Les Halles

Le train avançait à une vitesse surhumaine. La jeune femme avait économisé longtemps pour pouvoir fuir sa campagne natale. Marie voulait aller à Paris, la magnifique ville parcourue de coupes gorges et de grandes avenues. Cette capitale où les gens sont raffinés, les dames en robes et les messieurs en costumes. Voilà son rêve, quitter cette vie de pauvre, quitter cette mère alcoolique qui n'avait de songe pour elle que pour le ménage et la cuisine, la réprimandant pour chaque écart, la battant pour chaque bêtise, la laissant marquée de bleus. Elle voulait voir Montmartre, observer les voûtes brisées de la cathédrale Notre-Dame, les bords de Seine et ses canots. Elle voulait apercevoir l'aurore et le crépuscule sur l'arche de triomphe. Elle voulait apprendre à danser pour aller aux bals et rencontrer des gentilshommes, aller dans ces grands magasins dont on conte tant de bien. D'ailleurs on raconte qu'ils s'étalent sur des étages entiers et qu'il y a assez de marchandises pour tout Paris. Marie voulait vivre l'effervescence permanente des Halles. Elle voulait ressentir Paris au plus profond d'elle, partager ses joies et ses peurs.

Un cri strident lui perça les oreilles tandis que le serpent métallique s'ébrouait. Voilà trois heures qu'elle avait quitté ses attaches pour arriver à la gare Saint Lazare, ce grand bâtiment troué d'une splendide verrière enfumée par le nuage blanc qui s'échappait de la cheminée de métal. On percevait ces émotions toutes particulières qui flottaient dans l'air, ces joies de retrouvailles et ces tristesses des départs, mais l'on sentait surtout l'amour, cette passion secrète dont tout le monde connait l'existence.

Si l'on prêtait l'œil du côté des hôtels, les petits cris des courtisanes et les rugissements bestiaux des lâches se mêlaient à la cacophonie ambiante du lieu. L'adolescente descendit sur le quai après avoir récupéré son bagage. A vrai dire, elle ne savait pas où aller. Il lui fallait trouver un toit où dormir en priorité. Marie se retrouva donc à la rue, courant d'auberge en auberge pour avoir un lit, cependant au crépuscule, aucune maison n'avait pu l'accueillir en raison de ses maigres économies. La jeune fille, frêle et fragile se résigna à dormir dans une ruelle, sous un porche délabré. Toute la nuit, des rats et des mulots venaient l'effleurer lui causant des frissons intenses et désagréables. De temps en temps, des courants d'air glacé lui soufflaient dans le dos, s'infiltrant sous les pans de son manteau et sous les jupons de sa robe, l'empêchant de dormir profondément.

L'aube pointait lorsqu'elle parvint à sombrer pour de bon.

Elle se réveilla quand une calèche s'arrêta à quelques mètres d'elle. Une femme en sortit. Elle semblait âgée et riche, sa robe de dentelles cachait ses pieds, une ombrelle sur son épaule la protégeait du soleil d'été déjà haut dans le ciel. Un panier débordant de gâteaux et de confiseries au bras droit, elle s'engagea dans l'immeuble haussmannien. La grande porte de bois se referma sur ce visage doux et bienveillant. La vielle lui avait jeté un regard, un regard étrange, comme plein d'affection et de pitié. En fait Marie ne savait comment l'interpréter. Elle commençait à piquer du nez lorsque la dame ressortit de l'immeuble, sa voiture l'attendant sur le palier. « Madame » avait dit le cocher en lui ouvrant la porte.

Tout à coup, la vieille se retourna vers Marie et lui dit ces mots : « Et bien jeune fille, montez ! Accélérez je n'ai plus tout le temps devant moi ». La jeune sans abri n'avait pas le choix, ne pouvant se payer de chambre, elle finirait par mourir de maladie à cause des rats ou des températures ou pire encore, elle servirait de lot de consolation à des « messieurs » la méprisant.

Elle monta donc à la suite de Madame, honteuse de n'être plus apprêtée, mais soulagée de trouver une issue honorable à sa situation.

