☽ 𝟏𝟎 ☾
2460ème Zoltar (an 12)
Eli pénétra le manoir Madrigal en furie, les volets claquants dans son sillage. L'Yvar s'engouffra à sa suite dans le salon et gratifia chaque visage d'une rafale de neige. Multiples jurons s'élevèrent de tous les fauteuils.
— Yezhiri*, que se passe-t-il ?
— Pour l'amour du ciel ! s'exclama tante Bieta dont les joues étaient tartinées de fard. La bonne vient de terminer mon chignon !
Deux domestiques en livrée jaune se précipitèrent pour fermer les battants du balcon.
— Ton chignon n'était pas le problème, si tu veux mon avis, commenta Rafalda de l'autre côté.
— Qu'est-ce que tu insinues ?
— Eli, mon poussin, que fuis-tu ? coupa la grand-mère en se tournant vers la cigogne.
— Je ne fuis rien !
La virulence de sa réaction étonna tout le monde. Marian releva la tête, Merops s'éclaboussa le nez dans sa tasse et Hadriel l'observa en clignant des yeux d'un air stupide.
— Alors pourquoi cette entrée dramatique ? releva Helion.
— J'essaie peut-être enfin de ressembler à cette famille, répliqua Eli.
Xarl*, que lui prenait-elle ? Eli sentait encore les lèvres de l'akila sur les siennes, sa main sur sa nuque et les crispations dans son ventre...
— Tu es bizarre, observa Hadriel.
— D'où viens-tu ? s'enquit sa mère. On ne t'a pas vue de la journée.
Siloë observait son reflet dans le trumeau de l'immense cheminée. Son regard croisa celui de sa fille à travers le mercure, et Eli sentit ses barrières s'effondrer.
— J'étais à la bibliothèque. Je viens de rencontrer l'akila, lâcha-t-elle.
— Qu'est-ce que tu faisais là-bas ?
— C'est-à-dire, l'akila ? répéta Merops en haussant un sourcil. Je suis une akila.
— Pas toi, imbécile. Je parlais d'un autre concurrent que j'ai aperçu la veille. C'est un rapace énorme. Plus grand que Zecalion, plus grand que Bayar !
— Absolument impossible, crissa la voix de tante Bieta. Bayar avait plus de quatre mètres d'envergure.
— Et bien, je pense que celui-ci est plus grand encore.
— Balivernes !
— Tu es sûre de ce que tu dis ? dit Marian en croisant les bras. Ce n'est peut-être pas un akila. Merops en est une, pourtant j'ai des ailes plus grandes que les siennes.
Il paya sa remarque d'une claque de vent en pleine figure.
— Surveille tes arrières, cousin, siffla Merops.
Eli s'assit dans le fauteuil – s'y effondra plus précisément. Une domestique aux ailes de mésange se précipita pour lui servir une tasse de Ronce.
— N'avons-nous pas du café, plutôt ?
— Bien sûr, mielyre*. Je descends tout de suite le faire couler.
— Merci beaucoup.
— Excellente idée, approuva Rafalda. D'ailleurs, il est grand temps d'aller vous préparer, tous. Les Panderal sont déjà sur place.
— Qui est-ce qui reçoit, déjà ? demanda Helion.
— Le Duc et la Duchesse de Borée. Le bal Boreal ouvre toujours les Panazélies, à Nakre.
A cet instant, Zecalion pénétra dans la pièce. Le père d'Eli s'était débarrassé de son manteau épais et avait revêtu son zaöllim*. Siloë poussa un petit cri.
— Comme tu es beau ! dit-elle en se précipitant vers son mari. J'avais oublié à quoi tu ressemblais, dans ton costume.
Eli pouvait difficilement la contredire. Son père avait fière allure avec son torse ainsi libéré, montagnes de muscles jaillissant de son dalmur* mauve. Il aurait pu être empereur, lui aussi. Sauf qu'Alator ne l'avait jamais vraiment appelé – et que Helion avait toujours été meilleur que lui. Meilleur... jusqu'à ce que l'aigreur de l'échec ne se mette à le ronger.
