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Zoltar 2451 (an 3)
L'illicite bataillon revint trois jours plus tard. Eli et les deux vieilles dames étaient occupées à papoter dans le haut-salon ; chacune un verre de vin à la main, les pieds sur le cercueil et les yeux humides, elles ressassaient tous leurs souvenirs. Le pauvre oncle Bayar reposait à présent dans une simple boîte en sapin. Imaginer qu'il avait jadis été prince impérial était presque impossible... Tante Elzbieta fondait ponctuellement en larmes, à ce sujet.
Tout comme Rafalda, des cheveux blancs s'étaient glissés dans ses boucles ébènes. Du temps, dans ses traits. La perte de son âme soeur était toujours radicale pour le corps, semblait-il. Même si la présence de Bayar n'était plus devenue qu'un toussotement quotidien, cela restait une présence. Cela restait la moitié de son être. Deux morceaux de vie qui s'étaient ré-enracinés ensemble : en arrachant l'un, on écorchait irrémédiablement l'autre. Les dieux pouvaient être aussi tendres que cruels.
Rafalda en était à son cinquième verre, Elzbieta son dixième, lorsque le domestique se présenta sur le seuil. Il annonça qu'une nuée en V se dirigeait doucement vers eux depuis l'Ouest. Et effectivement, quelques instants plus tard, multiples courant d'air firent claquer les portes-fenêtres à chaque étage.
Zecalion arriva le premier. Sa mine de papier n'annonçait déjà rien de bon. Mais lorsqu'il découvrit le sinistre tableau, ses ailes s'affaissèrent complètement sur le sol. Il regarda Eli, hébété.
— Son coeur, chuchota-t-elle. Juste après votre départ.
Merops, Helion et tous les autres pénétrèrent la pièce à leur tour. Leurs regards n'étaient pas meilleurs ; chacun avait les yeux rivés au fond de lui-même. Certains mirent même plusieurs instants à reprendre pied dans le réel.
Rafalda envoya le domestique préparer le Ronce. Tout le monde se rassembla autour du cercueil : il y eut d'abord un moment de silence, uniquement brisé par les craquements du feu. Eli observa Marian et Hadriel passer leurs mains sur le bois, le visage fermé. Leur père n'était plus. Ses deux fils étaient partis sans dire au revoir. Désormais, ils ne se diraient plus rien.
Eli ne sut combien de temps le silence résonna dans le manoir, mais cela aurait pu être une éternité. La réalité se rappela finalement à eux en grinçant sur le seuil : c'était le domestique, chargé du service de Ronce.
— Comment était-ce ? croassa la voix de Rafalda. Qu'y avait-t-il, sur Ashoriel ?
Eli la remercia de poser la question. Ils avaient l'air tous si choqués qu'elle s'était mise à se demander s'ils reparleraient jamais. Siloë souffla des mots, épuisée, que personne ne sut comprendre.
— Quoi ?
— Il n'y avait rien, répéta-t-elle, un peu plus fort. Plus personne.
— Comment cela ?
— L'île était saccagée. Recouverte de cendres, dit Marian - et sa voix semblait tirée des abysses terrestres. Les plages étaient noires. Des bateaux fumaient, échoués entre les jetées du port. Pas un soldat, pas un lumen. C'était... c'était un massacre.
Des perles scintillaient, dans les yeux du balbuzard. Il les essuya rageusement. Et peut-être Eli se sentait-elle coupable de s'être disputée avec lui, juste avant, ou peut-être était-ce parce qu'elle n'avait jamais vu Marian pleurer. Mais elle sentit brusquement les larmes monter chez elle aussi.
Elle les effaça vite, cela dit. Ce n'était qu'une émotion-reflet. Contrairement aux autres, elle n'avait rien vu du morbide spectacle. Elle ne pouvait que l'imaginer.
— Alator, fit Rafalda. Ces gens sont incontrôlables... Avez-vous pu en déplacer quelques-un sur le continent ?