Elle frottait toujours plus fort de ses petites mains frêles la vaisselle de Madame. Voilà maintenant cinq mois que Madame l'avait recueillie comme bonne et elle se dévouait corps et âme à sa tâche. Sous ses yeux exigeants, voir maniques, la vaisselle étincelait et les mots poussières et saletés ne semblaient plus exister. Ses chiffons curaient chaque recoin de l'appartement de deux étages. Chaque pièce avait son âme. Le salon respirait calme et sérénité avec ses couleurs d'automne, sa grande cheminée de pierres et ses meubles imposants. Marie se revoyait presque à la campagne cinq mois auparavant. Cependant, ici, tout était plus raffiné, plus majestueux, des moulures ornaient les plafonds et des peintures habillaient les murs. La jeune femme aimait s'y retrouver en début d'après midi, après la vaisselle. Elle s'asseyait sur un petit fauteuil abimé et vieilli par le temps que Madame ne se résignait pas à jeter. Il lui manquait un accoudoir en acajou et le tissu se déchirait telle une feuille de papier. Elle y passait du temps et cousait, somnolait, pensait ou encore lisait le ouvrages de la bibliothèque attenante. La jeune servante ne connaissait que les bases rudimentaires que son père lui avait enseignées avant de mourir à ses six ans : lire et écrire. Cependant, Marie, avec lenteur et délicatesse, les avait dévoré des dizaines de fois, de ses doux yeux gris en quête de savoir.

Les chambres, quant à elles, trainaient derrière elles un lourd passé.

La première dans les tons rose et blancs, demeurait inchangée depuis que la maladie avait accompagné la jeune fille de Madame, Francine, six pieds sous terre. Le petit lit et les quelques bimbelots demeuraient parfaitement rangés. Il y avait de nombreuses poupées dans cette chambre d'enfant, dont une qui l'attirait particulièrement.

Le petit mannequin possédait des yeux vifs et pétillants et ses pieds de bois qui pendaient mollement dans le vide semblaient vouloir courir dans les champs. Ses cheveux, faits de crin de cheval, étaient d'un noir de jais et encadraient parfaitement des joues roses. Son cou, maculé d'encre bleu, semblait avoir été étranglé et ses petites mains, figées à jamais dans un mouvement défensif, semblaient préparer mille et une bêtises tandis que sa robe en tissu vert respirait de fraicheur. Les yeux gris du pantin brillaient d'intelligence et d'insouciance. Sa bouche, figée dans un rictus douloureux était peinte en rouge. Sa peau de porcelaine et de bois était tâchée de bleu ça et là et son dos griffé, lui laissant des marques sombres, indélébiles.

Marie l'avait dénichée sous le lit comme si la petite chose avait désiré se cacher à la vue de tous. Elle contrastait quelque peu avec le reste de la pièce.

Les quartiers de Madame étaient plus lourds, le lit à baldaquin en chêne massif mangeait la pièce, les grands rideaux noirs la ternissait tandis que les tableaux des défunts de Madame donnaient à cet endroit l'impression d'une chambre funéraire. Cependant la servante se sentait bien dans cet appartement, bien qu'elle n'y dorme pas. En effet, elle couchait deux étages au dessus sous les toits, dans une chambre de bonne.

Elle avait presque fini de nettoyer lorsqu'elle vit l'heure. Dix heures. Il lui fallait absolument se dépêcher, on était mercredi et le garde-manger ne pouvait attendre, de même que Madame ne pouvait passer un repas.

La jeune femme arriva aux Halles à dix heures vingt cinq. Comme chaque fois, elle était très impressionnée par cette effervescence permanente, le bruit incessant qui sortait de partout et de nulle part, ces marchands qui hélaient les passants sans répits et ces odeurs de viandes, de fromages, de vins, de fruits, de métal ou encore de sang qui en se mélangeant offraient un mal de crane et des hauts de cœur intenses. Cependant, elle n'avait pas le choix si elle voulait satisfaire Madame, il lui fallait remplir le garde-manger et les Halles étaient d'une assez bonne qualité sans toutefois être trop coûteuses.