— Devons-nous tous porter le Zaöll ? demanda Hadriel.
— Bien sûr, dit Rafalda. Ce n'est pas comme si nos malles étaient remplies d'autres choses. On va commencer par ça, et puis j'irai trouver une couturière pour la suite. Allez, filez vous changer !
Dans la cage d'élévation, au centre de la tour, Merops dépassa Eli à tire-d'ailes.
— Il s'est passé quelque chose, à la bibliothèque, lança-t-elle. Je le sens.
La cigogne rougit jusqu'à la moelle. Et pourtant Eli ne rougissait pas souvent ; pas même quand Marian la ridiculisait ouvertement devant la famille, quand Helion lui octroyait un de ses rares compliments, ou même quand, dans les Mariones, elle volait au mauvais moment trop près de la chambre de ses parents et surprenait l'écho de leurs ébats.
Mais en cet instant, sous le regard inquisiteur de sa tante, Eli se rappela le goût de la langue du rapace. Son sang lui ébouillanta pratiquement les veines.
— Alator ! s'affola Merops.
Les deux jeunes anges filèrent jusqu'au deuxième palier, dans la chambre d'Eli, attendirent que la porte fut close. Alors, sa tante explosa :
— Elisabel Cicona Catilinal, qu'as-tu fait fait dans cette bibliothèque ?
Eli ferma les yeux et se jeta sur les couvertures de son lit à baldaquin. Un nuage de poussière s'en échappa, laissant douter du sens du ménage des deux soeurs de Rafalda.
— Je ne sais pas, grogna Eli dans un oreiller. Je crois que je suis folle.
— Pour commencer, qu'est-ce que tu faisais là-bas ?
Eli se retourna et tenta de calmer les battements de son coeur. Elle observa Merops, cette akila féroce et loyale, cette tante qui était presque sa cousine, et surtout – l'unique femme de la famille de son âge. Si dans leur jeunesse, elle avait souvent pris le parti de Marian, ils avaient maintenant tous grandi. Ils étaient tous adultes, tous concurrents. Marian était le plus grand des trois, Merops était la plus vive, et Eli la plus déterminée. Ils étaient sur un pied d'égalité, ce qui avait finalement permis à à l'amitié de naître entre les deux jeunes femmes. Elles avaient appris à se confier des secrets.
— Je cherchais des bouquins sur les invocateurs de foudre. J'en ai trouvé – pleins, d'ailleurs, et j'y ai passé toute la matinée. Mais il est venu aux alentours de midi.
— D'accord, décris-moi ce « il », exigea Merops en faisant les cents pas autour du lit, sans se soucier de ses longues ailes noires qui trainaient sur le tapis. Un akila, je sais. Mais encore ? Je l'ai déjà vu, tu dis ?
Eli fit « non » de la tête.
— Tu le saurais. Je te dis qu'il est immense, on n'a jamais vu ça. Même Xaviel n'était pas aussi grand.
— Tu n'as pas connu Xaviel, bécasse.
— Toi non plus, vieille pie. Tu veux savoir ce qu'il s'est passé, oui ou non ?
Merops se tut aussitôt, plus sage qu'une image.
— Il est arrivé en descendant vers la tour, reprit la cigogne. Ne me demande pas pourquoi mais je me suis cachée. J'ai paniqué. Il est entré et s'est mis à parcourir les premières rangées, et je l'ai... Oh, on peut le dire, je l'espionnais.
Les yeux de sa tante n'étaient plus que des fentes horizontales.
— Pourquoi ? C'est très bizarre de ta part.
— Parce qu'il est le plus grand rapace que j'ai jamais vu de ma vie ! s'énerva Eli en proie à l'émotion. Et parce qu'il... parce que... Bon. Nous nous sommes abordés.
— C'est-à-dire ?
