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2459ème Zoltar (an 11)
Un avis gouvernemental fut placardé sur chaque arcade de Nakre. Rapatriement immédiat pour la princesse Neridia, et le régent Theobald lançait toute la garde royale aux trousses du cortège garou. Trois nuits plus tard, le prince Firenze tomba sous le sceau séraphin : sa dépouille fut crucifiée sur les berges de la Narjal en déclaration de guerre. Le vieux conflit était désormais une plaie ouverte, et son sang abreuvait les veines des deux pays : c'était la course à l'armement.
Eli retourna dare-dare dans les Mariones – et elle fit bien : dans le courant de la même semaine, une missive de guerre se glissa dans toutes les familles de l'empire. Même les exilées.
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2459ème Zoltar (an 11)
Il était difficile de croire qu'à peine trois mois auparavant, la cigogne se prélassait dans les plaisirs de Nakre en compagnie de son vieil ami. Les parfums d'encens et de miel furent succédés par la puanteur des marais. La brume saumâtre et les palétuviers remplacèrent les draperies festives et les colonnes de marbre sculpté : ici, au coeur des Mangroves, sur la lisière entre Cassandre et Kesari, deux armées se fracassaient cruellement.
Eli arriva sur place quelques semaines après l'ouverture des combats. Elle faisait partie de la seconde relève, de même que sa mère, Siloë, et Marian. Ils avaient quitté la Botte ensemble, vêtus à l'ancienne militaire, les épaules galonnées et l'oeil brillant d'excitation. Derrière eux, tous les akila de la famille les avaient regardés partir en tremblant de frustration. Que n'auraient donné Merops, Helion et Zecalion pour participer à l'Histoire ? Quelque part, Eli ne pouvait s'empêcher de s'interroger : quelle loi cela enfreignait-il, que des exilés participent à l'effort de guerre en territoire étranger ? L'idée lui semblait maline, mais peut-être n'avait-elle pas toute les cartes en main.
Une rumeur bourdonnante tapissait le fond des marais lorsque les trois Catilinal atterrirent au campement séraphin. La zone était vaste, recouverte d'une nappe brumeuse et enfermée du ciel par la lourde révérence des frênes. D'immenses racines noires, çà-et-là mouchetées de fleurs jaunes, envahissaient l'espace comme les pattes de gigantesques araignées. Et sur ces racines, hissées à plusieurs mètres au-dessus de l'eau, reposaient les marches de la guerre.
Eli parcourut le paysage avec des yeux dévorants. La première plateforme était aussi large qu'un petit château, fraichement construite et habillée du pourpre des tentes officières. La seconde, un peu plus basse, n'en comptait qu'une, plus large : c'était l'infirmerie. Celle d'après ; le réfectoire. Et ainsi de suite, on pouvait suivre toute l'organisation d'une armée aérienne, instaurée en moins d'un mois en plein coeur du territoire ennemi.
Eli s'avança le long d'une passerelle branlante, puis s'envola avec sa mère et son oncle jusqu'au bureau de recrutement. Les battements d'ailes claquaient de partout : des lignées d'oiseaux s'alignaient en uniformes impeccables sur le départ d'un ponton, d'autres traversaient l'espace à toute allure, prêtes à relayer d'autres troupes – et leurs rafales soulevaient d'affreux relents de vase. Cette invasion de l'espace, du mouvement belligérant sur la surface tranquille des marais, était la perturbation continue de ce qui était d'ordinaire proche de la mort.
Eli observa les uniformes en question : tous étaient noirs, certains avec des casques flamboyants, d'autres non. Pas d'anges en blancs, ce qui signifiait que la Garde Royale était encore au service du roi. S'il fallait la sortir des frontières, c'est que l'armée était en sous-nombre.
Trois forces organisaient l'empire séraphin. Il y avait d'abord la Garde Impériale, propriété directe de l'empereur et chargée de maintenir l'ordre à l'intérieur des frontières. N'importe quel oiseau pouvait s'y inscrire mais, concrètement, cela ne servait qu'à se tenir au chaud dans les palais. Aux antipodes de cette garde interne, venait alors la garde externe de l'empire – les Moraï's. Ceux-là, on ne s'en moquait pas. C'étaient des soldats de métier, des vétérans qui maintenaient les frontières toute l'année ronde. Les forces Moraï's étaient accessibles à tout le monde, mais surtout très promptes à récupérer les rapaces ayant volés trop près d'Alat. Moyen efficace pour les empereurs de tenir éloignés les rivaux, tout en gardant le contrôle dessus. À l'heure actuelle, c'étaient eux qui organisaient l'occupation séraphine ici, dans les marais kesars.
