ciel, plongeant la vallée dans l'ombre. Mais ce nuage s'allongea alors en la forme d'une croix, se déforma à nouveau, et se rapprocha lentement du sol. Battement d'ailes. La cigogne mit sa main en visière. Son coeur se mit à cogner contre sa poitrine avec férocité, si fort qu'elle y posa sa main. Ce n'était pas un nuage. Cela bougeait trop vite.
Pétrifiée, elle regarda ce qui était probablement le rapace le plus grand qu'elle avait jamais vu de sa vie. Trop loin pour qu'elle puisse en voir la couleur, elle distingua cependant son empennage rectangulaire et ses rémiges écartées comme les doigts d'un dieu. Il rasait le pan de montagne, frôlant de ses longues ailes la surface de la neige. Spectre aussi imminent que la nuit. Akila ?
Une sensation terrible s'empara de la cigogne – sensation similaire à ce qu'elle avait ressenti jadis, tout en haut de la tour, sous le ciel d'Alator. Eli ne sût si c'était de la peur ou de la fascination. Elle voulut s'envoler pour suivre le vol du spectre, mais ses propres muscles refusèrent de coopérer. Impuissante, elle le vit disparaitre à nouveau derrière une éminence.
— Eli ? Tout va bien ?
Sa mère la rejoignit. Eli déglutit, le corps frissonnant. Si elle n'avait pas rêvé, si ce qu'elle venait de voir n'était pas un mirage, les Catilinal n'avaient aucune chance.
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