Merops grimaça, se lissant nerveusement les cheveux en arrière.
— Il n'y avait rien, maman. Pas une seule personne en vie. Les corps s'entassaient le long des berges, tout était carbonisé. On ne voyait même pas la différence entre les cadavres et le sol, tellement les traces étaient noires.
Elle avait les yeux grands ouverts, comme ceux qui se réveillent d'un grand cauchemar sans être sûr de l'avoir quitté.
— C'est comme s'ils s'étaient tous brûlés, murmura-t-elle. Consumés par leur propre fièvre...
— Mais, fit Eli en fronçant les sourcils, le rayon de lumière est toujours là. Comment est-ce possible ? Qui l'alimente ?
Helion se mit à fixer la fenêtre, la jambe nerveuse. Le regard qu'il appuya sur les nuages était presque rancunier.
— C'est une aberration, dit-il. Le rayon disparait au fur et à mesure qu'on se rapproche de l'île. Ce que nous percevons d'ici n'est que le reflet d'un vieux signal... Ceux qui l'ont lancé sont déjà morts depuis longtemps.
Marian se laissa tomber dans un fauteuil, soulevant à peine ses ailes. Il semblait avoir mille ans.
— Dire que nous sommes arrivés trop tard est un euphémisme. Les choses que nous avons vues sur Ashoriel se sont produites avant même que nous n'apercevions le rayon dans le ciel.
❆ ❆ ❆
Zoltar 2458 (an 10)
Sept années s'enfilèrent et plus personne n'entendit parler des lumen's. Les événements, à peine reportés sur le continent, se diluèrent comme de l'encre tombée dans l'océan. Même à la capitale, on ne s'en souciait guère.
Eli était en visite à Nakre depuis quelques jours : contrairement à son père, Helion et Merops, des akilas en puissance, la cigogne avait tous les droits de circuler en Cassandre. Pas trop souvent et discrètement, bien sûr : sa famille restait bannie et cela n'était pas bien vu dans le beau monde. Cependant, quelque fois, elle s'octroyait ce petit plaisir.
Cette fois-ci c'était pour un événement-spectacle : la princesse Neridia allait faire sa première apparition officielle dans le courant de la semaine. Une rencontre diplomatique devait se tenir aux frontières est, avec le roi kesar*. Paraissait-il qu'un traité d'accalmie était sur le point d'être signé... Quoi qu'il en soit, tout le monde se pressait à la capitale pour voir la jeune séraphine, désormais âgée de dix-huit ans, saluer la ville en partance. Certains voulaient admirer l'unique héritière d'Orion II, le précédent empereur... D'autres venaient pour évaluer le gibier principal de la course. Eli faisait partie de la deuxième catégorie.
La cigogne logeait chez un ancien camarade des cours impériaux, le duc Horendal. Sa résidence se dressait entre quatre pieds de montagnes, non loin de l'Arcade d'Or. Tarquin faisait partie de cette rare noblesse ancestrale, au sang si bleu qu'il gravitait autour du palais. Sa famille avait d'ailleurs hérité d'un des plus beaux domaine nakrien : la Voraï - la grande forêt. Il y donnait régulièrement des chasses au petit gibier, événement rayonnant dans les hautes sphères mondaines.
La veille au soir, une vaste fête avait été donnée dans un des altioris. Eli avait dansé à s'en déplumer, avait bu à s'en liquéfier le sang. Aucun des invités n'étaient de ses amis - elle n'en avait aucun, vu le peu de temps qu'elle s'octroyait en ville - mais elle s'en fichait. Supporter sa propre famille au quotidien était une telle épreuve qu'Eli savait apprécier chaque inconnu.
Elle divaguait encore au fond de ses coussins de soie, chaleureusement hébergée dans la suite royale, lorsque la ronde-porte s'ouvrit au plafond. Un large battement d'aile souffla à travers la chambre, soulevant les franges du baldaquin. Puis un homme se posa au pied du lit.
