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2459ème Zoltar (an 11)
Les rugissements mirijar faisaient vibrer l'eau morte ; le vol des anges brisaient les basses-branches ; le fracassement des milliers de haches contre épées violait la somnolence des marais. Eli et ses soldats suivirent les rafales officières jusqu'au plus profond de la flore, débouchant en quelques brassées dans le nerf du conflit.
Pendant un court instant, la cigogne ne comprit rien du paysage. C'était un chaos complet, à peine contenu dans le mince espace octroyé par les arbres. Les mirijar'lu abondaient de partout – depuis la gerboise camouflée sous une palme jusqu'au guépard jaillissant des fourrés. Eli vit trois chats sauvages courir le long d'une branche et s'élancer d'un seul mouvement sur une section séraphine. Ils prirent forme ordinaire en plein saut : leur fourrure disparut sous des mains, des jambes et des mâchoires à canines qui déchiquetèrent un officier en morceaux. Une zibeline glissa d'un arbre et se métamorphosa en une femme armée de poignards, laquelle égorgea un gerfaut coincé entre deux troncs. Une dizaine de rats grignotaient les ailes d'un ange pris au piège.
Eli comprit rapidement qu'elle avait fait le bon choix : le terrain était trop étroit, les rapaces ne pouvaient circuler librement. Un ange cloué au sol était un ange mort. Et chaque mouvement de la faune ici-bas pouvait être un danger mortel... On est en désavantage.
Un de ses soldats se hissa à hauteur de sa couche de vol. Ensemble, ils évitèrent l'énorme branche d'un palétuvier.
— Tes ordres, lieutenante Catilinal ?
Eli jeta un oeil à son adjoint : c'était un corbeau d'une centaine d'année au visage zébré de griffes et à l'oeil féroce. Celui-ci, il en a trop vu, pensa Eli.
— On se cale aux mouvements du colonel Horendal, dit-elle dans le vent. Serrer la lisière au nord, empêcher les mirijar'lu de déborder vers Yakova. Aucun passage n'est permis !
— Va!* répondirent-ils en choeur.
D'autres sections faisaient de même au sud, bloquant l'accès du Pouce* à l'ennemi. Le but était de le priver d'eau fraiche et de les prendre en tenaille. C'était en tout cas ce que Tarquin lui avait expliqué la veille, à la sortie du conseil stratégique.
Eli installa ses soldats le plus au nord possible, les plaçant comme une véritable ligne de traque en périphérie du champ de bataille. Elle se posa ensuite sur un bloc de mousse, dégainant sa siekiera*. Une grenouille la dévisagea d'un drôle d'air : par prudence, Eli la coupa en deux.
— Elégant, commenta son adjoint en atterrissant à ses côtés. Mais je ne crois pas que ça en était un.
— Comment peut-on le savoir ?
— Il n'y a pas d'astuce. On finit par le sentir, c'est tout. Si je puis me permettre, lieutenante, je conseille de rester en vol. Stagner au sol plus de cinq secondes a tué tout ceux que je connaissais.
— Tu as raison. Mais que fait-on lorsque nos ailes fatiguent ?
— Les courbatures valent mieux que la mort.
— Décidément, grommela Eli.
Au loin, dans la vaste clairière qu'ils avaient survolés, le bruits des affrontements ne faiblissait pas. C'était une clameur constante – les soldats se relayaient des deux côtés, et aucun des deux camps ne lâchaient l'affaire. Eli devaient reconnaître que les garous, qui pourtant n'étaient pas de grands combattants comme les anges ou les elfes, se montraient assez tenace.
Eli fit un rapide calcul. Puisque voler était épuisant, et que rester au sol était mortel, elle ne voyait qu'une issue. Par à-coups, elle fit progressivement avancer sa ligne. À chaque signal de sa part, les dix-huit membres de sa section se déplacèrent d'une branche à l'autre, sans grandes envolées. Un instant plus tard, les premiers mirijar'lu sortirent des fourrés.