— Nous avons eu un contact
— Il va falloir être plus claire.
— Il m'a embrassée, dit enfin Eli en articulant le dernier mot sans un son.
— Excuse-moi ?
— Et je l'ai embrassé en retour.
— Xarl* !
— C'était incroyable, précisa Eli au cas où ce détail était important.
Merops s'était immobilisée au milieu de la pièce, ses yeux de rapaces transperçant Eli. La cigogne fut alors frappée par la ressemblance entre sa tante et lui. Les séraphins issus du même oiseau présentaient souvent des traits similaires – mais ce n'était jamais aussi frappant que chez les archanges. Les akila's partageaient ce nez busqué, ce regard jaune intense terriblement affûté et surtout, le double mètre de taille.
Eli était un échassier, et les échassier étaient grands. Elle frôlait donc le mètre nonante, et pourtant elle restait l'une des plus petites de sa famille. Merops faisait deux mètres cinq. Marian deux mètres onze... Mais yezhiri*, Thorondor les dépassait tous au moins d'une tête.
— C'est juste arrivé comme ça ?
— Comme ça.
Les anges n'étaient pourtant pas sensibles au désir. Ils étaient même connus pour leur flegme proche de l'insensibilité. C'étaient des créatures du froid – tout le contraire des garous qui étaient impulsifs, sanguins et passionnés. Ces mirijar'lu couchaient selon leur bon vouloir et fondaient très rapidement un foyer, là où les séraphins attendaient parfois un demi siècle pour trouver leur partenaire, et un autre quart pour lancer leur progéniture. La seule ressemblance résidaient dans leur loyauté : la famille était sacrée. Là-dessus, bêtes et oiseaux s'alignaient.
Les raisons pour laquelle les séraphins se mariaient si tard étaient simples. Tout d'abord, ils vivaient parfois jusqu'à mille ans. Ensuite, les anges ne faisaient affaire qu'avec des anges – personne n'avait jamais vu l'intérêt de sortir des frontières. Et enfin, ils n'aimaient qu'une fois. Une légende fermement ancrée dans les esprits voulait qu'au commencement de tout, Alator n'eut créé que des êtres uniques. Ni masculins ni féminins ; aucun pôles contraires, seulement des âmes parfaites... Parfaites, mais immobiles. Entières, mais non accomplies. Là n'était pas la vie. Il décida alors de créer le mouvement : Alator sépara chaque âme en deux parts égales, et insuffla ces moitiés dans des corps différents. De ses quatre vents, le Cyrus, l'Yvar, l'Elring et l'Elrade*, ils dispersa ces morceaux au quatre coins de mère Cassandre, les condamnant à parcourir le continent à la recherche de l'autre. Ainsi, il créa la vie. Mais Alator n'était pas si cruel : c'était un grand tisserand. Les destins séraphins étaient fait de fine dentelle, et chacun finissait toujours, au cours d'une vie, par croiser son vinkastrapoï*. Parfois, cela arrivait tôt. Parfois, après des siècles entiers. Kövka vrimiestej*. Il suffisait de rester attentif.
Si un ange se mettait à en embrasser un autre, c'était donc certainement un jeu du destin. Surtout si ces dits-anges ne se connaissaient pas le moins du monde. Je ne comprends plus rien, avait-il dit après leur baiser. Par le ciel, elle non plus ! Pourquoi Alator aurait appelé deux âmes soeurs à entrer en compétition pour Alat ? L'une des deux finirait exilée loin de la première. Ils ne pourraient jamais vivre ensemble. Cela n'avait pas de sens.
— Peut-être que c'était juste un fou ? suggéra Merops qui suivait le même fil de pensée.
— Peut-être.
Elle haussa les épaules, puis grimaça.
— Mais il n'en avait vraiment pas l'air. Et, crâshtva*, je le voulais autant que lui.
Elles s'observèrent, l'air inquiet.
— Penses-tu qu'il s'agisse de ton... ?
