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2460ème Zoltar (an 12)
Deux jours plus tard, Eli avait réussi à convaincre Tarquin d'organiser une chasse au domaine d'Horendal. Son dernier heurt avec Thorondor l'avait ébranlée, certes, mais elle ne prévoyait pas de se laisser impressionner. Il lui fallait un plan, une stratégie. Il fallait dégrossir un peu le personnage – découvrir ses forces et faiblesses, sa vitesse, son style de vol. De quelle façon appréhendait-il Alat ? Finalement, pourquoi lui et pas moi ? D'après ses estimations, un géant de son type ne pouvait pas être bien rapide – il devait faire, quoi, à peu près le poids d'un boeuf ? Plus ? Pour cela, rien de tel qu'une partie au gros gibier pour révéler les véritables enjeux.
— Tu sais que vous n'êtes pas les seuls, dit Tarquin tandis que le groupe de chasseurs se préparaient à l'orée de la Voraï*.
— Les seuls à quoi ?
Pour s'empêcher de guetter son arrivée, Eli posa son pied d'un geste nerveux sur le promontoire pour lacer ses bottes. Elle portait une tenue complète de chasse, tirée des coffrets de famille – c'est-à-dire plus franchement d'un autre siècle. Son manteau se croisait sur le coeur, liseré de fourrure blanche comme au 2000e Zoltar ; une culotte en laine épaisse protégeait ses cuisses, plongée dans des petites bottes fourrées d'hermine. Ces dernières étaient assorties à sa toque, haut perchée sur son crâne à la façon dont seuls les hommes aujourd'hui la portait. Mais Eli refusait de se sentir démodée. Elle se trouvait plus élégante que toutes les autres femmes sur le terrain, et refusait d'avoir honte de son héritage : elle avait même accroché une petite broche sur son coeur – les armoiries Catilinal, une épée entre deux croissants de lune.
— A participer, précisa Tarquin. Il n'y a pas que toi ou lui. Vous êtes plus d'une centaine.
Ils échangèrent un regard appuyé. Le propriétaire des lieux était épaulé à l'une des large caravanes de bois, lesquelles étaient hissées sur d'immenses patins en acier. Elles servaient à transporter les bêtes à travers montagnes à l'issue de la chasse.
— Une centaine, oui. Mais combien d'entre eux ont les intentions pures ?
— Honnêtement, Eli, j'aimerais que tu me donnes ta définition de la pureté. Ça ne veut rien dire. Faut-il le faire par devoir ? Par ambition personnelle, ambition familiale ?
— Et toi ? répliqua Eli en se redressant, amusée. Toi qui n'a justement aucun intérêt pour la couronne, peut-être est-ce cela aussi, la pureté nécéssaire ?
— Tout cela devient trop abstrait. Réponds juste à la question.
— Je pense que la pureté vient du coeur. Et de là-haut, ajouta-t-elle en désignant le ciel.
— Tout ne peux pas tout justifier sur Alator.
— Je ne justifie rien. J'explique.
— De quoi parlez-vous ?
Zanislas Boreal, engoncé dans un épais manteau de velours brun, venait de les rejoindre. Eli remarqua qu'une longue plume pommelée pendait à son oreille gauche, soigneusement saisie dans un anneau doré. Une zanedyn, comprit Eli. Il s'agissait d'un bijou à caractère intime : les aristocrates n'échangeaient leurs plumes qu'entre amants ou fiancés. Autrement dits, qu'entre vinkastrapoï*.
— Nous nous disputons, dramatisa Tarquin.
— Sur quel sujet ?
— Les véritables motifs de la course d'Alat. La princesse Elisabel pense que seul le plus pur d'entre nous peut gagner la course.
— Je pense qu'il faut avoir le coeur innocent, précisa-t-elle en terminant de lacer ses bottes.
Tarquin leva les yeux au ciel.
—Tu recommences à faire ta petite dame. Moi, je pense que ça n'a pas la moindre incidence. Face à la Burza*, seul le meilleur d'entre nous s'en sort – innocent ou pas.