Sous forme animale, la patte lasse et l'oeil grognon, la rangée de félins procédait visiblement à un relai. S'ils passaient par-ici, Tarquin avait raison : l'ennemi se faufilait doucement un passage vers Yakova. L'instinct d'Eli la tira brusquement en avant. Elle était leur chef, elle devait montrer ce qu'elle valait.
— On attaque, souffla-elle dans le vent.
Sans hésiter, la cigogne plongea. Le cri des séraphins dans son dos la traversa comme une poussée de fièvre, une excitation glauque s'empara de ses tripes.
Le premier mirijar qui la repéra était un ours brun. Leur chef probablement, vu le grondement sauvage qu'il jeta à ses hommes. Il ne reprit pas forme ordinaire, ce qui surprit Eli. Se hissa sur ses pattes arrière lorsque la cigogne se rapprocha, la défiant d'un claquement de mâchoire féroce. Il s'attend à ce que je l'attaque d'en haut, comprit-elle.
Eli replia ses ailes tout contre elle et chuta sur le sol. L'ours, large créature, fut trop lent à réagir. La cigogne s'était déjà faufilé sous ses bras, glissant le fil de sa hache sur son ventre. Un drôle de gargouillement en jaillit, suivi d'une flopée de sang. Eli récupéra sa hache et glissa juste à temps sur le côté : le chef s'effondra à moitié dans la vase. Plusieurs garous se mirent à hurler, stupéfaits.
Elle n'eut pas le temps d'apercevoir les regards admiratifs de sa section : un bélier cavalait dans sa direction. Lui se transforma au dernière instant, laissant apparaître une femme armée jusqu'aux dents. Cette dernière avait le visage déformé par la haine, les yeux brillants de larmes. L'ours était-il son amant ? Son frère ?
Ces questions ne se posaient pas. Eli devait brider sa curiosité, où elle finirait en pâté pour garou. L'ennemie en face d'elle se mouvait par la rage, non par la raison. Elle ne réfléchissait plus, aussi Eli ne chercha pas longtemps pour la surprendre : elle repoussa son attaque à l'épée, puis recula sans prévenir. La garoue bascula en avant, emportée par son dernier élan, et Eli acheva sa chute d'un coup de pommeau sur sa tête. Aussitôt, elle repartit en l'air. Seulement quelques secondes au sol, jamais plus.
— Ah ! Foroï'zal* ! hurla un séraphin dans son dos.
Eli pivota, continuant de brasser l'air de ses fines ailes. Un de ses soldats venait de s'envoler précipitamment, un gros serpent enroulé autour de la jambe. Garou ou simple reptile ? Alator seul le savait : Eli vola au secours de son camarade et, pendant qu'un autre soldat soutenait l'ange, elle trancha la tête du venimeux.
— Pas plus de cinq secondes secondes au sol ! hurla-t-elle à sa section.
Leur premier affrontement se déroula sans plus d'incidents. Eli fit avancer son aile un peu plus profondément dans la brousse, se rapprochant toujours des combats, dans le but de cueillir le relai suivant de garous.
Très vite, Eli sentit ses ailes se tendre de fatigue. Elle s'était entraînée toute sa vie à faire des pointes de vitesses, non pas à tenir sur la durée... Sa carrure était loin d'être idéale. À la fin de la journée, ses articulations la brûlaient tant que ses omoplates tressaillaient à chaque mouvement. Elle manqua s'effondrer de soulagement en voyant le sous-fifre de Tarquin lever la main.
— Pozlih* ! s'écria-t-il à la ronde. Pozlih !
Un courant d'air acidulé traversa les marécages, soulevant un nénuphars. Eli reconnut l'odeur des haut-nuages... C'était le moment du relai.
Elle ramena ses soldats en arrière, sur les hautes-branches. Quelques instants plus tard, la nouvelle brigade de Rase-Mottes pénétrait les sous-bois. Une trentaine de de rapaces en noir, toutes rafales dehors, l'uniforme frais et les haches scintillantes... Eli aperçu Marian, guidant sa propre section dans le vaste mouvement de relai. Le balbuzard avait fière allure, elle devait le reconnaître. Sa lourde ossature glissait sur le vent sans trouble, comme si son chemin était tout tracé. Comme si le monde lui appartenait déjà.