Enfin, venaient les Rase-Mottes. La Légion « Courant-d'Air ». Eli en faisait partie, de même que toute sa famille hors-akila, ainsi que toutes les familles nobles encore dignes de leurs titres. Cette troisième division consistait une force de frappe pure et simple, uniquement composée de haut-archanges réservistes diplômés de te Zvradinal. C'était des combattants d'élite, tous officiers et entraînés toute leur vie à parfaire leur style d'attaque. Une légende urbaine disait que si un ange pouvait affronter un elfe combattant en duel terrestre, ce serait un Rase-Motte.
Les trois Catilinal pénétrèrent dans le bureau de recrutement. La répartition fut rapide, puisque chacun était, comme dans toutes les grandes familles, affilié dès sa naissance aux Rase-Mottes. Sa mère fut directement placée sous le colonel-en-chef, qui se trouvait être Tarquin. L'ami d'Eli était en effet là depuis le départ, et il avait jadis reçu les meilleures félicitations de sa promotion. Cela faisait à ce jour l'un des meilleurs éléments de l'armée.
Eli fut nommée lieutenant, de même que Marian. Chacun d'eux reçurent deux étoiles en or à fixer sous l'épaule, ainsi que dix-huit soldats à sa charge.
— Un poste vient justement de se libérer, dit le secrétaire à Eli et Marian en leur tendant leurs nouvelles spalières. La lieutenant Beatral vient de succomber à ses blessures, ce qui vous laisse le choix entre soit son aile vacante, soit la relève du lieutenant Panderal. Qui veut quoi ?
Le cerveau d'Eli fit le tour de la question en un quart de seconde : les premiers Rase-Mottes à se faire appeler en guerre recrutaient toujours d'anciens camarades. « Beatral » était un nom freux, « Panderal » un nom archange. Ce qui signifie que les soldats de la première aile étaient tous des petits oiseaux, et ceux de la deuxième... des gros rapaces.
— Je reprends le poste de Beatral, annonça-t-elle avant que Marian ait pu ouvrir la bouche.
Ce dernier se moqua d'elle à la sortie du bureau.
— Ta soudaine prise de conscience fait plaisir à voir. Imagine ce que cela aurait donné, de devoir commander meilleur que toi.
— La morgue te mange le cerveau, Marian, cingla Eli. Comment penses-tu diriger tes rapaces, dans ces marais minuscules ?
La confusion qui s'installa sur le visage de son oncle fit plaisir à voir. Elle camoufla son sourire, puis embrassa la plateforme du regard : Tarquin était là, à l'orée de sa tente impérieusement décorée. Plantant Marian, elle se précipita vers son ami.
— Eli ! s'exclama-t-il en la prenant dans ses bras. Alator, enfin ! J'ai cru que la relève n'arriverait jamais.
— Comment va Hadriel ?
Tarquin la relâcha. La cigogne admira un instant les larges épaulettes noires, les floches dorées qui s'y balançaient. Trois étoiles scintillaient sur son pectoral droit, attestant de son rang de colonel. Pour la première fois, l'uniforme noir qu'il avait tant de fois porté à te Zvradinal ne semblait plus flambant neuf... Le sang et la poussière maculait le tissu. Mais Tarquin était loin d'avoir l'air fatigué. Au contraire : sa barbe était coupée frais, son teint irradiait, et ses yeux brillaient d'excitation.
— Hadriel vit sa meilleure vie, si j'ose dire. Il est encore occupé sur le flanc sud avec sa propre troupe, le long du Pouce. Sa troupe mange du mirijar à l'heure où je te parle. C'est un brillant gaillard, ton jeune oncle. Je l'ai promu adjudant.
— Déjà ? Il est trop jeune.
— Nous sommes tous jeunes, dans cette guerre, ma chère Elisabel, rit-il en posant sa main dans le dos de la cigogne.
Tarquin l'incita à marcher au devant du ponton, désignant d'un geste l'ouverture béante des marais sous leurs pieds. Eli parcourut les vols aériens d'un regard, les amas de verdure perturbés, l'eau saumâtre dans laquelle flottaient deux ou trois cadavres garous ramenés par le courant. Elle grimaça. L'un d'eux avait gardé sa forme de lynx, mais semblait dépourvu de ses pattes arrières.
— Voilà trop longtemps que la belle noblesse se ramollit dans le Ronce, déclara Tarquin. Les Rase-Mottes n'ont plus été sollicités depuis plus de mille ans, ça n'est pas bon pour les nouvelles générations. Ces petites batailles sont plus que bienvenues pour donner le coup de fouet qu'il faut. D'ailleurs, qu'es-tu ?
— Lieutenant, répondit Eli en se redressant. Je récupère le poste de Beatral.
