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2460ème Zoltar (an 12)
Pour la deuxième fois en une journée, Eli se retrouva prisonnière en un regard. L'akila était entouré des moraï's* comme l'un des leurs ; pygargues, gypaètes et vautours buvaient et discutaient en riant. Ils ne réalisaient pas que Thorondor ne leur prêtait plus la moindre attention.
Lui fixait la cigogne comme s'il se retenait de lui fondre dessus. Il porta quelque chose à ses lèvres, une sorte de cigare et, à travers le souffle de tabac, ses yeux jaunes ne clignaient pas. Eli tremblait de tout son petit corps. Une fièvre – de la peur ? de l'excitation ? – s'engouffrait sous sa peau comme de la lave. Elle sentit ses genoux flageoler. Vite, elle détourna les yeux et s'accola au marbre du pilier à côté d'elle. Continuait-il de l'observer ? Avant d'avoir pu s'en empêcher, elle regarda à nouveau. Disparu. Avec un pincement de déception, elle chercha, en vain, l'akila qui surplombait tous les moraï's d'une tête.
— Miel'a cicona*.
La voix grave avait surgi dans son dos. Eli se figea sur place, les ailes raides, les orteils frémissant. Lentement, elle se força à parler ;
— Je ne suis pas ta cigogne.
— Non ? murmura-t-il – et Eli sentit son souffle chatouiller sa tempe, preuve qu'il était juste derrière elle. Alors que sommes-nous, dis-moi ?
Elle pivota. Sa main resta accrochée au pilier, au cas où il lui prenait de s'effondrer. On ne savait jamais, vu l'état de fébrilité dans laquelle elle se trouvait.
Il se tenait comme un arbre gigantesque, légèrement voûté sous l'arcade, ses longs doigts jouant avec une flute de champagne. Le spectacle de son torse nu la prit un instant au dépourvu. Alator ! Elle aurait pu se mettre deux fois à l'intérieur lui. Il avait la carrure d'un homme qui n'avait jamais vécu entre quatre murs ; d'un homme qui avait dû se battre chaque jour de sa vie pour survivre. Une force brute frémissait sous sa peau tendue de muscles – Eli la sentait comme une aura palpable autour de lui ; la voyait frissonner de vie sous chaque veine. Elle eut envie de s'appuyer contre ce torse, de s'y lover, et voir si son propre corps s'imbriquerait bien au sien. Chassant ces pensées indécentes d'un battement de cil, elle répliqua finalement :
— Nous sommes ennemis. Nous sommes candidats d'une même couronne, ce qui fait de nous des rivaux.
Pendant un instant, il garda le silence. L'akila l'observa longuement, cherchant visiblement à savoir si elle mentait ou non. Il ne s'attendait pas à ça.
— Tu veux concourir sur Alat ? répéta-t-il. Toi ?
Elle le foudroya du regard. Finalement, il n'était pas différent des autres. Il doutait de ses capacités. Elle n'était qu'une cigogne, comment pouvait-elle avoir la moindre chance ? Contenant sa colère, elle répondit lentement :
— C'est faire preuve d'un orgueil démesuré que de se présenter à la course par simple prétention. On se présente pas pour soi-même. Les anges qui le font se fourvoient, et finissent déchus au fin fond de mère Cassandre.
Un sourire appréciateur se dessina sur les lèvres de l'akila.
— Ça ne répond pas à ma question.
— Je crois au contraire que ça y répond, dit-elle d'un ton sec.
— Je t'ai à nouveau vexée, réalisa-t-il avec douceur. Ce n'était pas mon intention.
Eli le foudroya du regard. Elle aurait voulu qu'il parte. Qu'il l'embrasse à nouveau. Qu'il disparaisse. Qu'il lui lèche le cou... Xarl*.
— Rivaux, donc, conclut-il avec un drôle de rictus. Décidément, je ne comprendrai jamais les voies d'Alator. Est-ce pour cela que tu me fuis ?
— Peut-être. Et peut-être aussi que je n'ai pas l'habitude d'être pourléchée dans une bibliothèque par un homme tout juste rencontré.
Sa réplique glissa de ses lèvres d'une voix forte, et elle se racrapota aussitôt, terrifiée à l'idée qu'on puisse les entendre. L'archange, lui, éclata de rire.
— Il va falloir m'excuser, cicona*, mais il me semble que le crime fut commis à deux. Et puis, c'est toi qui m'espionnais, ajouta-t-il avec malice.
— Quoi qu'il en soit, trancha Eli rouge comme une pivoine, la chose est maintenant établie : nous voulons tous les deux Alat. Nous sommes ennemis. Sur ce, je te souhaite une bonne s...