Il lui fallait se frayer un chemin au travers de cette masse multicolore. Les gens étaient debout, assis, parfois même accroupis pour observer la marchandise de plus près. Les arbres qui surplombaient l'allée étaient presque tous dégarnis à cette époque de l'année. Le vent emportait les feuilles quelques mètres plus bas, sur cette foule monstrueuse qui grouillait partout. Ils semblaient presque calmes, sereins, si on faisait abstraction du remue ménage qui avait lieu à leurs pieds. Au loin, grande et sage, presque divine, l'église Saint Eustache veillait sur le marchandage infernal. Les pieds dansaient, les jupons volaient. On étouffait en ces lieux comme si l'on fut entré dans une pièce close au soleil en milieu d'été.

Marie se pressa d'acheter les courses de Madame et rentra pour ne pas être en retard sur l'heure du déjeuner.

Madame avait prévu d'aller se promener et de pique-niquer sur les bords de Seine. S'étant pris d'affection pour Marie, elle lui proposa de l'accompagner.

Le repas se passa fort bien. Les couvertures leur avaient permis de ne point se mouiller sur l'herbe verte. La jeune domestique avait vu au loin les charbonniers qui travaillaient, prenant garde à ne pas tomber à l'eau lorsqu'ils déchargeaient les cales des bateaux du charbon présent à leur bord.
On était maintenant à la tombée de la nuit et il faisait froid en ce 3 décembre 1892. Les deux femmes se pressèrent de rentrer pour n'attraper quelque souci que ce soit. Cependant, la gouvernante n'arrivait pas à se sortir de la tête l'image des travailleurs dans le coucher du soleil, ces tâches sombres qui se mouvaient en silence. Un homme en particulier avait attiré son attention. Ses cheveux d'un noir corbeau flottaient autour de son visage noir de crasse. Ses vêtements déchirés par endroit lui moulaient le corps à la perfection. Elle dut vite songer à autre chose, Madame l'attendait.

Une semaine plus tard, les Halles firent de nouveau partie de son agenda. La domestique s'y rendit de bonne heure et fit ses achats. Ses jambes se dérobèrent sous elle et juste avant que sa tête ne se fracasse sur les pavés, une main lui retint le poignet gauche. Sonnée de sa chute, la jeune femme se perdit dans la contemplation de son ange gardien. Sur son front tombaient des plumes de corneilles qui s'harmonisaient parfaitement avec ses yeux vert émeraude. Sa fine barbe affinait cette mâchoire carrée. Il possédait une peau brûlée par l'astre céleste qui reposait sur son étoffe de soie bleue. Sa casquette annonça à la jeune femme qu'il était un homme du peuple. A vrai dire, elle l'avait reconnu immédiatement. C'était lui. Elle le remercia grandement puis s'en alla : elle était en retard.

Les semaines passèrent et Marie chercha le charbonnier des yeux dans cette valse infernale chaque mercredi. Elle ne le retrouva pas et en fut fortement déçue, la jeune fille aurait voulu revoir ses bras puissants et ses yeux profonds. Il devait surement travailler.

Madame lui permit de sortir un vendredi soir, elle avait rendez-vous avec le médecin. Voilà plusieurs jours que Madame était chaude et Marie avait pensé à consulter.

La jeune femme alla se promener sur les berges de la Seine, près des charbonniers. Le travail cessait, les derniers sacs étaient déchargés et les hommes rentraient chez eux après avoir touché leur paye journalière. C'est à cet instant que le jeune homme apparu dans son dos.

Voilà deux heures que Marie marchait avec Raphaël. Ce fut la plus belle soirée de sa vie. Cependant, elle devait rentrer, le médecin devait avoir terminé son auscultation et elle ne pouvait laisser madame toute seule trop longtemps. Elle prit donc congé de son nouvel ami lui promettant de le retrouver dès que possible.