— Xarl, la Burza est justement l'ultime test, s'irrita Eli. La plupart des candidats y disparaissent ou s'y brisent les ailes ou... ou pire.
Les trois archanges grimacèrent. Personne n'avait envie d'encore entendre la macabre histoire de la duchesse Kabural, qui s'était réveillée un beau matin avec la moitié du corps d'un candidat empalé sur son pinacle.
— Aucun ange sain d'esprit ne tenterait le coup s'il n'était pas certain qu'Alator soit avec lui, conclut la cigogne.
— Orion II a bien gagné au 1799ème Zoltar, fit remarquer Zanislas. Pourtant chacun sait qu'il était pourvu d'autant de coeur que de foi. C'est-à-dire ni l'un ni l'autre.
Tarquin émit un ricanement. Eli masqua, par contre, son amertume derrière un sourire – Orion II avait gagné en dépit du prince en ligue à l'époque, c'est-à-dire Hélion. Ils avaient tout perdu, ce jour-là. Son oncle n'en parlait jamais. Même lorsque la fureur des tantes s'était déchaînée, quand Rafalda avait menacé de le bannir, et quand la famille s'était réfugiée dans les Mariones, il n'avait jamais craché le morceau. C'était peut-être le secret le mieux gardé des Catilinal. Marian prétendait qu'il s'agissait d'une question d'orgueil. Mais Eli était sûre que quelque chose de grave avait dû se produire – une plaie indigne du sacrement de la course. De la tricherie.... Façon redoutablement efficace de s'assurer la péremption de son âme.
— Voilà qui règle la question. Merci, mon vieux.
L'épervier fit une courbette. Mais Eli ne se sentait pas convaincue – simplement prise au piège d'une meilleure répartie. Ses pensées s'envolèrent vers Alat, mais aussi au-delà, vers le conflit séraphino-garou et la noirceur tergale qui se répandait derrière les frontières...
— Non, dit-elle alors. Si un ange parvient à remporter la couronne pour sa propre gloire, ce n'est qu'une question de temps : le poids des responsabilités finira par le tuer.
Surtout ces temps-ci. Mais ça, Eli le garda pour elle. Elle épousseta les flocons qui s'éparpillaient déjà sur ses épaules, tout en lançant un regard appuyé en direction de Zanislas.
— Pour rappel, Orion II paya son impureté d'un couteau dans la gorge à la sortie d'un théâtre.
L'aîné des Boreal cligna des yeux, surpris, puis passa sa main gantée sur sa barbe pour masquer son rire.
— Crâshtva*. Princesse, tu n'as pas hérité que des beaux habits de tes ancêtres.
Lorsqu'il tourna les talons, Tarquin glissa à l'oreille d'Eli :
— J'espère que tu as saisi qu'il s'agissait d'un compliment.
Sur le point de rétorquer, Eli fut prise de court par l'apparition soudain de Thorondor. L'homme venait d'atterrir souplement dans la plaine, éparpillant la neige sur une rafale de dix mètres. Eli remarqua aussitôt qu'il avait pris soin de se poser plus loin pour éviter de les barbouiller. L'avait-il fait par politesse ou pour éviter de se faire remarquer ? songea Eli. Si c'était la deuxième option, c'était raté : la moitié des convives étaient tus pour observer le nouveau venu.
Le temps se chargea de neige lorsque la ronde des chasseurs se forma. Eli prit position entre Merops et Zanislas, prise d'une folle envie de regarder sur sa droite. Chacun souleva sa toque pour saluer, puis Tarquin prit la parole :
— Bienvenue à tous dans le domaine d'Horendal. La Voraï commence juste derrière vous, plonge dans les gorges et se termine aux alentours du palais impérial. C'est la zone limite de notre chasse. Le conseil d'administration de la Vénerie n'a pas décrété grand chose de nouveau pour ce Zoltar – surplus de sangliers, comme d'habitude, vous pouvez fondre à vue. Si vous voyez une laie avec ses petits, n'oubliez pas de commencer par les marcassins – la mère peut survivre sans ses petits, mais pas l'inverse. Malgré nos précautions, quelques ours shedi's trainent encore de temps à autres... Si vous apercevez l'un d'entre eux, au nom de Nastabet II, vous savez quoi faire. Quelques grands cervidés ont été aperçus par mon garde-chasse, mais leur présence reste rare à cause des quartaniers qui terrorisent la région – on n'y touche pas pour cette saison. Donc si vous croisez le chemin d'un grand seigneur ou d'une jolie biche, vous pouvez lui tirer votre chapeau, mais vous les laissez tranquille.
