☽ 𝟐 ☾

Zoltar 2451 (an 3)

     Eli ne parlât à personne de ce qu'elle avait ressenti. Ni à Merops, ni même à son père. Car finalement, ils étaient tous candidats pour la course d'Alat : lorsque dans quelques années, le régent déposerait la couronne sur la montagne des rois, tous s'affronteraient.

     Chacun pour soi.

     Un appel divin avait retenti dans le coeur de la cigogne, et Eli comptait bien l'honorer. Alator la voulait sur le trône. Ce n'était plus seulement une question d'honneur traditionnel : désormais, Eli suivait les volontés divines.

     Elle se sentait portée dans chacun de ses entrainements. Parfois, même, il lui semblait que le dieu oiseau chantait dans le vent sous ses plumes. Il disait « je suis là... va plus loin ! ». Et Eli redoublait d'effort : elle tirait sur ses moindres muscles et se jetait à corps perdu dans les rafales.

     Bientôt, elle battit Merops. Plusieurs fois. En quelques mois seulement, elle vit les regards de sa famille tourner comme ces grandes fleurs sauvages qui suivent la lumière du soleil : de Marian, le rapace prédestiné, ils se rivèrent sur elle. Elle. La fragile cigogne.

— Je n'ai jamais douté de toi ! s'écria Helion lorsque, pour la cinquième fois cette semaine, elle soulevait les nuages à l'arrivée. Je savais qu'il y avait de la puissance quelque part sous ces plumes !

Son oncle la réceptionna par les aisselles, fou de joie. Eli se laissa porter en riant, ignorant les yeux sombres de Marian fixés sur elle.

     Pour une raison obscure, celui qui avait perdu la couronne - l'héritier déchu - misait sur elle depuis sa naissance. Tu es vive, disait-il un jour. Et tu as tout à prouver, contrairement aux autres rapaces.

— Où est Merops ? s'enquit Marian, feignant de s'intéresser au jeu du vent entre ses doigts.

— Elle a fait demi-tour, dit Helion.

— Quoi ?

Les deux rivaux froncèrent les sourcils. Lové entre les collines de givre, le soleil faisait à peine apparition. Ils avaient encore le temps pour un plané autour du domaine, si pas deux...

     Helion déposa Eli au sol dans un soupir.

— Elle est rentrée plus tôt. Elle a du mal à vous supporter, quand Zecalion n'est pas là pour vous garder.

— M'est avis qu'elle veut surtout ne pas finir dernière, dit Marian.

— Tu la connais. C'est une mauvaise perdante.

— Plutôt une mauvaise gagnante, remarqua Eli. Enfin, d'habitude, corrigea-t-elle.

Marian plissa les yeux.

— Ne sois pas complaisante, cicona*. Ça ne te va pas.

Eli se tourna vers lui, battant des cils.

— Excuse-moi ? Je suis complaisante ?

— Ton orgueil gonfle depuis que tu arrives seconde.

— Je supporte le tien depuis cinquante ans !

— Le mien est naturel, se justifia-t-il avec un petit rictus. Le tien, en revanche, est trop gros pour toi. Je le vois enfler à chaque fois que tu atterris avant Merops.

Eli arqua les deux sourcils. Cette fois, Alator soufflait dans son dos. Elle était pleinement disposée à remettre l'akila à sa place - aussi prit-elle son ton le plus froid.

— C'est ton aigreur qui enfle. Et tu sais ce que ça révèle ?...

— Eli..., menaça Helion.

— Termine ta phrase, ordonna Marian.

— ...Ça révèle ta peur.

Elle l'avait dit.
Eli avait jeté la provocation sous son bec.

     L'aigle marcha droit vers elle, le visage sombre, et pendant un bref instant, elle crut que son poing partirait. Mais il la dépassa dans un glacial courant d'air, redressant ses ailes.

— En vol. Maintenant.

Sa voix tranchante avait tout du futur empereur. Cette constatation remua encore plus l'énergie d'Eli. Elle se planta à gauche de Marian, fléchissant les genoux.

— Cela suffit, s'énervait Helion. On ne s'affronte qu'à l'amicale, ici !

Marian plongea pour toute réponse. Incapable de réfréner son esprit de compétition, Eli sauta à son tour. Le chapelet d'injures de Helion fut la dernière chose qui siffla derrière eux... Puis ce fut la tempête.

     Ils étaient dans les vallées creuses, en bas des Mariones. Leur course n'était plus un piqué, mais une réelle ascension, comme pour Alat. Eli et Marian remontaient le vent à tire-d'aile, les muscles vibrant de détermination. Le point d'arrivée n'existait pas : cela ne tenait plus qu'à qui dépasserait l'autre en dernier.