— Cela doit-il nous empêcher d'être amis ? la coupa-t-il. Cela doit-il nous empêcher... de danser ?
Eli battit des cils.
— Danser ? répéta-t-elle bêtement.
Il se glissa plus près d'elle, fit frôler la pulpe de ses doigts le long de son bras, jusqu'à sa main.
— N'est-ce pas ce que vous faites, ici ? Dans ces réceptions ?
— Entre autres.
Hésitante, elle ajouta :
— Mais sais-tu seulement danser ?
L'akila inspira discrètement le parfum dans sa nuque, puis recula. Il porta la champagne à ses lèvres pour dissimuler son sourire. Eli ne peut s'empêcher de noter que sa posture était impeccable : une main dans le dos, le torse droit, les épaules carrées. On aurait dit un officier moraï*.
— Que t'ai-je donc donné comme impression, très chère ? Que je suis un rustre ? Un homme inéduqué ?
Eli se mit à rougir.
— Tu m'as dis que tu vivais dans le Cortège Germinal ! se défendit-elle. Excuse-moi, mais je vois mal comment quiconque puisse apprendre les bonnes manières là-bas. À moins que les ours shedi's ne donnent cours de valse ?
— Je n'ai pas toujours vécu là-bas. Je suis né dans la Silencieuse.
— Oh ! Je suis également de l'est. Enfin, plus ou moins. Ma famille vit dans les montagnes des Mariones.
Il sembla surpris.
— Pourquoi ? Tu n'es pas une akila. Tu n'as pas à t'exiler aussi loin de la capitale.
Eli hésita. Elle évita son regard un instant, puis esquissa un sourire ironique. Il ne sait pas qui nous sommes. Son silence sembla mettre Thorondor sur le même fil de pensée :
— C'est vrai. Tu ne m'as toujours pas donné ton nom.
— Entre gens élégants, on ne se présente jamais seul, énonça Eli en se sentant parfaitement idiote de citer l'étiquette – mais bon, c'était son ultime défense.
Si elle lui donnait son nom, elle avait l'impression que plus rien ne les séparerait. Or il le fallait – on n'impliquait pas deux mêmes concurrents dans une relation intime, bon sang. Cela ne pouvait que finir mal !
Un vif plaisir scintilla dans ses yeux jaunes, qui s'étrécirent. La cigogne remarqua qu'à chaque fois qu'elle tentait de le fuir, il se montrait deux fois plus exigeant. L'enjeu le stimulait. Comme un véritable chasseur – il fallait qu'elle se montre plus stratège. Autrement, elle allait perdre la tête.
— Je crains que nous n'ayons aucun ami en commun. La question est donc clo...
— Tu exagères, miel'a rasiwë cicona*, la coupa-t-il en se rapprochant. Le destin est notre ami. Alator nous a lié. N'as-tu pas compris ce que nous sommes ? susurra-t-il à son oreille.
— Tu auras beau m'appeler comme ça, je ne serai toujours pas ta cigogne !
Et elle s'envola en tant du pied. Il fallait qu'elle mette de la distance entre eux, ou quelque chose de terrible se produirait. Elle entendit tout juste la réponse de l'akila, prononcée d'une voix douce dans son sillage :
— Ce sera ton nom tant que tu ne m'auras pas donné le tien.
Eli fournit un effort considérable pour ne pas se retourner. Elle continua sa vol à toute vitesse, tout droit, si bien qu'elle finit par entrer en collision avec quelqu'un.
Un massif de plumes brunes et blanches, pour être précis, dont la tête pivota à 180 degrés en faisant apparaître deux immenses yeux jaunes. Tarquin haussa les sourcils, agitant ses longues aigrettes de hibou.
Avant toute chose, il saisit sa main et y déposa un baiser presque sonore. Puis, sans lui demander son reste, ni même sans la laisser saluer le groupe d'archanges avec qui il s'entretenait, il l'emporta dans une valse. Eli accueillit cette distraction comme une bénédiction du ciel.
— Bonsoir ! lança-t-elle tout de même à Tarquin.
— J'ai décidé qu'il fallait te sauver, déclara-t-il en s'insérant dans la grande voltige des danseurs.
— Avais-je l'air tant que ça en détresse ?
— Sans vouloir t'offenser, ma chère, une jeune séraphine rasant les murs et faisant tapisserie n'est pas l'idéal qu'on se fait d'une future impératrice. Tu as une réputation à maintenir.
— J'attendais mon partenaire de soirée, figure-toi ! se défendit-elle. Où étais-tu ?