Du hibou, Tarquin Horendal avait la silhouette massive, les ailes puissantes et le regard fascinant. Le liseré d'une barbe remontait autour de sa mâchoire, ourlant ses oreilles et rejoignant ses cheveux courts. Son visage rond incitait parfois les gens à rire. Mais il lui suffisait de soulever les sourcils, rehaussant ses longues aigrettes, et les disques jaunes de ses yeux ramenaient le silence.
— Ronce ? Ou café ?
Eli lui répondit d'un râle.
— Café, donc. C'est bien ce qu'il me semblait.
Une masse fit grincer le matelas, indiquant à Eli que son hôte prenait ses aises. Elle émergea des couvertures, frottant ses yeux. Une douleur incisive lui lancinait le crâne.
— Déjà le matin ?
— L'après-midi, très chère. Et encore, je dirais que les oiseaux du soir ont déjà commencé à chanter.
Il lui tendit une tasse fumante. Elle la saisit en bâillant à s'en décrocher la mâchoire.
— Alator, Eli ! rit-il. La vie agreste va te rendre paysanne.
— Et pourquoi pas ? Après tout, c'est peut-être ce qui m'attend, si je perds à la course.
— Ah, ne me parle pas de cette maudite course. C'est à peu près le seul sujet qui circule à la capitale, en ce moment, je n'en peux plus.
Eli testa le liquide du bout de sa langue : trop chaud.
— Je ne vais pas te mentir : c'est la même chose en campagne. Ma famille n'a plus que le mot "couronne" à la bouche. Mais bon, ça, ça n'a jamais changé.
— Je veux bien le croire. Comment va Marian ?
La cigogne lui jeta un regard noir. Tarquin leva les mains, riant à nouveau.
— Je ne fais que demander ! Mais à ton air, je suppose qu'il se porte comme un charme. Et Merops, aussi ?
— Merops ? Je l'ai battue, dit Eli, un sourire en coin.
Les aigrettes de Tarquin se haussèrent. Il ouvrit des yeux aussi larges que des soucoupes.
— Vraiment ?
— Plusieurs fois. En fait, je n'ai plus perdu contre elle depuis sept ans, déjà. Mais elle ne s'entraine plus beaucoup...
Le ton d'Eli faiblit, retombant tristement dans son café. Tarquin pencha sa tête dans un angle parfait.
— Pourquoi ? À cause de ce qu'elle a vu à Ashoriel ?
— Mmh. Je l'ignore. Peut-être.
Tarquin, tout comme plusieurs grandes familles cassianes, avait appris les événements de manière privée. Zecalion n'était pas le seul à disposer de « petits oiseaux » déguisés en pages, au palais. Eli savait même que le duc en avait plus d'un, et pas seulement dans les cours séraphines. Son ami était un homme renseigné.
— Quoi qu'il en soit, fit-il, cela fait un concurrent de moins pour toi. Ne te reste plus qu'à battre Marian et... qui donc ? Ah, oui : moi.
Eli lui jeta un courant d'air au visage. Il l'esquiva souplement, les yeux pleins de malice.
— Si j'écrase Merops, mon ami, je t'écrase aussi !
— Cela reste à voir. (Il s'étira sur le lit, soulevant une aile de Eli sans manière). J'ai quand même du mal à y croire. Comment de si délicates choses peuvent-elle dompter les grands vents ?
— Je battais déjà nos professeurs, à l'époque. Tu te souviens ?
— Oui... Mais ce n'étaient que des vieillards. Sans vouloir te vexer.
— Tu me vexes. Pour ta peine, nourris-moi un peu. Où sont les petits pains ?
— Je ne voudrais pas être brutal, Eli, mais tu n'es pas encore Impératrice...
— Je t'entraine à m'obéir, puisque c'est ce qui va arriver. Tu es assez rapide pour me suivre, tu arriveras probablement deuxième - donc, mon premier vassal.
— En tant que premier vassal, j'espère avoir autre chose à faire que distribuer des petits pains.