Ses propres ailes ne pouvaient plus tenir longtemps. Eli suivit les injonctions et ramena son aile au campement. Elle mangea en compagnie de ses soldats, récita ses prières, puis dormit quelques heures. Le lendemain, à l'aube, elle était à nouveau au milieu des marais.
Il apparut au fur et à mesure que les mirijar'lu étaient certes plus faibles, mais bien plus nombreux. C'étaient comme une guerre entre dix cigales et cent fourmis. L'issue n'était pas si évidente, malgré la supériorité fracassante des séraphins... Les garous étaient en colère, et la haine consistait la plus féroce des armes. Eli les comprenait, quelque part. Les anges étaient occupés à rogner leur territoire, sous prétexte d'une simple histoire d'amour.
Tout en repoussant les lignes ennemies chaque jour, la cigogne observait. Ils étaient si différents... Féroces, rudes et pleins de vie. Hargneux. Comme des sangliers, et des sangliers désespérés. Seuls, ils n'étaient pas difficiles à maitriser – mais elle se retrouvait souvent face à deux ou trois bêtes en même temps.
En quelques semaines, Eli nettoya complètement le passage mirijar vers Yakova. Plus un seul n'osait se relayer vers le nord, de peur de tomber sur un de ses soldats... Très vite, elle s'aventura un peu plus au coeur des combats.
Tarquin y affrontaient des mirijarl'u un peu plus gros. Elle l'aperçut au sommet d'une butte mousseuse, aux prises avec une panthère rugissante. Très souvent, les garous prédateurs préféraient combattre sous forme animale – laquelle était sûrement plus efficace, avec leur mâchoire carnivore et leurs longues griffes.
— Attaque libre, s'écria-t-elle à cinq de ses hommes. Les autres, vous gardez la périphérie !
Ils traversèrent les marais à tir d'ailes. Eli évita plusieurs flèches lancées depuis les fourrés mais, trop tard, elle réalisa que le véritable danger résidait ailleurs.
Une masse immense perça brusquement la vase. Eli eut tout juste le temps de voir le déhanchement d'une longue queue, l'ouverture d'une gueule béante... Puis la mâchoire se referma sur un craquement d'aile. L'alligator replongea dans un vaste fracas, emportant son adjoint dans les profondeurs de l'étang. Horrifiée, Eli ordonna à sa section de ne pas voler trop proche de l'eau.
Elle répartit ses soldats sur les zones de faille séraphines. Puis elle s'envola au-dessus de la masse, attrapa une branche à deux mains et fit basculer son corps au-dessus. D'ici, le paysage s'ouvrait comme une plaie béante dans les marais. La vase rougissait, les cadavres s'accumulaient ça-et-là en formant des îlots, attirant des nuées d'insectes affamés. Révulsant, certes, mais plutôt pratique pour se poser. Eli frissonna, évitant d'y chercher quelque tête familière.
Une forme remua doucement sur sa droite. Du coin de l'oeil, Eli distingua le corps d'une immense vipère glisser vers elle, ouvrant sa crête.
— Crâshtva* !
Elle bondit en vol une seconde trop tard. Le jet vif et clair qui gicla de ses crochets rata de peu les yeux de la cigogne, mais toucha sur sa cuisse. Furieuse de sa propre réaction, elle pivota d'un coup d'aile et frappa le serpent de sa siekiera*, plusieurs fois. Jusqu'à ce qu'il cesse de glisser.
— Je déteste tout ce qui rampe, grogna-t-elle, le visage éclaboussé de sang.
L'animal rendit son dernier souffle en reprenant forme ordinaire. Et Eli se sentit pâlir.
Sous les écailles, il n'y avait qu'une jeune fille. Aucun vêtement de combat, aucune arme... Juste une simple villageoise, beaucoup trop jeune. Ses traits n'avaient pas encore perdus leur rondeur.