Les grandes ailes de hibou de son ami s'accordaient mal aux siennes, plus petites et plus vives. Leur vol n'était pas très harmonieux, mais ils avaient depuis longtemps appris à faire ainsi.
— Ta famille est là, je te rappelle, tu n'es pas seule. Je recrutais. La saison de chasse vient d'ouvrir, et la Congrégation ne comporte pas assez de membres pour organiser une partie nocturne.
— Cela existe encore, cette histoire ? Je pensais que vous aviez dissous votre club, depuis le temps !
— Ce n'est pas un club. C'est très sérieux.
Eli leva les yeux au ciel, amusée. Son ami avait toujours férocement défendu la cause des oiseaux nocturnes – jusqu'à fonder la C.O.N, il ya de ça une dizaine d'années. La Congrégation des Oiseaux Nocturnes. Et puisque les critères d'affiliation requéraient à la fois d'être archange, rapace et nocturne, les membres ne faisaient pas la file. C'est-à-dire qu'ils étaient deux, et Tarquin en était le président.
— Et comment va Pinarius ?
Pinarius était l'unique membre de la Congrégation.
— Il va bien, merci pour lui. Tiens, il est là, juste à côté de Zanislas Boreal. Tu as déjà salué nos hôtes ?
— Les parents, mais pas leur fils. Je ne l'ai jamais rencontré.
— Profitons-en alors ! Viens, je vais te présenter.
Toujours aussi vif, Tarquin, clôtura leur valse d'un grand geste, salua rapidement puis conduit Eli jusqu'au premier balcon. Un trio d'archange s'y entretenaient, dont un épervier, un nyctale et... Avec horreur, Eli aperçut l'akila. Cela ne pouvait être que lui, même si elle ne distinguait que son immense dos.
Crâshtva*. Trop tard pour faire demi-tour, ils étaient sur le point de poser les pieds. Ils se retournèrent déjà pour accueillir Tarquin. Eli fit de son mieux pour ne pas regarder Thorondor en premier. Elle salua poliment le petit groupe, la figure plus composée qu'une statue de marbre.
— Tarquin ! s'exclamait le plus petit des trois, un épervier à la moustache alarmante. Comment vas-tu ? Quand ouvres-tu la Voraï*, cette année ?
— Chaque chose en son temps, Zanislas, répondit-il. On ne précipite pas le gibier. Je prépare cette saison depuis près de cinq ans !
Puis, en se frottant les mains :
— Avez-vous déjà été introduits... ? Non ? Xarl*, parfait ! Mes amis, je dois vous présenter ma grande amie, la princesse Elisabel Cicona* Catilinal, l'invocatrice de foudre dont vous avez très certainement entendu parler. Eli, je te présente notre hôte, le Palatin de Borée, Zanislas Astur* Boreal...
Eli s'empressa d'exécuter la révérence, lui offrant sa main pour un baisemain.
— ...le Baron Pinarius Nyctal* Caragal, mon pair dans la Congrégation...
Eli répéta les mêmes gestes. Lorsqu'elle se redressa, ses yeux trouvèrent instantanément ceux de l'akila tandis que l'épervier terminait :
— Quant à moi, j'ai l'honneur de vous présenter un nouveau champion pour Alat, Thorondor Akila Mondragonal.
Et voilà, pensa Eli. C'était fait. Leurs noms venaient d'être jetés sur la table comme les dés du destin. Désormais, ils étaient liés.
S'il suivait le cours de ses pensées, il n'en montra rien. L'homme prit la main d'Eli avec une beaucoup de douceur et, sans la quitter du regard, presque religieusement, effleura sa peau de ses lèvres. Eli frissonna. C'était le quatrième baisemain qu'on lui faisait ce soir, et aucun ne lui avait agrippé le ventre ainsi.
Tarquin, qui semblait presque vexé de devoir lever la tête pour lui parler, masqua à peine sa curiosité :
— Et d'où viens-tu, akila ? Oh, xarl*, j'espère que ma question ne te semble pas aussi impolie qu'elle l'était.
Thorondor regardait encore Eli lorsqu'il répondit :
— Sois sans crainte. Je ne viens pas de nos frontières, je n'ai donc aucune notion de politesse.
Crâshtva*. Voulait-il sa mort ? Les pommettes d'Eli chauffèrent violemment.
— Ça alors ! souffla l'épervier, sa moustache frisant d'excitation. Au-delà des frontières ? Où vivais-tu, dans ce cas ?
S'ensuivit un tour de devinettes absurdes :
— De Zénor ?
— Des îles Naïadiennes ?
— De Bahamine ? Ou Kesari, peut-être ?