Tarquin fit un geste en direction d'un enfant chargé de paniers, qui se hâta de distribuer les collations au cercle de chasseurs. Les jeunes archanges remplaçaient souvent les domestiques lors des chasses, ce qui était une façon très pratique de les initier sans trop d'embarras.
L'archange hibou répartit ensuite les différents postes par duo, puis chacun s'envola vers les flancs de montagnes. Eli suivit Tarquin, ravie de découvrir qu'il les avaient appairés. Elle le fut un peu moins lorsqu'elle vit Thorondor s'envoler en compagnie d'une magnifique buse, dont les longues boucles dorées capturaient le soleil. Une pointe étrange s'enfonça dans ses côtes. Jalousie ?
— Pourquoi cette mine rabougrie ? demanda son ami lorsqu'ils se posèrent au plus haut poste, tout au bout de la vallée.
D'ici, ils pouvaient contempler l'ensemble du paysage environnant – la fin de la Voraï déversée par les gorges et, de l'autre côté, tout au loin, derrière les altioris de la ville, la silhouette embrumée du mont Alat.
—Quelle mine ? feignit Eli en préparant sa siekiera*.
En général, pour n pas ralentir leur vol, les archanges chassaient armés légers – des petits coutelas ou dagues recourbées. Mais sa propre hache était si fine qu'elle faisait l'affaire. Et puis, Eli ne savait rien manier d'autre, de toute façon.
— Tu es insupportable, depuis ce matin, lui fit remarquer son ami. Alator me préserve de trouver mon vinkastrapoï*, si c'est pour devenir comme ça.
— Rien ne prouve qu'il s'agit de mon âme soeur, répliqua-t-elle, piquée au vif. Et de toute façon, même si c'était le cas, nous sommes condamnés.
— Pourquoi donc ?
— Si je gagne, il retourna en exil. Et si lui gagne, le déshonneur m'enterrera au fond des Mariones.
Tarquin leva les yeux au ciel.
— Toi et ton honneur. Vous avez gardé le goût du drame, chez les Catilinal. Tu sais, nous allons passer au 2461ème Zoltar : la société a évolué. Les traditions ne sont plus au romantisme héroïque.
— Peut-être, admit Eli en rechignant son petit orgueil. Mais la vie aura perdu de sa saveur.
— Nous ne sommes plus obligé de s'empêcher de vivre par devoir, merci reza, contra Tarquin en sortant sa flasque. Un peu de Zal ?
Eli prit la flasque. Ses yeux parcouraient le paysage avec autant d'acuité qu'un faucon en haut d'une tour. Elle repéra Hélion et Zanislas Boreal qui s'installaient sur le poste cinq, quelques mètres plus bas. Au poste neuf, Bieta et Pinarius – sa tante étant chouette, Eli soupçonna Tarquin de continuer son recrutement. En face d'eux, Zecalion et le Duc Boreal se préparaient sur le poste six. Et juste au-dessus... Thorondor et la femelle aux cheveux dorés. Chacun avait vue sur les autres ainsi que sur la plaine en contrebas.
Tarquin s'accroupit à côté d'elle et sortit une pomme de sa poche.
— Sur un autre sujet, lança-t-il à voix très basse – les rafales des autres archanges circulaient autour d'eux en épiant le moindre bruit –, j'ai eu quelques nouvelles de mes petits oiseaux. Savais-tu que nous n'étions pas les seuls à... comment dire ? Arrondir les coins de Kesari ?