— Alator ait son âme... Ses soldats l'ont vu se faire dévorer par une bande d'ours mirijar enragés. Tu n'auras aucun mal à les mettre au pas : ils sont tellement furieux que l'adjoint me harcèle afin de revenir sur les fronts.
Que de détails réjouissants, pensa Eli. Et pourtant, elle aussi avait hâte de s'y jeter. C'était la première fois qu'elle sortait des frontières. Ses yeux d'ocres ne cessaient de parcourir le paysage nouveau.
— Tarquin, le héla-t-elle alors qu'il s'éloignait. Penses-tu que ma famille sera autorisée à rejoindre le front ?
Il se retourna, fronçant ses épais sourcils de hibou.
— Pourquoi le seraient-ils ? Ils sont akilas.
— Nous sommes en territoire garou.
Un sourire étira le visage de Tarquin.
— Plus pour longtemps.
❆ ❆ ❆
Eli dormit mal, cette nuit-là. En réalité, elle ne dormit pas du tout : la relève était prévue à l'aube impossible de tenir en place. Le ciel lui semblait lourd. Comme si Alator en personne pesait sur les étoiles, penché par-dessus un nuage pour l'observer. De plus, une fois le campement endormi, la rumeur lointaine des affrontements résonnait bien plus fort. À deux reprises, un hurlement perçant la redressa brutalement, tirant sur le manche de sa hache. Comme s'ils étaient à côté...
— Tu as peur ? demanda Marian.
Eli se retourna. Son oncle et elle partageaient la même castrale, vu leur proximité en âge et en parenté. Il s'était redressé lui-aussi, les cheveux et les plumes en bataille. Ses immenses ailes noires, confondues dans l'encre de la nuit, semblaient démesurées vues d'ici... Eli déglutit. Avais-je réellement une chance face ? Le balbuzard était malgré tout l'oiseau le plus proche de l'aigle. Perturbée, elle chassa rapidement cette pensée.
— Non, répondit-elle en jetant à nouveau un regard au pan de la tente, qui s'entrouvrait doucement sous la brise.
Elle ne mentait pas. La cigogne ne craignait pas tellement les combats – elle avait plutôt confiance en l'apprentissage intensif d'Hélion. Elle maniait la siekiera avec aisance, volait vite – et surtout, elle était dotée d'un instinct primaire étrangement pugnace. Face au danger, Eli réagissait toujours à l'envers. Un jour, alors qu'elle n'avait pas douze ans, Marian et Merops l'avaient abandonnée dans une crevasse des Mariones. Ils avaient voulu lui faire croire que les parents ne voulaient pas d'une cicona chez les Catilinal. La plaisanterie avait rapidement tourné au désastre lorsque, alerté par le bruit de ses pleurs, un ours shedi avait surgi des glaciers.
À une époque, ces ours étaient la terreurs des cassians. Très nombreux, ils saccageaient les agricultures et chassaient le séraphin frais. La reine Nastabet II, son arrière-arrière-grand-mère, avait radié l'espèce du territoire il y a presque deux milles ans. Cela dit, il arrivait encore, de temps à autres, de tomber sur l'un d'eux... Malheureusement pour Eli.
Haut de deux mètres au garrot, l'ours s'était figé en apercevant la jeune fille. Puis il avait poussé un grondement qu'Eli sentait encore parfois dans son ventre, et se mit à charger. Elle était coincée entre le fond de la vallée et le ciel – aux alentours de dix ans, un ange n'est pas capable de décoller directement du sol. Eli le savait très bien. Mais elle savait aussi que fuir stimulait n'importe quel prédateur. Aussi, sans réfléchir, elle s'était mise à courir vers l'ours à son tour, sautant, battant l'air de ses ailes et hurlant de tout ses petits poumons. Puisqu'il pense me faire peur, je dois le surprendre, avait-elle pensé. Pendant un court instant, sa folie avait semblé réussir : l'ours avait stoppé net sa course, dérapant sur les langues de glaces, et battit en retraite. Ce n'est que quelques secondes plus tard, en remarquant l'ombre ailée grandissante sur le sol, qu'Eli comprit : Zecalion, son père, avait effrayé l'ours en déployant toute son envergure d'akila adulte.
N'empêche que Marian et Merops avaient été puni comme des chiens le soir même, et que ce souvenir était l'un des plus agréables de sa vie.
— On peut savoir pourquoi tu souris comme ça ? lança son oncle.
— Pour rien.
Elle ravala un gloussement inapproprié, puis lança :
— Tarquin m'a dit que ce territoire allait peut-être devenir le nôtre. Tu le savais ?
— Je m'en doutais, répondit-il en se frottant les yeux. Il parait qu'un congrès aura bientôt lieu entre les grosses têtes cassianes sur le maintien de l'occupation.