Pinarius et Zanislas éclatèrent de rire à cette dernière idée, mais pas Eli. Pas Tarquin non plus : tous deux avaient combattus dans les Mangroves, tous deux avaient qu'il se tramaient des choses en Kesari et Bahamine. Les tergals n'étaient pas un sujet de plaisanterie. Quant à Thorondor, pas un rictus n'avait frôlé ses lèvres. Il sembla même à Eli qu'un voile était passé sur ses yeux, et que son visage s'était soudain fermé. Eli plissa les yeux. Savait-il quelque chose, lui aussi ? Mais comment le pourrait-il ? Il n'avait ni combattu sur les fronts, ni ne disposait, autant qu'on le sache, de pages espions comme Tarquin...
— Je viens du Cortège Germinal.
Il l'avait prononcé calmement, d'une voix douce, mais pour une raison obscure, plus personne n'osa parler. Ce fut à cet instant précis que Merops déboula sauvagement dans la discussion.
— Je vous présente la princesse Mer..., commença Tarquin d'une voix pompeuse, mais la jeune femme s'adressa directement à sa nièce :
— Eli, ils sont partout. C'est incroyable. Il y en a pleins !
Elle agita ses bras en écarquillant les yeux, l'air tout à fait surexcité. Son haleine était si lourde de Zal qu'Eli crut s'enivrer rien qu'en respirant.
— ...Autour de nous, dans cette pièce, dehors !
— Qui donc ? demanda Zanislas, se penchant d'un air intrigué.
— Mais des akilas, voyons ! s'écria Merops. Vous ne vous rendez pas compte, vous tous. Toi – tu es un épervier. Vous êtes pleins. Toi, dit-elle en pointant Tarquin du doigt, tu es un hibou. Bon, ça, ça ne court pas les rues.
— Certes.
La voix de Tarquin était au bord du précipice. Un fou rire nerveux trainait sur le coin de ses lèvres, Eli le voyait bien.
— Mais moi, je ne connais personne d'autre comme moi ! continuait Merops, sans réaliser qu'un autre akila se trouvait juste derrière elle, l'air amusé. Je n'ai jamais vu que mon idiot de cousin, comme miroir direct, et laissez-moi vous dire que ça n'est pas très flatt...
— C'est de moi dont tu parles ? grinça le dit-idiot de cousin.
Hadriel surgit dans le petit groupe, la tête rentrée dans les épaules. Ses cheveux ébouriffés et son nez rose indiquait qu'il avait également bien profité de la boisson, mais surtout qu'il courrait après Merops depuis trop longtemps.
— Messieurs, se présenta-t-il d'une rapide inclination – masculine, altière, digne de ses ancêtres ! pensa Eli avec fierté. Je vous prie d'excuser ma cousine, je crains que vos domestiques n'ont été quelque peu harcelés.
— Il n'y a pas d'offenses, mon brave ! dit joyeusement Zanislas en lui serrant la main. C'est le premier jour des Panazélies, enfin ! Nous sommes ici pour s'amuser.
Tarquin sembla reprendre ses esprits et termina les présentations, tandis que Merops entrait en grande conversation avec l'archange nyctale. Eli perçut les mots congrégation et nocturne, ce qui laissait fortement douter de l'intellect de Pinarius qui n'avait probablement rien compris et prenait Merops pour une autre nyctale.
Eli se retourna, prit la direction du buffet le plus proche et pria pour que la foule se referme dans son sillage. Mais lorsqu'elle posa les mains sur le marbre froid du parapet, prête à commander un verre, une deuxième ombre surplomba la sienne, sur le mur. Son coeur cogna furieusement dans sa poitrine. Tu auras beau fuir. Il te retrouve toujours. Eli n'eut d'autre choix de lever les yeux vers lui, et ce fut comme si leur première conversation n'avait jamais été interrompue.
— Vas-tu donc danser avec moi ? répéta-t-il.
Comme s'il ne pouvait plus se contenir, il lui prit la main. Eli fut déstabilisée par la tendresse avec laquelle son pouce caressa sa paume.
— Est-ce donc si urgent ?
— Oui. Si je ne t'invite pas maintenant, un autre finira par le faire et je devrais le tuer.
Il plaisantait... Non ?
Soudain, il tira sur sa main et l'attira contre lui. Enfin presque : leur corps ne se touchaient toujours pas, à l'exception de ses lèvres qui vinrent frôler sa joue. Elle oublia la fête qui battait son plein autour d'eux, et le fait que plusieurs invités pouvaient les voir. Et elle eut une conscience aiguë de sa poitrine nue, qui touchait presque la sienne.