     Eli, traversée par un pic de férocité, trouva brusquement l'inspiration. Soulevant un tourbillon de vent, elle replia d'un geste ses longues ailes autour d'elle. Son corps virevolta, perfora les couches d'air et se jeta au-delà des pics montagneux.

     Elle rouvrit son empennage, récupéra l'élan. Devant elle, rien que le ciel dégrisé du matin. Les cimes blanches des Mariones pointaient sous une écharpe de brume, sous ses pieds. Où était Marian ?

     Une rasade acérée chanta derrière elle. Eli tira son aile en arrière juste à temps : l'éclat de vent traversa l'espace comme une lame. Marian suivit le mouvement, les prunelles étincelantes. Eli eut le réflexe de lever une barrière juste à temps pour parer une deuxième attaque. L'impact renvoya la cigogne dix mètres en arrière.

     Elle pivota, ralentie par le choc, puis revint à la charge. Les rafales des deux anges se jetèrent l'une sur l'autre aussi sûrement que des coup d'estocs. Des décharges vibrèrent autour d'eux, faisant frémir les particules d'énergie.

     Eli était rapide, certes. Mais elle n'avait ni la puissance de Marian, ni la finesse mortelle de Merops. Une seconde d'hésitation suffit pour orienter le combat : une bourrasque gicla vers elle et la propulsa encore plus loin. À croire que Marian voulait physiquement l'éloigner de la compétition.

     Eli voulut résister, mais son geste fit glisser l'impact sur son aile gauche. Le craquement, léger, sembla retentir jusque dans sa tête.

— Non !

Son équilibre chancela. Elle vit le monde glisser sous son ventre, puis le ciel à l'envers. Son corps se fit lourd, ses membres maladroits. Une douleur sourde lui lésait l'ossature.

— Espèce de malade ! s'étrangla-t-elle en balançant une bourrasque, se rééquilibrant.

— Voilà pourquoi, lança Marian en volant au-dessus d'elle, ses immenses ailes fouettant le vent. Tu n'es pas faite pour ce monde, Eli. Tu n'as rien dans le ventre.

Tais-toi !

Trop. Fragile.

Dans un ultime effort, elle projeta toute son énergie vers lui. Mais juste avant d'atteindre l'aigle, la rafale sembla se scinder en deux.

     La silhouette athlétique de Merops surgit entre eux. Ses cheveux volaient autour d'elle comme un soleil noir, et son regard gelé indiqua qu'elle n'avait rien perdu du combat. D'une main de serres, elle attrapa Eli par le col et la maintint en équilibre.

— Vous deux. Au Manoir. Tout de suite. Ou je vous tranche les rémiges.

❆ ❆ ❆

Le vase se fracassa contre le mur, les éclats de céramique volant dans toute la pièce.

— Tu crois que tu es seul, ici ? Tu crois que tu es le seul à dépérir au fond de ce trou ?

— Je ne...

— Ne me réponds pas !

La voix d'Elzbieta, femme de l'ancêtre et mère de Marian, semblait chatouiller chaque vitrail des fenêtres du petit salon. Elle avait tout de la chouette : l'aigreur, les yeux ronds terrifiants et la voix trop aigüe.

— As-tu la moindre idée des enjeux ? De nos enjeux, à tous ?

— Oui, mère.

Tout le monde grimaça tandis qu'un deuxième objet partait s'exploser vers le mur. Marian, qui se faisait pourtant hurler dessus, leva un mur de vent pour éviter qu'un des morceaux ne vienne couper l'épaule d'Eli. La cigogne lui coula un regard, perplexe. Il regardait droit devant lui, les yeux posés sur un point au-dessus de sa mère. Se sentait-il coupable pour l'aile d'Eli, ou voulait-il faire bonne figure ?

— On n'aura qu'une seule chance de quitter ces ruines ! Une seule ! Et tu en élimines le tiers ? Rien que par vanité ? Fils égoïste ! Ingrat ! Tjorom'bia* !

La grand-mère d'Eli, qui venait de se verser une rasade de Ronce, approuva vivement sans se soucier de l'énième valse de porcelaine contre les murs.

— Mon petit, c'est insensé. En blessant Eli, tu nous pénalises tous. Et cela vaut aussi pour toi, mon poussin. Il n'y fondamentalement que Merops et vous qui puissiez concourir sur Alat. Pourquoi réduire nos seules options ? Le palais impérial nous attend, je vous rappelle. Vous vous souvenez ? Les lits confortables, la cuisine, la Volière...

Hadriel leva les yeux au ciel.

— Eli et Marian ne se souviennent de rien, tante Rafalda. Ils n'ont jamais vu le palais, ils n'étaient pas nés. Et moi non plus.

— Et alors ? se justifia la vieille grue. Je parlais au nom de tous. N'avez-vous pas envie de retrouver un peu de luxe ?