Oubliant le carnage autour d'elle, la cigogne resta figée face au cadavre pré-pubère. Face à l'œil vide de cette presque-enfant. Qu'est-ce que je fais ? Est-ce juste ? Sans réfléchir, Eli regarda le ciel et récita une prière à Alator. Ce qu'elle venait de faire était trop sale, elle avait dû perdre de vue le sentier de son destin.
— Elisabel ! hurla quelqu'un.
Elle recula par réflexe. Quelque chose siffla à côté de sa tête : Eli comprit qu'elle venait de manquer de peu, grâce au cri de sa mère, la chute d'une lourde hache séraphine.
Ajustant son casque, Eli replongea dans les combats. Ses soldats affrontaient de grosses bêtes autour d'une motte de palétuviers, son adjoint en tête de vol. Les garous dominaient clairement la situation : une trentaine d'animaux grouillaient autour de dix-huit séraphins. Une douleur sourde commençait à poindre dans son genoux, mais elle ne s'offrit pas le luxe de regarder. Un tigre adulte poussait des grondements puissants, occupé à affronter trois séraphins en même temps. Lorsqu'il arracha la tête d'un corbeau, d'un simple claquement de mâchoire : Eli n'hésita pas.
Elle récupéra ses rafales d'un geste. Repliant ses ailes en w, elle descendit en piqué droit vers le prédateur. Ce dernier la repéra aussitôt. Son œil jaune se plissa, méfiant. Il relâcha la tête séraphine, sans plus un regard pour ses deux précédents adversaires, et se mit à surveiller Eli.
À sa posture calme, sa patte levée et ses babines sanglantes, la cigogne comprit que le combat ne serait pas aussi aisé que les précédents. Ce mirijar-là était un officier, un vétéran de guerre et surtout, un aristocrate. La loi sociale garoue suivait la même que les anges : celle du plus fort. Celui-là avait été formé à défendre son territoire.
Eli voulut ralentir, l'hésitation paralysant soudain sa détermination. Et son genou lui faisait décidément très mal, comme si des milliers de piqûres s'y enfonçaient. Non ! se sermonna-t-elle, m'effrayer, c'est justement ce qu'il espère. Elle changea drastiquement de stratégie.
La cigogne ralentit, calant son propre rythme à celui, flegmatique, de l'ennemi qu'elle s'était choisie. Elle réalisa en approchant combien le tigre était grand – presque autan qu'un petit cheval. Montagne de muscles à peine contenue sous un pelage jaune, il savait exactement ce qu'il était venu faire ici : manger du séraphin. Son regard pénétrant transperça la cigogne avec tant de férocité qu'elle se sentit faiblir. Au fond, elle n'était qu'un bête oiseau. Pas même un rapace, une petite cigogne trop orgueilleuse... Face à un superprédateur. Alator.
Brusquement, il bondit. Pour un animal de plus de cent kilos, il sautait drôlement haut. Eli dévia une aile sur la droite, évitant un coup de patte meurtrier, et glissa derrière lui. Elle n'avait qu'un seul avantage face à pareil monstre : sa vivacité. Un tigre était peut-être bien plus fort, plus rusé, plus redoutable – mais elle était fine et habile. Elle pouvait l'énerver jusqu'à épuisement. Mais allait-il mordre à l'hameçon ? Et surtout, allait-elle tenir assez longtemps ? Ses ailes la brûlaient déjà, et son genou semblait sur le point d'imploser.
Eli déploya tout ce qui lui restait dans le ventre. Elle feinta plusieurs attaques, une à la tête, une autre sur le flanc... Ça et là, elle lui offrait la possibilité de l'attraper, puis s'envolait tout juste à temps. Dix fois, elle frôla la mort, et toujours les griffes du tigre lacéraient le vent. Le garou se mit à pousser des grondements enragés, attaquant plus vite. Ça monte, pensa Eli. Il allait finir par attaquer sans réfléchir.