— Danse avec moi, cicona*. Je ne pense qu'à toi depuis ce matin. Cette halte à la bibliothèque a fichu ma vie en l'air. Je t'en prie, viens...
La tête d'Eli se mit à tourner. Il sentait le tabac, le Zal raffiné, mais aussi autre chose – quelque chose qu'Eli était probablement la seule à percevoir. Elle céda sur-le-champ. Un hochement de tête de sa part suffit pour que le visage de Thorondor se fende d'un large sourire. Très délicatement, comme s'il craignait de la brusquer, il posa ses mains sur elle. Il lui souleva le coude, caressant son bras jusqu'à le faire reposer sur son épaule droite. Eli frissonna, incapable de détourner ses yeux des siens. La musique actuelle était une valse... Non, une ganurza. Et lorsque Thorondor la guida sur le rebord du palier, la souleva par la taille et s'envola d'un puissant battement d'ailes, elle vit plusieurs personnes autours d'eux s'écarter brusquement. Son cavalier avait l'ossature la plus grande de la salle, aussi ne restait-il pas beaucoup de place pour les autres danseurs.
Il s'aligna néanmoins dans la spirale actuelle, et le couple se mit à évoluer au rythme des violons. Eli s'aperçut vite que, contrairement à Tarquin et elle, leur différence d'envergure ne gênait pas du tout la cadence. Le battement de leurs ailes était parfaitement accordé, comme s'ils avaient été conçus pour voler l'un dans l'autre.
— Comment..., commença-t-elle.
— Oui ?
— Comment connaissais-tu les deux autres, là-haut ?
— L'un d'eux est un vague cousin, dit Thorondor en entrainant Eli sur la couche aérienne supérieure. Le fils de la maison. Zanislas Boreal.
— Tu es cousin du Palatin de Borée ? s'étonna la cigogne. Dieux...
Il lui jeta un sourire moqueur.
— Cela t'étonne à ce point ? Quelle conclusion dois-je tirer ?
— C'est qui cherche les ennuis, à présent, répondit-elle en plissant les yeux. Si je te réponds, cesseras-tu de me tourmenter ?
L'akila la tint plus fermement contre lui. Eli sentit ses seins s'écraser contre son torse, ce qui l'empêcha tout net de réfléchir.
— C'est toi qui me tourmente, cicona*, souffla-t-il. Je crois que tu ne réalises pas le mal que tu me fais. Crois-tu que j'ai pour habitue de chasser la cigogne ? Je suis venu ici pour attraper une couronne, mais Alator a décidé de te mettre en travers de mon chemin. Et voilà que depuis ce matin, je ne penses qu'à tes yeux immenses, qu'à ta petite bouche insolente...
— Arrête, souffla Eli qui brûlait à nouveau.
— Ce corps si délicat, si juste pour moi... Bon sang, dit-il contre sa gorge, si tu savais comme je rêve de te toucher, de te... J'ai bien failli te suivre, après la bibliothèque.
— Mais que... Qui donc t'a éduqué ?
Un petit rire gronda dans sa poitrine.
— Je vais tenter de ne pas me vexer. C'est un talent, de dire des choses discourtoises avec tant d'innocence ?
— Quoi ? C'est toi qui viens juste de me sortir un discours tout à fait indécent !
— Là d'où je viens, dire la vérité n'est jamais indécent.
— Pas étonnant, si tu ne dialogues qu'avec des ours.
Cette fois, l'akila éclata d'un rire franc.
— Il va falloir un peu revoir ta géographie. Le Cortège est peuplé d'une grande variété d'animaux... Je ne suis pas si seul.
— Mais y a-t-il d'autres anges que toi ?
— Il y en a... Il y en avait, corrigea-t-il d'un ton plus vague.
Eli se sentit aussitôt coupable.
— Je suis désolée.
Il lui mordit le lobe. Le vendre d'Eli se crispa si violemment qu'elle trembla.
— Je suis né en Narbagne, comme je te l'ai dit. Mes deux parents étaient akilas. Je suis en quelque sorte un miracle... Mais ma mère n'a pas survécu à l'accouchement.
Eli grimaça – ce genre d'histoires était malheureusement fréquente, pour les anges. La reproduction entre sangs trop puissants étaient difficile, voire impossible. La seule méthode pour sortir un bébé du ventre d'une femme – c'est-à-dire sans que l'ossature des ailes ne déchirent ses parois – c'était l'éventrement. Or très peu de femmes y survivaient. C'était la raison pour laquelle les séraphines ne décidaient d'enfanter qu'après un bon demi-siècle d'existence.
— Alors tu as grandi seul avec ton père ?