Tarquin roula du lit et se redressa de l'autre côté. Ses ailes immenses libèrent enfin l'espace.
— Et rien ne dit que je participerai à cette maudite course. Je suis bien content comme ça, moi.
Eli sortit à son tour du lit. Elle vida le verre d'eau en cristal qu'on avait posé sur sa table de chevet, savoura la sensation moelleuse du tapis à ses pieds. Soupir. Grand-mère Rafalda avait raison, à propos du luxe... Cela donnait envie.
— J'oublie que tu es si riche, grommela Eli. N'es-tu pas gêné, parfois ?
Tarquin explosa de rire.
— De ma fortune ? Allons bon. Le soleil se gêne-t-il pour rayonner ?
Eli leva les yeux au ciel. À travers les rideaux de velours, un rai de lumière blanche traversait les hautes fenêtres.
— Quel jour sommes-nous ? demanda-t-elle.
— Le fameux jour, bien sûr. Pourquoi crois-tu que je t'ai réveillée ?
Elle se tourna vivement. À l'instant, à peine, elle remarqua que Tarquin était vêtu de ses plus beaux atours ; un pantalon cérémoniel, doublé d'un col roulé brodé d'or et du long manteau officiel de la vieille armée. Une hache d'apparat pendait aussi à sa hanche, sertie de jade.
— Son Altesse Impériale va traverser la ville d'un moment à l'autre, lâcha Tarquin en se dirigeant vers la porte. Dépêche-toi de t'habiller.
❆ ❆ ❆
Le cortège impérial commençait à l'Arcade de Nacre et quittait la ville à l'Arcade de Bronze. Une ancienne tradition exigeait toujours des têtes couronnées qu'elles passent à travers les quatre enceintes afin d'honorer chaque section de la ville - des habitants fortunés jusqu'aux gueux de périphérie.
La poudreuse scintillante des gorges de la ville se remplissait de monde. Les familles quittaient leurs altioris en glissant des fenêtres ; les marchands délaissaient leurs étals ; les étudiants, tout droit sortis des cours en uniforme bleu et rouge, saturaient les hautes-passerelles. Les flancs de montagnes se couvraient de paires d'ailes papillonnantes. Même le ciel s'ouvrit pour l'occasion, écartant ses épais nuages et gratifiant la scène d'un déversement de soleil.
Eli et Tarquin, plus chanceux que d'autres, se réservaient des places de choix : non pas dans les fonds de vallée, où il fallait se dévisser le cou pour observer le ciel, mais sur un poste de chasse appartenant au domaine Horendal. Ils étaient donc assis sur les dalles d'un petit pavillon de bois, juste en face de l'Arcade de Nacre. Autrement dit, à la sortie de l'avenue des nuages : devant l'entrée du palais impérial.
Ils papotaient entre les vapeurs d'une flasque de Ronce, des petits biscuits déballés sur leurs genoux, lorsque les cors du palais retentirent pour la première fois. La ville entière se tapissa de nouvelles couleurs : chaque habitant se leva et ouvrit ses ailes en signe de révérence.
Eli et Tarquin bondirent sur leurs pieds. Trois rangées de sentinelles émergèrent en premier de l'avenue, plastronnés jusqu'aux cous et armés jusqu'aux dents. La pointe de leur lances effila les nuages vers l'avant. Une écharpe de brume s'entortilla autour du cortège ; lorsqu'elle se leva, Neridia Midemonal jaillissait à son tour dans la lumière du jour.
Eli se pencha en avant. Était-ce vraiment elle ? La jeune milan n'avait rien de très impressionnant. Ses fines ailes rousses glissaient sur un vent délicat, courbant les rémiges comme des palmes fragiles. Elle était vêtue d'une simple tenue de voyage, les cheveux attachés dévoilant son visage. Visage fort juvénile, d'ailleurs - elle avait encore les traits d'une jeune fille à peine éclose. Une coiffe en galbe doré ceignait son crâne et des fins bracelets d'or emprisonnaient ses poignets. Eli aussi en avait un : le traditionnel bracelet que tout ange recevait en même temps que son zaöllim. Mais seuls les membres de la royauté en avaient la paire : ils étaient doublement enchaînés au ciel ; serviteurs d'Alator et serviteurs du peuple.