Eli cilla, penchée au bord de la falaise. Le Zal fusa dans sa gorge comme une langue de feu.
— Je sais, souffla-t-elle. Les tergals s'occupaient de Liocha pendant que nous étions dans les Mangroves. Je les ai vu.
— Tu les as vu ? répéta Tarquin en plissant les yeux. C'est-à-dire ? Tu es allée faire un tour à la capitale garoue pendant les combats, peut-être ?
— Ne dis pas de bêtises. J'ai seulement été jeté un oeil un peu plus haut... Oui, mon colonel, je sais, c'était parfaitement interdit. J'ai déjà payé mon crime, ronchonna-t-elle en reprenant une gorgée. Tu sais ce que ça signifie ?
— Yezhiri*, oui. Nos frontières sont définitivement menacées. Je ne comprends pas l'attitude de Theobald ! s'irrita-t-il. Les royaumes tombent comme des mouches autour de nous, et il fait comme si tout allait bien.
— Nous ne sommes pas un royaume. Nous sommes un empire. Les tergals n'ont peut-être pas envie de se frotter à plus gros qu'eux.
— Balivernes, dit Tarquin. D'abord, on ne sait toujours pas pourquoi ils font ce qu'ils font. Ensuite, s'ils sont prêts à bafouer la bannière Caramundi, c'est qu'ils n'ont aucune limite.
Les Caramundi, très ancienne famille d'elfes sylvestres connue son pacifisme, avait jadis été choisie pour administrer ces cinq territoires. Elle maintenait les tergals, les ondins, les garous, les elfes et les lumen's sous une seule et même bannière : cela permettaient d'organiser les échanges commerciaux, mais empêchait surtout toute idée d'expansion.
— Et puis, reprit Tarquin, qui est à leur tête, de toute façon ?
— Les Magdalenaz* ?
— Certainement pas. C'est une famille de flans. Ils n'ont jamais eu l'âme belliqueuse, plutôt marchande...
— Ce qui m'intrigue, au fond, songea Eli, c'est qu'on n'entend rien du côté de la Métropole. Que fait la reine Margalo* ? Pourquoi les Caramundi restent aussi passifs ?
— Ils sont peut-être morts.
Tarquin avait murmuré ces derniers mots, mais Eli les reçut comme s'il avait hurlé. Sidérée, elle lâcha sa flasque de Zal qui tomba sur la neige et se précipita au bord du précipice. Son ami la rattrapa de justesse.
— Foroï'zal*, souffla Eli. Par les dieux, si ce que tu dis est vrai... Alors nous n'avons plus aucune protection. Aucune certitude. Il nous faut une armée. Qui surveille nos frontières, en ce moment ?
— Pas les moraï's, en tout cas. Tous les gros oiseaux sont à Nakre pour la course.
La cigogne se sentit pâlir. Elle se frotta les tempes, soudain violemment consciente qu'un piège se refermait sur son monde – mais lequel ? Et pourquoi ?
— Tarquin, qu'est-ce qui se passe au juste ?
— Je n'en sais pas plus que toi, ma chère. Ce que je sais, c'est qu'il faut continuer à rester attentif, et qu'il nous faut un empereur. Ou une impératrice, corrigea-t-il aussitôt en baissant la tête. Nous avons besoin d'unité, plus que jamais.
— Mais pourquoi les tergals ne sont-ils pas déjà à nos portes, si plus rien ne se dresse devant eux ? Pourquoi sommes-nous encore debout ?
La tête ronde du hibou pivota sur elle-même. Tarquin planta les disques jaunes de ses yeux dans ceux d'Eli.
— Je crois qu'ils attendent.
Sa voix n'était plus qu'une souffle de vent.
— Qu'ils attendent quoi ? articula Eli sans son.
Le triple son d'un cor de chasse les tira de la discussion. Eli s'arracha au regard de son ami comme si elle s'était tenue en apnée tout ce temps. Au loin, étouffés sous les immenses arbres de la Voraï, on percevait le bruit des traqueurs. Les archanges aux différents postes ne bougeaient plus, figés dans l'observation.