— Pour commencer, oui. Il m'a appris tout ce qu'il savait de la bonne société, étant donné qu'un jour, il était probable que... Et bien que j'y revienne.
Il se redressa pour contourner un autre couple de valseurs. Eli ne pouvait rien y redire : il dansait aussi bien que n'importe quel aristocrate. Des milliers de questions s'accumulaient entre-temps dans sa bouche. Où avait-il appris tout ça ? Comment était-il au courant pour les tergals ? Comment pouvait-on survivre si longtemps seul ?
— Je sens ta curiosité jusqu'ici, ma douce, dit-il. Veux-tu qu'on aille boire à l'extérieur ?
— Bien sûr, ironisa-t-elle. Et tu tenteras à nouveau de m'embrasser, si j'accepte ?
— C'est certain.
— ...Alors non.
Mais il y eut un soubresaut – un instant d'hésitation, précisément situé quelque part entre son bas-ventre et son cerveau. S'il s'en aperçut, il n'en dit rien – Thorondor, rictus narquois accroché sur les lèvres, continua sa valse impeccable.
— Catilinal, articula-t-il soudain – et Eli se figea. Mes leçons d'histoire remontent à fort longtemps, mais... Si je ne m'abuse, c'est un nom impérial.
Il baissa sur elle des yeux scintillants. Interrogateurs. Comme s'il venait de comprendre quelque chose.
— Tu descends d'Adelaï, dit-il – et c'était une affirmation, non une question. Et de Nastabet I et II... C'est évident.
Eli haussa un sourcil.
— Pourquoi ? Tu les as connus ?
La cigogne avait voulu plaisanter, mais un doute affreux s'immisça alors : et si oui ? S'il les avais connus ? Une angoisse fulgurante l'empêcha de réfléchir un instant. Non, se morigéna-t-elle. Xaviel Catilinal était devenu empereur au 1699ème Zoltar, ce qui signifie qu'Adelaï était décédée la même année. Or l'empire était actuellement dans son 2460ème Zoltar. Après un rapide calcul, Eli conclut qu'aussi mature et expérimenté Thorondor semblait être, il ne pouvait raisonnablement avoir sept-cent-soixante-et-un ans... Si ?
Son regard inquiet fit rire l'akila.
— Je suis vieux, mais pas tant que ça, dit-il. J'ai trois-cents et des.
La nervosité s'échappa des poumons d'Eli en arabesques sèches. J'ai besoin de boire quelque chose. Et manifestement, elle était devenue pour lui un livre ouvert car il l'emporta aussitôt vers le dernier étage du hall. La ganurza avait prit fin il y a quelques instants, remplacée par une mélodie populaire. Ils abordèrent le premier buffet, mais Thorondor ne lâcha pas pour autant la taille d'Eli. Elle sentait sa grande main sur sa ceinture, possessive. Elle la sentait trembler de temps à autres, comme s'il se retenait quelques brutales pulsions. Sa gorge se desséchait décidément de plus en plus.
Thorondor prit deux verres de Zal et lui tendit le sien. L'alcool pur se répandit dans sa gorge comme du miel. Les yeux de l'akila suivirent le mouvement de ses lèvres, des lignes délicates de son cou.
— Elisabel... Eli. Pourquoi veux-tu concourir sur Alat ?
Elle le regarda de travers.
— Cela semble te perturber plus que nécéssaire.
— C'est toi qui suppose un préjugé de ma part, rétorqua-t-il. On te sous-estime souvent, non ?
— Que veux-tu savoir ? s'irrita-t-elle. Que toute ma famille est composée de rapaces ? Que je descends des plus gros oiseaux de l'histoire cassiane ? Evidemment que je participe. Toute ma génération le fait.
— Sauf que c'est faire preuve d'un orgueil démesuré que de se présenter à la course par simple prétention, ironisa-t-il en reprenant mot pour mot la phrase qu'elle lui avait jeté en début de soirée. Est-ce donc plus noble de le faire par tradition ?
Eli le foudroya du regard, faisant un pas en arrière.
— Et toi ? Pourquoi le fais-tu ?
Il la rejoignit aussitôt.
— Mais je te l'ai dit, ma douce.
— Pas exactement !
— J'ai reçu un ordre, un ordre très clair. Alator m'a sorti de mes montagnes pour venir ici... Sauf qu'à présent, je m'interroge. Était-ce pour la couronne, ou pour te rencontrer ?
— Tu divagues, protesta Eli en reculant à nouveau.
Mais il avançait toujours, les yeux brillants.
— Peut-être. Je ne suis plus sûr de rien.