Une rafale un peu forte mais ordinaire chahuta la trajectoire du cortège. D'un geste malhabile, Neridia se hissa au-dessus pour suivre le cortège. Eli échangea un regard avec Tarquin.
— Tu la bats sans problème, dit-il doucement.
La princesse traversait la première arcade.
En observant ses ailes de milan, plus frêles encore vu de loin, Eli pensa la même chose. Les mots de Marian lui revinrent en tête, soudain très pertinents : tu n'es pas faite pour le trône. Trop. Fragile. Ses chances à la course étaient plus grandes que prévu - et elle n'était probablement pas la seule à le réaliser. Les rapaces allaient tous lorgner Alat d'un nouvel oeil.
Eli et Tarquin passèrent la semaine suivante à suivre chaque carton d'invitation. Les soirées s'enchaînaient allègrement dans les résidences dorées - et les aristocrates, grisés par cette poussée d'avidité, s'épanchaient dans une opulence de débauche. La princesse n'était qu'une enfant, la course très proche, la couronne à portée de main ! Toute les fêtes se tournaient vers le palais. L'espoir rendait les gens plus ivre que le Zal. La ville rutilait des lueurs à chaque vitrail, carillonnaient des valses à chaque balcons. Un vent sucré s'était levé sur Nakre, et tous les habitants se laissait glisser dessus.
Eli jubilait de se savoir ici, profitant des grands plaisirs tandis que Marian était encore coincé au fond des Mariones. Ce dernier aurait pu l'accompagner, mais il s'était obstiné à s'entrainer sans relâche. La cigogne avait évolué de manière sensationnelle, ces dernières années, et cela l'avait mis sur ses gardes.
Un sourire étirait toujours le visage d'Eli, dès qu'elle y songeait. Elle se trouvait cette fois dans la grande cour des Vicarial, au milieu des célèbres piliers sculptés d'albâtre. Une lune gibbeuse trainait son voile nébuleux au-dessus d'elle et éclairait la foule d'archanges en plein délire. Ils volaient sans peur, riaient comme des bêtes sauvages. On disait souvent, en campagne, que les fêtes de Nakre étaient les plus effrayantes du continent...
La houle des aristocrates se mêlaient à de véritables oiseaux, capturés pour l'occasion. Il n'était pas rare de voir un véritable vautour, balbuzard ou même condor plonger au milieu de la fête, piquant vers le sol où un domestique relâchait des petits rongeurs. La chasse naturelle avait un cachet particulièrement apprécié, sous la musique et l'alcool. Et parfois, d'autres animaux faisaient apparition Eli vit défiler une panthère blanche sur les dalles du manoir Boreal, deux lynx bijoutés descendre les escaliers au Pavillon d'Hiver, et même de véritables mirijar'lu*, capturés aux frontières, exposés dans des cages suspendues. Eli n'avait pas adoré le spectacle. Tout d'abord parce que c'était interdit : si des invités ondins ou elfes étaient relativement fréquent, les garous n'avaient pas leur place en terre sacrée. Et puis l'étalage de prisonniers avait quelque chose de vulgaire.
Un ange ordinaire pouvait s'aviner jusqu'à en voir les étoiles changer de couleurs, sans pour autant succomber. Un archange, dont la carrure était souvent supérieure, pouvait tenir plusieurs jours en étant saoul - sans manger ni dormir.
Eli n'avait pas cessé de boire depuis deux nuits, déjà. Tarquin l'emmenait dans les plus prestigieux événements et ils dansaient dans le tourbillon de rapaces jusqu'à ce que leurs ailes s'épuisent.