Leur conversation fut interrompue par l'ouverture soudaine de la porte ronde au sol. Une pile de vêtements colorés émergea alors dans la pièce, suivie de la domestique mésange. Elle apportait d'une main leurs costumes, de l'autre un plateau chargé de boissons.
— Je vous ai aussi pris un peu de vin, mielulyre* !
— Idée merveilleuse, approuva Merops qui vola aussitôt une coupe. Est-ce là nos dalmur'lu* ?
— Oui, mielyre*. Dame Rafalda a demandé à ce qu'ils soient lavés, séchés et rapiécés avant ce soir. Je m'occuperai de vous pour votre préparation au bal. Qui prendra son bain la première ?
— Elisabel, répondit Merops sans hésiter.
Avec un petit sourire, elle ajouta :
— Et dans l'eau bien froide, si possible.
Passant le sarcasme de sa tante, Eli plongea avec bonheur dans l'eau glacée de la petite baignoire en cuivre. Elle avait l'impression que son corps la brûlait, depuis qu'elle était rentrée. Une fièvre sous-jacente serpentait sous ses veines. Parfois, il lui suffisait de se souvenir d'un détail – un regard, un sourire, la pulpe des doigts du rapace sur sa peau – et son sang surchauffait. Tandis que Merops se frottait la peau, de l'autre côté de la salle des bains, Eli sentit son esprit entrer en transe. Les souvenirs de la bibliothèque resurgissaient en boucle dans sa tête, comme une malédiction. Ses yeux fixèrent le vide. Son coeur se mit à cogner. Ses orteils se recroquevillèrent. Eli voulut se tordre, arquer le dos et gémir quelque chose. Mais quoi, par Alator ? Que lui prenait-il ? Elle finit par plonger la tête sous l'eau, laissant le froid calmer ses idées.
À peine sortit-elle du bain que le mal reprit. Ses veines restaient encore chaudes, comme maintenues par un brasier intérieur, si bien que son corps sécha en quelques secondes.
— Tu es bien impatiente, mielyre* ! commenta la domestique en gloussant.
Eli, d'ordinaire pourtant affable avec le personnel, s'abstint de répondre. On voulut lui masser la peau avec de l'huile parfumée, mais à peine les doigts de la mésange l'effleurèrent qu'elle bondit en criant.
— Je vais le faire ! Merci, je peux me débrouiller, ajouta-t-elle en se raclant la gorge.
Elle évita un regard suspicieux de Merops, depuis la salle des bains. À la place, elle croisa son reflet dans la glace et découvrit son corps. Des petites arabesques s'échappaient de sa peau brûlante, ses genoux flageolaient ; ses joues étaient aussi écarlate que des pommes d'été et ses cheveux blancs, habituellement bien coiffés, avaient doublés de volume sous la vapeur. Mais le plus frappant étaient ses yeux : ils scintillaient d'une lueur qu'elle ne s'était jusqu'ici jamais vue.
Bon sang, Eli. Reprend-toi. Ces effets n'étaient définitivement pas normaux. Il se passait quelque chose sur son corps, on ne pouvait le nier.
À gestes mesurés, elle recouvrit sa peau de crème. La domestique avait apporté son parfum préféré – celui que produisaient d'épais fruits oranges issus des îles naïadiennes. De la mangue, paraissait-il. Elle n'en connaissait pas le goût, mais elle adorait l'odeur.
La cigogne enfila une coupe de vin, puis ses sous-vêtements. Elle s'en servit une seconde, trinqua avec Merops, puis mit son pantalon. Le dalmur* d'Eli était fait d'une soie menthe, piqué de broderies délicates et cintré d'un youli* rouge sang. Des fines écharpes rose pâle s'en échappaient gracieusement pour retomber dans les plis du pantalon, lui-même drapé sur les hanches du damalâsa*. Ce dernier était pour chaque séraphin identique : sombre, vieux, et déchiré de toutes parts.