Désormais, Eli et lui se trouvaient à l'intérieur d'une alcôve, derrière les piliers. Les bruits de la fête semblaient étouffés, isolés, même. Thorondor fit encore un pas. Son regard était si affamé qu'Eli peinait de plus en plus à ignorer sa propre faim.
— Alors..., balbutia-t-elle. Il t'a réellement appelé, toi aussi ?
—Miel'a cicona. Tu n'as pas compris. Il ne m'a pas appelé. Il m'a commandé de le faire, je n'ai jamais eu le cho...
Il s'interrompit. Thorondor se figea comme s'il venait de réaliser quelque chose.
— Qu'as-tu dit, exactement ? « Toi aussi ? »
Eli inspira nerveusement. Crâshtva*. Elle s'était découverte, rien qu'en deux mots. L'akila se fit soudain menaçant au-dessus d'elle, à la façon d'un orage bleu roulant sur l'horizon. Il saisit le menton d'Eli presque brutalement, l'obligeant à soutenir son regard.
— Elisabel Catilinal. Ai-je bien entendu ? Tu as dit que tu avais entendu l'appel d'Alator ?
Un sentiment cuisant d'humiliation embrasa la cigogne. Elle sentit son corps chauffer, son esprit entrer en ébullition.
— Je participerai à la course d'Alat, asséna-t-elle avec dureté. Mon dieu me l'a demandé, et je vais le faire. Que le monde le veuille ou non.
Le visage de l'akila se durcit. Une colère sourde s'abattit sur lui, noircissant son aura et écrasant la pièce. Et dans ses yeux – était-ce de l'inquiétude, soudain ? Eli avait du mal à comprendre.
— Je pensais que tu participais pour ta famille, gronda-t-il. Que c'était par obligation !
— Mais qu'est-ce que ça change, bon sang ?
— Je croyais que tu n'étais pas sérieuse. Eli, tu ne réalises donc pas ce qui se trame ? Tu ne sais pas ce qui t'attends ?
— Pour qui me prends-tu ? s'écria Eli, soulevée d'indignation. Je m'entraine depuis que je suis née, akila ! Ma famille a ça dans le sang !
Il balaya sa remarque d'un geste de la main.
— Je ne parle pas de la course. Bien sûr que tu en capable... Je parle de l'après.
Prise de court, mais toujours furieuse, Eli fut à court de mots. De quoi parlait-il ?
— Je ne laisserai ça à personne, siffla-t-il, comme en transe. À personne, et surtout pas à toi.
Il fondit sur elle. Ses lèvres s'emparèrent de la bouche d'Eli sans douceur, ses mains agrippèrent sa chair, s'enfouirent dans ses cheveux. La cigogne fut propulsée dans une lutte émotionnelle si intense qu'elle perdit pied. Un gémissement tout à fait indécent s'échappa de sa gorge ; elle sentit son corps fondre sur le sien et elle passa ses bras autour de sa nuque. Ses mains la soulevèrent du sol, l'écrasèrent contre lui ; il ouvrit ses lèvres et inséra sa langue dans sa bouche. Un feu brûlant coulait entre eux comme la lave des dieux. Eli sentit son dos percuter le fond de d'alcôve, elle sentit le grondement de plaisir dans la poitrine de l'ange et, instinctivement, elle ouvrit les jambes pour le laisser venir vers elle.
— Foroï'zal*, Eli, grogna-il en agrippant son youli*. Tu vas me tuer. Tu vas...
Hors de contrôle, elle creusa le dos et se frotta contre lui. Il se pressa sur elle, la respiration folle, une main glissée sous son damalasâ*. C'était beaucoup trop bon, elle en voulait tellement plus ! Un vaste frisson parcourut le corps de l'akila, et ce fut comme une montagne qui tremblait. Il saisit Eli par les bras et se força à reculer.
— Si tu continues, cicona*, je vais te prendre ici, sur ce sol.
Le désir avait assombri ses prunelles. Eli tenta vainement de reprendre ses esprits, perturbée jusqu'au fond des tripes. Le foulard de sa ceinture était défait, ses seins étaient rouges et irrités, elle frissonnait de toutes-parts. Et lui... Dieux tout-puissants, était-elle devenue complètement folle ? Ils étaient au milieu d'un bal !
Thorondor s'abaissa pour récupérer le foulard. Sans un mot, il banda le youli de la cigogne, remettant son costume en ordre. Plus il la rhabillait, plus la distance s'installait. Et lorsqu'il eut fini, qu'il se releva pour regarder Eli dans les yeux, elle comprit que sa colère ne s'était pas dissipée.
— Je ne te laisserai pas gagner. Jamais.