— C'est une autre forme d'entrainement, avait même déclaré Tarquin, alors qu'Eli s'affalait sur lui en pantelant. Outre la vitesse, il te faut de l'endurance - alors danse !
Et elle dansait. Le parfum dégoulinait sur ses tempes et ses seins ; ses cheveux blancs volaient comme un trait de nuage accompagnant sa tête, et des rires trop longtemps coincés dans sa gorge fusaient en éclats bruyants sous les jets de violons.
Eli ne s'amusait jamais autant qu'avec Tarquin. Un soir, alors qu'ils rentraient du théâtre en longeant la Voraï à pied - leurs ailes étaient épuisées - il lui dit :
— Tu sais.
— Mmh ?
— Si jamais on ne trouve personne, d'ici nos cinq cents ans, je t'épouse.
Eli explosa de rire, encore sous l'euphorie du jeu des amorphins*. Aujourd'hui, Tzuriel Incarnal avait incarné une ancienne déesse sur scène, si belle dans sa prestation que personne n'avait retenu l'histoire.
— Marché conclu. Cela me tirera du triste sort des Catilinal... Ce nom devient de plus en plus lourd à porter.
— Parfait. On passera nos journées à critiquer ta famille déchue et à manger des biscuits.
Eli sourit d'un gout amer, songeant que cela n'arriverait jamais. La parole d'Alator résonnait encore au fond de son coeur, aussi transcendante qu'un carillon. Le dieu du ciel et des vents l'appelait à monter sur le trône... Cela faisait sept ans, déjà, qu'elle se levait chaque matin avec cette même impression. Il lui était désormais impossible d'imaginer ce que serait sa vie sans couronne. Cela n'avait pas de sens.
Une pensée subite traversa son esprit.
— Tarquin ! Et si notre âme soeur n'était pas ici ?
— Comment cela ?
— Si ce n'était pas un ange, si c'était un enfant d'autres dieux ? La comtesse Vicarial entretient un ondin depuis plusieurs années, déjà, et personne ne dit rien... Est-ce son âme soeur ?
Tarquin réfléchit un moment, jouant avec son vent dans la poudreuse.
— Je crois que oui. Mais cela fait partie des choses dont on ne discute pas vraiment. Si la comtesse aime cet ondin, grand bien lui fasse. Ça ne veut pas pour autant dire qu'elle doit commencer à en faire étalage. De toute façon, personne ne s'intéresse jamais aux mariages, en dehors des unions impériales...
— Et si mon âme soeur était mirijar* ?
Cette fois, Eli paya sa curiosité d'un regard étrange - à la fois ahuri et amusé.
— D'un mirijar ? Mais bien sûr. Et je peux te présenter le chien de mon oncle, sinon.
— Idiot ! Je parlais hypothétiquement. On a bien vu une femelle, hier, enfermée sous un des lustres... Elle n'était pas laide. Qu'aurais-tu fait si... si... Tu vois ?
— Si je l'avais trouvée à mon goût ? compléta Tarquin, un rictus dans la voix. Impossible.
— Et pourquoi pas ? La princesse est bien partie négocier politique avec eux... Si l'on peut faire l'un, on peut faire l'autre... Enfin, quand ils sont sous forme normale, je supp...
Eli trébucha soudain dans un bloc de gel. Tarquin la rattrapa avant qu'elle n'inscrive la forme de son corps dans la neige.
— Tu délires, rit-il doucement, maintenant son amie par la taille. Je crois qu'il est temps de faire une petite pause dans notre dépravation. Demain, on dort toute la journée.
C'est donc ce que fit Eli. Profitant du lit royal, des nombreux domestiques à sa solde - et surtout, surtout, de l'absence d'Helion, à son chevet, qui la tirait à l'entraînement - elle ne quitta pas ses pelisses jusqu'au coucher de soleil.
Elle s'éveilla au son des bûches craquant dans l'âtre. Sa dame de chambre s'affalait sous le marbre sculpté de la cheminée, ses ailes de foulque caressant le tapis. Tapis zénori*, d'ailleurs, remarqua Eli en tirant ses jambes dans l'air tiède. Tarquin avait réellement des relations partout.