— Oh, arrête ! dit brusquement Helion depuis le canapé. Qu'en sera-t-il, si l'un de nos trois champions gagnent ? Qu'en sera-t-il, si Marian gagne, hein ? Et que nos deux autres champions arrivent ensuite ? Eli deviendra première vassale. Mais Merops ? Non. C'est une akila, et par définition, elle n'a pas le droit de rôder près du trône. Donc elle, Zecalion et moi seront forcés de rester dans ce trou, comme dit Bieta*. Alors cesse de prétendre parler au nom de tous.

Un petit silence accompagna ce joyeux rappel à l'ordre. Silence durant lequel, pas le moins du monde perturbé, Helion continua de siroter sa jatte de Ronce.

Siloë décida que le sermon était fini. De sa voix douce, elle héla sa fille :

— Eli, viens. Je vais regarder ton aile.

Elle s'exécuta et s'assit avec précaution sur l'accoudoir.

— Peux-tu la bouger ? demanda Helion.

— Oui. Je crois qu'elle n'est que foulée.

— Encore heureux, grogna-t-il en foudroyant Marian du regard.

Ce dernier embrassait les doigts de sa mère, acceptant la réprimande. Il était si digne que, parfois, Eli oubliait à quel point c'était un idiot.

— Je suis navré, Elisabelle, dit-il.

La cigogne n'en croyait pas un mot. Marian avait fait ce qu'il avait jugé bon de faire, et le reste n'était qu'accessoire. Eli s'interrogeait sur la réaction à avoir lorsque, dans un coup de vent phénoménal, les portes-vitres du balcon s'éventrèrent.

     Elzbieta bascula les quatre pattes en l'air ; la tasse de grand-mère Rafalda vola sur l'oncle Bayar ; Hadriel émit un hurlement peu viril et tous les autres bondirent pour parer une éventuelle attaque. Le temps que les rideaux se replient et que les volées de plumes retombent, l'imposante silhouette de Zecalion s'introduisit dans le haut de la tour.

     Passé le choc, toute la famille rouspéta :

— Alator, nous avons encore des portes !

— Le manoir tient à peine debout, fais un effort !

— Je venais de réparer ces vitraux, foroï'zal*...

Eli observa son père, silencieuse. L'aigle avait dû se lever tôt, ce matin, pour son jour de chasse. Or il n'avait rien dans les mains. Ses cheveux étaient tirés vers l'arrière, son visage rougi de froid et ses sourcils pleins de givre... On aurait dit qu'il venait de traverser une tornade d'Yvar*.

— Vous n'avez rien vu ?

Sa voix essoufflée coupa court à toutes les protestations.

— De quoi ?

— Sur l'horizon. À l'Ouest - vous l'avez vu ?

Les Catilinal se regardèrent, perplexes. Puis tous se précipitèrent dehors - tous sauf, bien sûr, le vieux Bayar qui dormait encore près de la cheminée.

     Eli réprima un grognement de douleur lorsque son aile gauche reprit le vent. Marian ne l'avait pas ratée. Elle ne devrait probablement pas l'utiliser tout de suite, mais le ton de son père avait eut quelque chose d'alarmant.

     Serrant les dents, la cigogne suivit les autres tant bien que mal. Ils dépassèrent le toit de la plus haute tour, suivirent les flancs raides des collines et se posèrent sur la crête. D'ici, baignés du halo rouge et or de l'aube, ils pouvaient l'horizon par-delà les frontières.

     Les nuages recouvraient la Cassandre comme une flaque de lait, ci-et-là percée des pics montagneux. Tout droit devant eux, Nakre dressait ses dents vers le ciel. Alat était la plus haute d'entre elles, érigée plus de neuf mille mètres au-dessus de la mer. Eli s'y attarda une seconde, toujours fascinée.

     Mais ce qui se trouvait derrière était plus curieux encore. Ce n'était pas en Cassandre, ni même près de leur frontière. C'était au milieu de la mer, sur le vague relief d'une île. Une étrange lumière semblait relier le bout de terre au ciel, comme un faisceau de soleil bloqué, scintillant par intermittence. Eli oublia complètement la douleur à ses ailes.

L'île s'appelait Ashoriel. C'était la terre des lumen's, des êtres aux pouvoirs flamboyants, connus pour leur fièvre dévastatrice.

— Grands dieux, souffla sa mère, à côté d'elle. Que se passe-t-il encore, chez eux...

— Je l'ignore, dit Zecalion. Mais ce que je sais, c'est que cette lumière sort des dix balises, installées sur les écueils autour de l'île. Elles brûlent en permanence pour permettre aux lumen's de dépenser leur feu. Mais là... Ashoriel envoie un message au continent.

Les autres se tournèrent vers lui. Zecalion s'accroupit, le visage un peu ébloui. Eli pouvait voir le reflet du rayon lumineux traverser ses yeux, comme deux fentes dorées.

— C'est un appel à l'aide.

──────

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top