Lorsque la domestique proposa les coiffes, Eli accepta avec enthousiasme. Non seulement il fallait dompter cette chevelure de sauvageonne, mais surtout elle raffolait de ces accessoires – elle en tenait même une petite collection, dans les Mariones. Certains piquaient haut sur son crâne, d'autres avaient la bordure ronde. Ils étaient parfois orné d'un liséré d'or ou encore des perles nacrées d'un ancien collier de Nastabet II... Eli en avait toute une collection. Elle choisit le plus assorti à son zaöllim* : un bijou de satin menthe, moucheté de fil d'or et ouvragé d'émail sur le galbe.
Merops lui resservit une troisième coupe de vin, puis les deux archanges s'assirent devant la glace pour laisser les domestiques décorer leur visage. Face aux miroirs, Merops lui coula un regard :
— Tu penses qu'il sera là ? Ce soir ?
Eli trempa ses lèvres dans sa coupe. Elle avait le visage de quelqu'un qui était à son vingtième verre de vin, non à son troisième.
— Par Alator, il me tarde de voir à quoi ressemble ce bougre, commenta Merops sans attendre de réponse. S'il te met dans un tel état... Toi le petit glaçon.
Quelques instants plus tard, Hadriel débarqua promptement dans la chambre. Eli, Merops et la domestique se retournèrent pour observer le jeune épervier ouvrir ses ailes et montrer sa tenue.
— Alors ? Comment me trouvez-vous ?
Il pivota sur lui-même. Les trois autres anges émirent des « oh » et des « ah » devant les muscles ciselés de son torse, jaillissant élégamment de son zaöllim* bleu encore neuf. À son poignet droit, comme à celui d'Eli et de tous les anges, scintillait le large bracelet en or, symbolisant son allégeance pour Alator. Chacun le recevait à son Zaöll pour deux choses : confirmer sa foi séraphine et affirmer son entrée dans les voies du destin. Seuls les membre de la famille impériale portaient un deuxième bracelet sur l'autre poignet : ils étaient à la foi liés aux dieux, et à leur peuple. Leur devoir était double.
Eli toucha machinalement l'or du sien. Un jour, j'en porterai deux aussi.
— Tu es très beau, complimenta-t-elle à son jeune oncle.
— Très viril ! approuva la domestique.
Merops émit un grognement, même si elle souriait.
— Est-ce que cette hirondelle de Marian est prête ?
— Xarl*, oui, répondit Hadriel en se recoiffant devant le miroir de la cheminée. On n'attend plus que vous. Et grand-mère Rafalda en est à son huitième verre, donc on ferait mieux de se déplacer au vite.
Les Catilinal s'envolèrent du manoir à cette heure précise où les montagnes ravalent le soleil. Une lumière mordorée rasait les cimes, comme un long ruban décorant la capitale. Le ciel se teintait de mauve. La nuit approchait.
Eli volait entre Marian et Hadriel. Elle avait peine à croire que ce matin-même, elle était encore à la bibliothèque. En compagnie de l'autre. Allait-il se présenter ce soir ? Du peu qu'elle en avait vu jusqu'ici, c'était éminemment peu probable. L'homme était un reclus, un sauvage – une espèce de créature inapprivoisée n'ayant jamais frôlé de loin ou de près la civilisation. Il venait du Cortège Germinal, par tous les dieux. Un bal devait lui sembler ridicule.
— Eli ! cria Marian.
La cigogne sursauta. D'un battement d'aile, elle évita de justesse le pinacle en acier d'un altiori. La pointe lui aurait ouvert les entrailles.
— Par Alator, qu'est-ce que tu as ? gronda son oncle. Concentre-toi un peu.
— Concentre-toi-un-peu, singea Merops en faisant une cabriole.
Elle se secoua les ailes et se remit en place. Marian avait raison, elle ne devait pas perdre le nord. Pas perdre son objectif : la course. L'entrainement. La couronne. Elle se jura de faire un aller retour en piqué quelque part avant d'aller dormir, cette nuit.