Cette pensée se renforça lorsqu'elle descendit jusqu'au petit salon, en traversant la galerie principale. Les domestiques en livrée jaune papillonnaient partout sous les plafonds ; ils dépoussiéraient les rideaux, polissaient les cristaux du lustres, traversaient les salles en rangeant multiples affaires. Et soudain, les portes-fenêtres du balcon s'entrouvrirent.
Un tout petit séraphin, vraiment menu, se glissa dans le manoir. Il avait deux têtes de moins qu'Eli, la carrure d'un enfant et les ailes toutes fines d'un bouvreuil. Ses cheveux étaient ébouriffés comme au retour d'un long voyage. Eli considéra l'uniforme rouge sombre dont il était vêtu. Cela ressemblait à la livrée domestique, mais le col et les chaussures étaient différentes.
Il ne lui adressa même pas la parole. Surprise, Eli le vit passer devant elle sans un regard : il entra dans le salon sans demander son reste, et même le majordome assigné aux portes ne fit aucun commentaires. Un des espions de Tarquin...?
Eli suivit la scène des yeux, interdite. Le bouvreuil déposa un petit rouleau métallique sur le plateau d'argent, sur le marbre d'une commode. Il y mit également le bouton de manchette de sa livrée, pour une raison obscure. Puis il fit demi-tour et s'envola par la même fenêtre.
La cigogne resta dans la pièce. Les yeux rivés sur le parchemin, elle entendit à peine le majordome refermer les lourdes portes derrière elle. Avant même de le réaliser, Eli avait déjà saisi le rouleau et en tirait le parchemin. Trois simples lignes y étaient gribouillées.
Belaï Niverlin est tombé.
Les quatre îles sont aux mains de troupes noires.
Tergals ?
Le souffle de Eli s'effila dans sa gorge. Elle se sentit projetée sept ans en arrière, dans le salon de la Botte, après que sa famille soit revenue d'Ashoriel. Y avait-il un lien entre les deux événements ? Était-ce aussi les tergals qui avaient attaqué les lumen's ?
Elle sortit en trombe du petit salon et s'envola dans la cage d'escalier, jusqu'à la chambre de Tarquin. Mais le lit était vide. S'était-il levé depuis longtemps ? Elle redescendit tout en bas, passant par l'extérieur malgré son peignoir et ses pieds nus, et plongea vers la tour voisine - celle dans laquelle se trouvait le bureau de Tarquin. Eli trouva son ami debout près de l'âtre, en pleine discussion avec deux pages. Lorsqu'il fit volteface, elle vit à sa mine grave qu'il était déjà au courant des faits.
Il chassa les domestiques d'un geste et referma la porte de son bureau.
— Tu sais ? fit Eli.
— Oui, mais toi tu ne sais pas. (Il se lissa les cheveux en arrière, la main nerveuse). La princesse a disparu du cortège, juste après la rencontre diplomatique. Cela fait une semaine que les gardes impériaux ratissent la frontière...
— Attends, attends, de quoi parles-tu ?
— Ils viennent de la retrouver, continua Tarquin, grimaçant. Sur une rive du Pouce, près de Skaïl... Nue.
— Quoi ? Comment ça, nue ?
— Le prince mirijar* était avec elle.
Eli recula. Se laissa tomber dans le fauteuil le plus proche. Son esprit s'embrouilla, confus.
— Le scandale explose en ce-moment même dans toute la Cassandre, Eli. J'ignore comment une telle chose a pu se produire, mais les faits sont très clairs : un de ces animaux a séduit Neridia et s'est accouplé avec elle.
— Yezihri*... Et le traité de paix...?
— Vient de voler en éclat, acheva Tarquin, le regard grand ouvert, fasciné par le vide. On peut se préparer au pire.
La main d'Eli se ramollit.
Le papier froissé de l'espion tomba au sol, oublié.
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