Frustré, le mirijar déploya toute sa gueule vers Eli dans un rugissement. La séraphine en en aurait rit, si ce n'est que le prédateur se dressa sur ses pattes arrière et ne fit plus un mètre au garrot, mais trois. Ses griffes se plantèrent brutalement dans le bras de la cigogne, l'emportant d'un geste. Eli s'écrasa au sol. La vase, lourde et visqueuse, recouvrit son aile droite. Le tigre gronda de victoire et plongea sa gueule sur l'ange prise au piège.
Un hurlement coincé dans la gorge, elle pivota et sortit sa hache juste à temps. Le fil du métal siffla sur l'oeil du tigre, dérapant sur son museau. Il gronda de douleur. Ses deux pattes brassèrent l'air dans un réflexe de défenses, mais Eli profita de la distraction pour se sortir de là. Elle réalisa alors, seulement, que son genou ne fonctionnait plus du tout : un pas en avant, et sa jambe lâcha. Elle tituba et battit des ailes pour s'envoler, en vain. Son aile droite était trempée.
Elle ne pouvait si voler, ni marcher.
Elle était clouée au sol.
La panique, froide et paralysante, s'engouffra dans ses membres. Allait-elle mourir ? Ici, par orgueil ? Elle avait bêtement provoqué ce tigre, pourquoi ? Prouver sa valeur aux autres rapaces, qui ne croyaient pas en elle ? Ou se prouver à elle-même ?
Sitôt cette pensée la traversa-t-elle, une sensation vibrante suivit, fulgurante. Revigorant tous ses membres. Comme si Alator en personne venait de lui envoyer un courant d'air.
Elle se retourna pour faire face à l'ennemi. Je ne mourrai pas aujourd'hui. Le tigre avait l'oeil meurtri, le sang dégoulinant sur toute gueule. Il rugit, claqua ses canines. Je grimperai en haut d'Alat. Les particules de vents se rassemblèrent autour de sa tête, comme si le ciel se résorbait sur son casque. Le vent se mit à tourner, Eli tendit les bras et sentit toute la puissance de la foudre se glisser dans ses veines. Je toucherai ton ciel.
Un éclair traversa le plafond végétal, illuminant les marais pendant une fraction de seconde, avant d'exploser sur le sol entre eux. Les deux protagonistes furent expédiés de part et d'autre, et Eli retomba sur un des soldats aux alentours.
— Lieutenante Catilinal ! Lieutenante !
Eli se redressa, à moitié aveuglée, mais bien lucide. L'univers autour d'elle se maculait de tâches blanches et noires, apparaissant et disparaissant. Elle clopina d'une jambe, d'une aile, jusqu'à la masse effondrée du tigre. Ce dernier n'avait pas eu autant de chance qu'Eli : la foudre avait frôlé son flanc, son pelage avait prit feu. Eli tira sa siekiera, juste pour être certaine, et la posa sur la gorge du tigre.
À sa surprise, ce dernier prit forme ordinaire. La fourrure tigrée fondit sur un uniforme prestigieux, un corps élancé, des membres musclés. Eli remonta jusqu'à son visage.
C'était celui d'un aristocrate d'âge mûr, avec des cheveux blonds tressés, et les pommettes forte. Les pans de son manteau brûlaient lentement en fondant sur sa peau. Son oeil droit était crevé, barré d'une plaie sanglante remonta jusqu'à son oreille fauve. Mais l'oeil gauche était encore vif, d'un jaune profond, traversé par un iris vertical.
— Tiliar maudit ton peuple, séraphine, cracha-t-il. Vermine traitresse !
Eli ne bougea pas sa hache. Les insultes, d'accord. Mais un mot – un seul, la fit tiquer. Elle retint son geste et demanda :
— Traitresse ? Qui ai-je trahi ?
Le feu se mit à le dévorer plus profondément l'uniforme. Il se cambra, gronda de douleur.
— Ton propre dieu ! hurla-t-il. Vous faites alliance avec eux !