Puis il sortit de la pièce. L'alcôve lui sembla immense, son espace soudain libéré. Tshy. Vah. Ran*... Elle compta jusqu'à dix, histoire de calmer son souffle et de ne pas susciter trop de rumeurs, puis sortit à son tour.
À l'instar du chaos tourbillonnant dans le cœur d'Eli, la fête battait son plein. C'est comme si tout avait débordé, pendant qu'ils discutaient à l'étage. Le vin coulait à flot, les gens ne riaient plus – ils hurlaient ; les valseurs ne dansaient plus – ils tournaient à vive allure. Les musiciens eux-mêmes semblaient désaccordés, déchaînés sur leurs instruments comme si leur vie en dépendait.
Eli s'assura que sa coiffe était bien place et s'envola calmement. Les ailes repliées, elle évita les archanges en pleine valse et glissa sur les courants d'air échauffés tout en repérant les membres de sa famille. Ce n'était pas difficile, étant donné que les Catilinal débordaient d'enthousiasme mondain. Rafalda tombait pratiquement dans les bras de chaque connaissance ; tante Bieta sanglotait auprès d'un vieil inconnu ; Helion avait disparu – était-il même venu ? ; Marian se pavanait auprès des moraï's comme s'il était déjà empereur ; Merops était ivre au bord d'un palier, soutenue par un Hadriel plus qu'agacé... Seuls les parents d'Eli, à son grand soulagement, semblaient gracieusement évoluer parmi les convives. Siloë, vêtue de son sublime zaöllim blanc pâle, se tenait auprès de son mari, le cou paré de perles, ses ailes de cygne drapées autour d'eux comme une cape. Zecalion discutait avec ses beaux-frères et soeurs, le couple d'Oberval. Ensemble, ils formaient un quatuor issu du fin gratin de la noblesse séraphine. Ils avaient vécu au plus haut, et tous pouvaient le voir.
Elle récupéra son manteau de fourrure puis avertit sa mère qu'elle se retirait. Une fois extirpée à la fièvre du manoir Boreal, face à la nuit et assaillie par le froid, elle se sentit recouvrir ses esprit. Sa détermination, sa bonne vieille amie, se réveilla dans ses os. Elle se souvint du scepticisme de Thorondor à l'idée qu'elle participe, de sa colère quand il comprit qu'Eli était sérieuse, et de l'humiliation qu'elle-même avait ressenti dans tout ça. Alator s'était-il réellement manifesté à quelqu'un d'autre ? Son appel était-il seulement valable ? Eli était saisie d'horribles doutes. Mais elle se souvint aussi qu'elle s'était promis de faire un tour avant d'aller dormir.
La cigogne serra plus nettement son manteau dans son baudrier. Elle reprit le chemin du manoir Madrigal, volant tranquillement le long des flancs de neige. Lorsqu'elle passa près de l'Arcade d'Argent, les piedmonts d'Alat apparurent au loin, ancrés au coeur de la capitale. De la montagne, on ne distinguait de le socle – le reste disparaissait dans le lit de brume qui flottait sous les étoiles. En général, il y avait toujours beaucoup de nuage, à Nakre. Surtout en période de transition impériale : le ciel se montrait ombrageux, incertain.
Eli parvint aux abords de l'austère manoir, mais ne rentra pas tout de suite. Frissonnant, elle se posa au sol, se débarrassa de ses fourrures et, sans la moindre préparation, décolla brusquement.
Un nuage de neige éclata à ses pieds, mais Eli n'avait d'yeux que pour le ciel. Le vent hurlait à ses oreilles, griffait ses épaules, ses seins. Ses ailes battaient furieusement dans un mouvement d'une impeccable verticalité : elle les tendait devant elle, repoussait le vent de toutes ses forces et filait comme une pointe. Bientôt, le bout de son nez se couvrit de givre. La couche de nuage se rapprochait, alors elle replia ses ailes autour d'elle à la façon d'une chauvesouris, tourbillonna et traversa le tout d'une traite. On racontait souvent, aux enfants trop arrogants, que la course pour Alat était truffée de pièges. Il ne fallait pas seulement être rapide : il fallait de l'endurance, de l'agilité, mais surtout, de la confiance en dieu. Suffisemment, en tout cas, pour pénétrer un sempiternel orage qui tuait la plupart des candidats... Enfin, c'était la rumeur.
Eli rencontra le ciel juste sous la lune et sentit ses doutes disparaître. Cela ne faisait pas quinze secondes qu'elle avait quitté le sol. Qu'Alator ait appelé plusieurs personnes ne l'effrayait plus. S'il la pensait capable d'affronter un archange aussi monstrueux que Thorondor, c'est qu'elle l'était.
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