— Où as-tu appris ça ?
— Auprès de mes soldats, répliqua-t-il dans un rictus. Tu n'étais pas au courant ? Ce sont des gros rapaces. L'information circule facilement, chez nous. Comment vont tes freux ?
Eli le foudroya du regard et se recoucha sans poursuivre. La rumeur des combats ne se tut pas pour autant, et elle fixa le pan de toile jusqu'au premier rayon de soleil.
Ce dernier perça le plafond des palétuviers comme le souffle d'un dieu. Eli bondit de sa couchette. Le coeur palpitant, elle enfila tunique et cuirasses, rassembla ses cheveux blancs dans une natte bien large et enfonça la coiffer de fer sur son crâne. Unique détail auquel Eli accordait de l'importance : son casque Catilinal. Jadis reconnus en marque impériale, ces derniers étaient uniques au monde. Il n'en existait que trois dans tout l'empire, exclusivement féminins. Bien que certaines générations avaient tendance à l'oublier, le prestige de sa famille ne reposait que sur des femmes : Nastabet I, 2ème Harpie ; Nastabet II, 52ème Aigle ; Adelaï, 3ème Harpie... Et puis deux hommes, lesquels avaient précipité l'effondrement de la dynastie. Les casques avaient respectivement appartenus aux trois plus grandes impératrices, et seules des descendantes femmes au sang Catilinal pouvaient en hériter. Merops possédait le casque d'Adelaï – le plus récent, de meilleure qualité. Eli avait reçu celui de Nastabet II, sous les regards furibonds de Marian. Son oncle avait beau la surpasser dans tout les domaines, il ne serait jamais une femme.
Son panache aussi éclatant que ses plumes, Eli sortit sous les aurores. Une étrange couleur violette parcourait les marais, percée ça-et-là d'aiguilles ensoleillées. Les uniformes officiers volaient un peu partout entre chaque palier, les ordres se jetaient les uns après les autres.
Eli repéra sa mère, qui s'envolait avec grâce pour rejoindre Tarquin. Eli envoya une prière à Alator pour elle et son ami, murmurant rapidement dans le vent chargé de fièvre. Elle sentait une émulation sans pareille lui grimper dans le ventre, une envie mordante de s'envoler seule et d'aller voir immédiatement le champ de bataille. De découvrir les mirijar'lu. Des garous – des vrais, en action, et pas des esclaves en cage. La princesse avait succombé au charme de l'un d'eux... À quoi ressemblaient-ils ? Quelque part, Eli remerciait Neridia de sa faiblesse.
Bridant son excitation, Eli partit rejoindre son aile. Les dix-huit freux l'attendaient sur une plateforme inférieure, plus alignés de des nobles en examens, l'air féroce. Eli dénombra une majorité de corbeaux, ramiers et autres volatiles forestiers. Si l'un d'eux discutait avec son voisin, tous se turent lorsque la cigogne atterrit gracieusement face à la première ligne. C'était beaucoup de gros gaillards, mais Eli ne se laissa pas impressionner : elle avait le même âge qu'eux, et survécu toute une vie aux côtés entre Marian et Merops. En comparaison, son aile n'était que du menu fretin.
— Hazjt! ordonna-t-elle.
Les corps se redressèrent, les ailes s'immobilisèrent. Une vingtaine de mains droites saluèrent au front.
— J'ai entendu dire que vous aviez hâte d'y retourner, lança Eli sans préambule.
Sa voix cristalline réussit à se montrer ferme. Plusieurs courageux opinèrent du chef. Eli fit tournoyer sa fine hache, dépassant la première rangée pour analyser les suivantes. On disait souvent que le regard d'un rapace était paralysant : bien qu'elle ne fut que cigogne, Eli avait suffisemment de trempe. Alator est avec moi, se répéta-t-elle. Alator porte le vent sous mes ailes.
— Excellent, répondit-t-elle. Je ne connaissais pas votre précédent lieutenant, mais rien qu'à vous y voir, j'ai déjà du respect pour lui. Vous voulez le venger ?
Cette fois, tous ses soldats approuvèrent derechef, certains poussant même un cri.
— Je suis Elisabel Cicona Catilinal, s'écria-t-elle. Je ferai de mon mieux pour vous guider, j'attends la même chose de vous ! Je vous donne votre vengeance ! Ley!
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JE SUIS DE RETOUR!!!!
Ma ME ayant décidé de jouer au radeau de la méduse, ik ben terug. AR JA!
Par contre je ne peux rien publier sur Ecarlate "la saga" en tant que telle, puisque celle-ci est toujours sous le contrat d'édition. DOOOOOONC : le prequel ^w^
BYE A BIENTÔT
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