— Qui eux ? s'impatienta Eli. De qui parles-tu, mirijar ?
— Tue-moi !
— Dis-moi !
— Tue-moi ! Tue-moi !
Les flammes lui dévoraient maintenant la poitrine et les cheveux. Il hurla jusqu'à s'étouffer, gesticulant en tout sens. Eli le tua.
Autour d'elle, la butte avait été terrassée des derniers garous. Les soldats de son ailes l'observaient en silence, attentifs, surveillant les environs. Eli remarqua que plusieurs d'entre eux semblaient stupéfaits. Et que la foudre qu'elle avait générée, de son vent et sa volonté, avait noirci le revêtement de cadavres sur l'îlot. Alator seul me donnera une explication plus tard.
Les derniers mots du tigre résonnaient dans sa tête. Les garous et les anges se haïssaient par nature, oui. Mais l'un et l'autre respectaient leur propre dieu. Pourquoi pensait-il que les anges avaient trahi le leur ? Et avec qui feraient-ils alliance ?
— Ça n'a pas de sens, murmura Eli, au prise avec ses pensées.
Et soudain, un souvenir lui traversa l'esprit. L'image du petit papier déposé par un page, au manoir de Tarquin... « Les quatre îles sont aux mains de troupes noires. Tergals ? »
Eli pivota brusquement pour débarrasser son aile de la vase. Des blocs y avaient entre-temps séchés, et elle se les arracha sans délicatesse, trop fébrile.
— Lieutenante Catilinal, laisse-moi t'aider, proposa un de ses soldats.
Elle brida sa curiosité. Il retira chaque entrave malodorante de ses plumes, passant aussi d'un rapide courant d'air. Son aile fut sèche en quelques instants.
— Merci !
Et elle décolla d'un trait, frappant le sol de sa jambe valide. Ses ailes blanches brassèrent le vent d'un vaste geste, propulsant Eli à plusieurs mètres sous la voûte végétale. Elle se faufila entre deux grosses branches, totalement désintéressée des combats à présent... Quand le feuillage fut trop dru, elle replia ses ailes et se mit à grimper. Puis, enfin, elle perça le toit des marais.
Le ciel s'ouvrit devant elle. Une bourrasque d'Yvar fouetta ses pommettes. Elle inspira un grand coup, savourant la sensation de liberté inouïe qui caressait ses épaules, son empennage... D'un nouveau coup de pied, elle se projeta plus haut.
Ce qu'elle faisait était probablement interdit. Circuler en paysage ennemi sans ordres précis, c'était même stupide. Mais il fallait qu'elle sache, qu'elle détermine si tous les détails observés, mis bout-en-bout pouvaient être finalement bien plus.
Eli sortit la tête du premier nuage et attrapa une couche de vent. Ses ailes s'étendirent comme les voiles d'un navire, et elle se coucha sur le vent, en vol plané. D'ici, tout Kesari s'étalait devant elle en prairies vertes et jaunes, plaines fertiles et forêt vierge. À gauche, le tracé bleu marine du fleuve Yakova. À droite, la lisière lointaine du Bois de Canelle. Tout droit, au-delà de la frontière...
— Dieux du ciel, lâcha Eli.
Tarquin avait raison. Sa famille avait raison. Quelque chose se passe, autour du continent, quelque chose qui est passé sur Ashoriel, sur les Îles, et maintenant ici.
Une file noire, comme de l'encre coulante, encerclait Liocha, la capitale garoue. Des grappes éparses circulaient autour et semblaient se diriger vers l'ouest, en direction des marais. La ville était assiégée, et cette force sombre pénétrait en ce moment vers le coeur du pays.
Les garous étaient pris en étau. Voilà ce que le tigre voulait dire. Il croyait – les garous croyaient – que les anges faisaient alliance avec... cette armée sombre, quelle qu'elle soit. Pendant que les séraphins saccageaient l'ouest de Kesari, d'autres envahissaient l'est en ce moment-même.
Et personne chez les anges n'y prenait garde.
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