Eli s'immobilisa aussi et ne pensa plus à rien. Le souffle du vent traversa les cimes et siffla dans ses oreilles. Pendant un long moment, rien ne bougea. Seul le froid évolua autour d'eux, s'engouffrant dans leurs membres rigides et attentifs. Les nuages passèrent au-dessus d'eux comme d'immenses navires célestes.
À l'époque, du temps d'Adelaï, les archanges aimaient chasser à l'ancienne – c'est-à-dire en dominant les plaines de leur vol circulaire... Cela pouvait durer des heures entières avant que quelque chose ne se passe. C'était spectaculaire, mais aussi très ennuyeux, raison pour laquelle on avait fini par organiser des postes en hauteur et par groupe de deux.
La matinée s'écoula. On entendit vaguement les chasseurs s'agiter de l'autre côté de la montagne, mais aucun des postes ici ne pouvait voir quelque chose. Puis, au bout de la deuxième traque, tout s'enchaîna très rapidement.
Des cris s'élevèrent sous les arbres, de plus en plus fort, jusqu'à ce qu'une masse blanche pommelée jaillisse des fourrés. Un léopard des neiges se mit à zigzaguer entre les arbres moins denses. Tarquin se mit aussitôt à parler dans les vents et, d'un geste vif, envoya une rafale circuler entre chaque poste.
— N'y touchez pas !
— Pourquoi ? murmura Eli.
— Trop belle bête. Je rêve d'en domestiquer un.
La cigogne réprima un rire, mais fut rapidement recentrée sur la chasse : un des membres du poste six venait de plonger. Sa longue silhouette fila vers le sol comme une flèche, puis déploya ses grandes ailes au dernier moment. Il s'agissait du Duc Boreal, épervier de plus de cinq-cent ans. Il rata de près la course d'un gros quartier : une fois que la trajectoire était lancée depuis le poste, même ratée, il était impossible de rattraper le coup. A moins d'être plus vif qu'un colibri, chose improbable pour des archanges. Le sanglier s'éloigna vers le poste quatre, lequel était invisible d'ici.
— Celui-là, il est pour Merops, souffla Eli.
Effectivement, un instant plus tard, l'akila songeait vers la plaine. Son pic fut également désaxé par le courant, mais sa tante était dotée d'une compétence incroyable que personne ici-bas n'avait : la précision de son vent. Il y eut un sifflement vorace, suivit d'une petite aspiration d'air, puis la neige explosa près de la lisière. Eli sourit, constatant que tous les archanges observaient la scène avec intérêt. Merops Catilinal n'était peut-être pas la plus rapide, mais elle avait hérité de la puissance d'Adelaï. Ses vents pouvaient décapiter aussi sûrement qu'une hache.
Merops se posa au sol, acheva rapidement la bête, puis remonta sur son poste.
— Propre, commenta Tarquin.
Petit à petit, tous les archanges firent une démonstration de force. L'événement se déroulait comme Eli l'avait prévu : les champions faisait étalage de leurs atouts. Pinarius époustoufla tout le monde en plongeant sans que personne ne distingue quoi que ce soit. Eli suivit sa trajectoire : une forme minuscule remuait effectivement dans une crevasse, à peine distinguable. En un battement de cil, l'épervier s'était presque volatilisé de son poste pour reparaître dans la neige en contrebas, promettant le lièvre à un sort des plus obscurs.
Lorsqu'une laie émergea dans les gorges, suivie de six marcassins, ce fut au tour de la femelle dorée. Une milan, comprit Eli en la voyant ouvrir ses larges ailes rousses. Elle avait beau partager le même oiseau que Neridia, les deux femmes n'avaient rien en commun : la princesse était chétive et hésitante, or l'archange devant elle semblait imposante et féroce. Ses cheveux attrapèrent le soleil lorsqu'elle bascula en avant. Sa hache, énorme, tournoya dans sa main gauche : la milan n'attendit pas de se poser et envoya son arme raser la neige. Stupéfaite, Eli réalisa qu'elle avait d'un seul coup fauché les six marcassins.