Quelques nuées plus tard, ils se retrouvèrent dans une longue allée d'altioris. C'était une partie de la ville qui se situait au-delà de l'Arcade d'Or, où l'élégance modérée prenait le pas sur le faste bourgeois. Très peu de garnitures. Les tours étaient longues et pâles comme des baguettes d'ivoire, uniquement rehaussées d'or sur les éléments structurels : gouttière, pignons, fenêtres, balcons... L'argent n'était ici qu'un support – et plus une fin en soi. Contrairement aux bourgeois de l'Arcade d'Argent, les archanges injectaient leur fortune sur leurs terres, et non sur leur façade. Enfin, cela dépendait des modes.
Le Manoir Boreal, reconnaissable entre tous, clôturait le cul de sac et dominait l'avenue de sa triple coupole. Les milliers de chandelles faisaient scintiller chaque entrée à chaque étage.
— On y est ! chantonna tante Bieta, presque affolée. On revient dans le vrai monde !
— Je dois aller aux toilettes, souffla Merops.
— Essayons de bien nous tenir ! tonna Rafalda qui contenait elle-même très mal son excitation.
Eli suivit sa famille jusqu'au palier central et profita de la vue pour sonder les invités. Les couleurs des zaöllims*, souvent assortis aux plumages, chatoyaient fabuleusement sous les chandeliers. Faucons, harfangs, pygargues, éperviers, vautour... et akilas. Des akilas – au moins une demi-dizaine ! – circulant librement dans le champ de ciel comme des gens parfaitement normaux.
— Comme c'est étrange ! murmura Merops à côté d'elle.
Elle parcourait la foule de ses yeux avides, la main accrochée au bras d'Eli. Le paysage devait lui sembler hors du temps, elle qui n'avait jamais vu d'autres semblables en dehors de sa famille. Ici, les aigles arpentaient les alentours du manoir d'un air joyeux, une coupe de champagne à la serre, discutant ça-et-là avec d'autres oiseaux. Presque en camarades.
— Ça, les enfants, c'est du spectacle ! dit Zecalion en les rejoignant. Vous ne verrez ça qu'une fois dans votre vie. Les transitions impériales sont des périodes très particulières, ça rassemble toute la communauté séraphine. Rincez-vous l'oeil !
Eli y comptait bien. Elle avait même déjà sondé trois fois le ciel, sans succès. Il n'était pas là. Du moins, pas encore ? Elle espérait sa venue, autant qu'elle la redoutait...
— Il faut saluer nos hôtes, déclara Rafalda. Où sont le duc et la duchesse Boreal ?
— Xarl, où est l'alcool ? enchérit Merops. Ça me rend nerveuse, tout ça.
— Je viens avec toi ! dit Eli.
— Moi aussi, s'ajouta Hadriel en leur emboîtant le pas.
— Ah non ! Tu es trop jeune, décréta Merops.
L'épervier posa une main sur son coeur, imitant à la perfection l'indignation de sa grand-mère.
— J'ai passé mon zaöll, je te rappelle. Même que tu étais là. Je vous suis !
Merops leva les yeux au ciel. Elle saisit la main de la cigogne et plongea sans attendre dans le grand hall du manoir. L'intérieur de la tour, bien que luxueux était encore assez vide – avec ce soleil scintillant sur la neige, les gens aimaient commencer la fête à l'extérieur. Un petit orchestre était installé sur promontoire au centre de la tour et tapissait l'ambiance de violons. Les trois Catilinal trouvèrent directement le comptoir. Un domestique en livrée jaune se glissa près d'eux.
— Que puis-je vous offrir, mielulyre* ?
— Je suis un monsieur.
— Deux vins rouges pour commencer, dit Merops. Et un verre de lait pour celui-ci.
Hadriel devint rouge pivoine, et Eli ne sut retenir son éclat de rire. Pour se faire pardonner, elle lui échangea leurs deux verres lorsque le serveur présenta le plateau.