Elle apprit plus tard que Madame avait des fièvres et qu'il n'y avait rien à faire que de se reposer. En dépit du repos et des soins prodigués, Madame avait un teint cadavérique et les traits tirés. De plus, de grosses gouttes perlaient à son front. Malgré sa peau de cire, la vieille femme resta pleine d'entrain et de joie de vivre.

La vie reprit son cours. Le médecin venait chaque semaine le vendredi à la même heure et Marie, bien qu'inquiète, se rendait sur les bords de Seine. Cependant une chose vint égayer ses journées monotones, ses rendez vous du vendredi soir avec Raphaël. Le courageux s'était pris d'affection pour la jeune domestique et leur relation devint plus qu'amicale durant ces trois mois qui avaient suivi leur première promenade.

Un soir il l'invita à rentrer chez lui. La jeune femme avait préalablement prévenu Madame qu'elle serait absente et lui avait préparé une soupe.

Le jeune homme se montra très galant et attentionné. Un bouquet de roses rouges ornait la petite table de bois sombre à trois pieds. Les murs, d'un blanc cassé, étaient rongés par l'humidité et le temps. Une lumière blafarde illuminait la pièce emplie d'amour. Les deux amants se regardaient dans le blanc des yeux et parlaient de banalités soporifiques. Ils n'avaient qu'une envie, passer à l'acte, lier leur passion à jamais... Raphaël fit le premier pas. Il caressa l'épaule dénudée de Marie et entreprit de la déshabiller entièrement. Pendant ce temps, la jeune femme fit de même avec les vêtements de son âme-sœur. Le couple se retrouva dans la chambre et ils se lièrent de par leur enveloppe charnelle dans une danse sensuelle, gourmande et ardente.

La jeune femme se libéra de toute cette fougue enfouit en elle depuis si longtemps. Elle se donna entièrement à son homme.

Lorsque Marie se réveilla le lendemain matin dans les bras de son amant, elle regarda l'heure : 10 heures passées. Madame. Elle l'avait laissée seule toute la nuit, elle était affreuse, jamais elle n'aurait du.

La servante réveilla son amour en l'embrassent fiévreusement et se sauva. Elle lui expliquerait plus tard, il comprendra.

La pauvre fille courut jusqu'au domicile de la malade et entra. Madame n'était pas levée. Elle entra dans sa chambre et la trouva dégoulinante dans son lit, la respiration hachée et laborieuse. La vieille femme lui tendit la main, tout son corps brulait de fièvre. Inspirant longuement, elle invita la petite à se rapprocher. Une quinte de toux la prit, alors que ses chuchotements parvenaient enfin à sa protégée. Son corps se rigidifia et elle se cambra une dernière fois comme si son âme lui était arrachée et elle retomba morte sur sa couche. Elle était partie dans un long sommeil dont elle ne se réveillerait pas cette fois.

Marie en fut dévastée toute la semaine qui suivit. Elle était accourue chez le médecin qui lui avait durement fait comprendre que c'en était fini. Elle s'était réfugiée chez son amant qui dans un élan d'amour l'avait fillancée. Le cœur léger mais serré, elle dénicha un emploi dans un de ces grands magasins dont elle avait tant rêvé.

Voila trois mois que le couple était lié et le mariage était prévu dans un mois tout pile. Ils étaient tout pleins d'une joie toute propice à ces moments. Ils voulaient deux enfants, une fille, un garçon. D'ailleurs, la future mariée avait déjà choisi sa robe, elle la louerait la veille du fameux jour.

Le vendredi 13 août, on toqua à la porte de la jeune mariée. Raphaël était parti tôt le matin et il était maintenant l'heure pour lui de rentrer. Marie se précipita à la porte, elle devait lui annoncer un grande nouvelle, leur passion sensuelle avait été féconde.

Elle ouvrit la porte, l'homme sur le parvis n'était pas son mari mais il était noir de crasse. Du charbon.

La femme s'était effondrée, emportant son enfant avec elle lorsque l'homme avait prononcé cette phrase : « Je suis navré madame, mais il est tombé ».

FIN



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