La milan retourna au poste sept et Eli la suivit du regard. Thorondor se préparait visiblement à descendre. Il avançait tranquillement le long de leur alcôve, le pas nonchalant, les ailes bouffantes, le regard plongé tout au fond des vallées. Il enroulait quelque chose autour de ses mains.
— Qu'est-ce que c'est ? s'interrogea Eli.
Tarquin tendit le cou, intrigué. On aurait dit des gants fait d'acier, que l'akila accrochait au moyen de long lacets de cuir. De longues griffes d'argent scintillaient sur chacun de ses doigts. Des serres ?
— Mes dieux, siffla Tarquin. Il chasse à l'ancienne. Et dire que je te croyais traditionnelle...
Eli suivi les mouvements de l'akila en prédation. Tu es peut-être grand, mais es-tu si rapide ? Elle aurait bientôt sa réponse. Et vu le silence absolu qui résonnait autour d'eux, signifiant l'absence de rafales conversatives, les chasseurs se posaient tous la même question.
Un vent souffla autour d'elle et convergeait vers Thorondor. Stupéfaite, la cigogne réalisa que les courants aériens changeaient de direction. En règle générale, les anges s'emparaient d'une petite bourrasque et la pliaient à leur volonté pour accomplir telle ou telle tâche. Personne ne s'attaquait au vent en soi, si ce n'est par moment de grande colère : alors, parfois, une petite tempête pouvait se déclencher. Or l'akila était occupé à rediriger le courant tel quel des hautes montagnes... pour le glisser sous ses immenses ailes. Il les ouvrit en w, les déployant comme les voiles d'un navire spectral. Et sous une dizaine de regards médusés, il plongea de son poste.
L'ombre de son vol traversa la vallée l'espace d'une seconde. Le sanglier qui venait de sortir dévia aussitôt, se dirigeant vers le flanc opposé. Eli retint son souffle ; l'akila changea brusquement de trajectoire, comme s'il l'avait prédit, et son aile droite traça des sillons dans la couche de vent.
— Par Alator, souffla Tarquin.
Bouche bée, ils observèrent Thorondor fondre sur la bête ; ses serres métalliques en agrippèrent l'encolure et l'ange pivota pour la retourner sur le dos. Un mugissement s'éleva dans la vallée, aussitôt achevé dans un gargouillis de sang : Thorondor lui avait ouvert la gorge. Le sanglier, mort sur le coup, fut abandonné au milieu de la plaine.
Eli regarda l'akila remonter en face d'eux. Il était couvert d'éclaboussures rouges, et elle ne lui avait jamais trouvé l'air aussi barbare qu'à l'instant.
— Le suivant arrive dans notre direction, Eli, l'informa son ami. Tu le prends ?
— Vas-y toi.
Son coeur battait la chamade. Elle s'arracha à la contemplation de son rival, l'esprit en ébullition. Il va falloir que je fasse mieux que ça ? Si l'homme était doté d'une puissance égale à l'envergure de ses ailes, Eli allait devoir redoubler d'entrainement. Sa rapidité n'était plus un atout.
— Tu fais la fine bouche, maintenant ? ironisa Tarquin.
— J'aurais l'air idiote, si je passais après lui.
— Difficile de te contredire, ma chère.
Alors que Tarquin chutait à son tour en contrebas, Eli regarda à nouveau l'akila. Il l'observait déjà, le visage à moitié dissimulé dans la pénombre de l'alcôve. Refusant de se laisser soumettre, la cigogne soutint son examen. Elle prit une longue gorgée de Zal et laissa l'alcool brûler sa gorge plutôt que l'akila brûler ses espoirs.
Avantages de l'ennemi ? Puissance, rapidité, détermination. Défauts ? Arrogance.
Au moins, elle savait maintenant à quoi s'attendre.
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