L'épervier s'enfuit discrètement. Merops affonna littéralement le sien et s'élança sur la piste aérienne. Et Eli se retrouva soudain seule, son lait à la main.
— Qrimur'bia-lu*, grommela-t-elle.
Où était donc Tarquin quand elle avait besoin de lui ? Ce vieil hibou ne semblait pas être là. Il était pourtant sûrement invité. Tout le monde se l'arrachait pour ses parties de chasse !
Eli inspira un grand coup, vida son verre cul-sec et se jeta dans la mêlée. Aussitôt, des têtes se tournèrent vers elles et des doigts la pointèrent. Elle se mordit la lèvre, se rappelant trop tard qu'elle sa nouvelle réputation. Invocatrice de foudre. Le vieillard ce matin à la bibliothèque aurait dû lui servir de leçon : elle était désormais connue de toute la belle société.
Une chouette bleue à l'âge avancé l'accosta quelques instants plus tard. Elle se présenta comme la grand-mère d'une certaine Appia, laquelle aurait peut-être été à Te Zvradinal* en même temps qu'Eli. Elle fut coincée une bonne heure avec cette dame, jusqu'à ce que deux nouveaux inconnus lui succèdent. Deux combattants moraï's, mais ce ne fut pas très clair s'ils avaient été sur les fronts ou non – à vrai dire, la conversation resta floue. Et lorsqu'ils lui demandèrent une danse, Eli fut catégorique.
— Je vous remercie, messieurs, mais je dois retrouver mes parents quelque part.
En réalité, Eli dansait toujours seule. Ou avec Tarquin, ou sa famille – mais jamais avec des inconnus. Encore moins qui s'étaient présentés seuls à elle. Non mais franchement ! Les archanges se rencontraient toujours par le biais d'une connaissance, sinon pas. Aborder quelqu'un en milieu mondain sans préambule était un formidable pas vers la décadence.
Eli retrouva sa mère pour aller saluer le couple ducal, puis se tint en retrait. Plusieurs fois, elle remarqua des têtes se tourner vers elles, des anges la pointer du doigt. Elle tenta alors un repli vers le comptoir – peut-être y trouverait-elle Merops ? Mais lorsqu'elle aperçut une énième personne s'avancer vers elle, air déterminé, elle plongea aussitôt. D'un rapide piqué, elle se réfugia à l'ombre d'une colonne en marbre. Quelques personnes s'y promenaient à pied en reposant leurs ailes. Mais c'était plus calme.
Soulagée, Eli vola un petit dessert fourré sur le plateau d'un domestique. À l'ombre d'un pilier, observa les festivité de loin. La soirée s'engageait plus franchement : le ciel s'était noirci ; les chandelles rougeoyaient ; la musique se faisait plus dramatique. Un vol moraï s'était ouvert dans une véritable symphonie et une cinquantaine de combattants dansaient en spirale, bras-dessus bras-dessous, scandant les glorieux coups de tambours. L'ambiance gonflait. Eli voyait presque l'air surchauffer sous la triple coupole des Boreal...
Le morceau prit fin et une nouvelle valse s'entama. Les moraï's, appartenant visiblement à la même section armée, repartirent en riant vers le troisième palier. Eli se laissa un peu rêver en les admirant. Que des rapaces, grands et arrogants, déchus de la course et relégués à la guerre... Il fallait avouer qu'ensemble, ils dégageaient une aura particulière. Leur position avait-elle été féconde d'une grande camaraderie ? Probablement.
L'un d'eux se pencha vers un domestique. Il s'empara d'un verre de Zal et le donna à son voisin... Lequel fixait Eli droit dans les yeux.
L'akila.
Elle sursauta si violemment que son petit gâteau passa la balustrade. Son regard jaune rapace plongea dans celui de la séraphine comme s'il agrippait son âme. Pendant un court instant, elle cru qu'il plongerait pour l'attraper comme une souris.
Thorondor.
Il était venu, et il était venu pour elle.
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