Chapitre 1 - part 2



Certains tentaient de s'élever hors de leur misère. D'autres s'y enfouissaient, pourquoi ? Mais aucune des deux voies ne semblait meilleure. Cette question hantait le royaume.

Pour Arc, prince de sang, la réponse n'était ni dans la résignation, ni dans la rébellion aveugle. Elle était ailleurs, plus cruelle. Une lame à double fil, qui lacérait tout ce qu'elle touchait : chairs, espoirs, âmes.

Il inspira et l'air glacé d'Andrël déchira ses poumons. Un froid mordant, implacable, qu'il connaissait depuis l'enfance. Ici, au Nord, l'hiver n'avait pas de fin. Les vents hurlaient comme des bêtes affamées sans jamais s'arrêter et la neige recouvrait tout d'un linceul blanc, étouffant la vie sous sa beauté cruelle.

Aujourd'hui, pourtant, ce froid avait un goût différent. Il était amer. De défaite. Amer de honte.

Autour de lui des volutes de neige s'élevèrent, dessinant dans l'air des spirales éphémères avant de retomber sur le sol gelé. Andrël n'était pas une terre vivante. Andrël était un tombeau. Les champs, depuis longtemps stériles, dormaient sous des couches de glace et bétail, trop faible, s'effondrait avant même l'arrivée des premières neiges.

Mais c'étaient les hommes qui mouraient le plus vite.

Les troubadours appelaient ces terres "le domaine du Roi Déchu". Un titre murmuré à la fois avec crainte et mépris. Jadis, ce roi s'était élevé trop haut, englouti par sa propre arrogance, et son royaume était tombé avec lui.

Plus de Gouttes, de Flames, de Courant ou de Racines.

Aujourd'hui, la neige avait enseveli les vestiges de cette grandeur passée. Il ne restait qu'un désert blanc, ponctué de villages qui agonisaient dans la misère.

À Nehelam, petite bourgade égarée au cœur de cette désolation, il n'y avait rien. Rien sauf la faim. La peur. La maladie et pourtant le roi y venait chercher son du.

Arc regardait les soldats rassembler les villageois sur la place centrale. Leurs bottes écrasaient la neige tassée piétinant la dernière étincelle de dignité de ces pauvres âmes qui étaient ces sujets. l'Armure des soldats, ternie par le givre, renvoyait une lumière pâle, presque spectrale, sous le ciel gris et mort.

Les habitants formaient une masse compacte, recroquevillée contre les murs fissurés des maisons. Ils étaient décharnés, leurs visages creusés par la faim et marqués par la crasse. Des ombres plus que des hommes. Quelques-uns osaient lever les yeux vers les soldats, mais la plupart regardaient leurs pieds, ou serraient dans leurs mains tremblantes des morceaux de tissu usé qui ne protégeaient plus du froid.

Les enfants étaient les plus terribles à voir. Leurs corps maigres tremblaient sous la bourrasque. Leurs joues, rougies par le froid, déjà rongés par le gel. Beaucoup restaient accrochés aux jupes de leurs mères, cherchant un refuge là où il n'y en avait plus. Leurs regards, pourtant, étaient les plus perçants. Ils fixaient les soldats avec une peur silencieuse, animale, comme des proies guettant un prédateur.

Et au milieu de cette scène trônait le roi.

La taxe de Saphir était revenue.

Ainsi nommée pour la richesse supposée qu'elle apportait à la couronne. Mais ici, dans le Nord, il n'y avait plus rien à prendre. Les celliers étaient vides depuis des cycles entiers. Les champs, gelés, ne donnaient plus rien. Les grains qui restaient avaient été envoyés au sud, à la capitale, pour garnir les tables des nobles. Ici, il ne restait que des os.

Arc détourna les yeux. Mais il ne pouvait fuir la honte, froide et acérée. Elle s'enroulait autour de ses côtes, mordant comme des griffes invisibles. C'était son peuple. Sa terre. Et il se tenait là, spectateur muet, témoin de leur humiliation.

Survivre n'était pas vivre. Pas comme ça.

— Regarde, Arcanum.

La voix moqueuse brisa le silence.

Arc ferma brièvement les yeux. Il savait qui parlait.

— Regarde ces rats, continua la voix. Ils se reproduisent encore, malgré tout.

Le prince tourna la tête. Le roi – son père – était assis sur une chaise bancale, recouverte d'une peau d'ours râpée. Drapé dans un manteau d'hermine usé, taché de vin et de graisse, il ressemblait plus à un animal repu qu'à un monarque. La peau de son visage était rouge et luisante, gonflée par des années d'excès : trop de vin, trop de chair, trop de pouvoir.

Il tenait un morceau de viande dans une main, un gibier mal rôti dont la graisse dégoulinait sur ses doigts. Ses lèvres, humides, mastiquaient bruyamment, éclaboussées de jus. Il regardait la scène avec un mépris tranquille, indifférent à la faim qui étreignait son peuple, pendant qu'il se gavait le gosier. Les pleurs étouffés, les supplications des villageois : tout cela n'était pour lui qu'un bruit de fond.

Arc sentit son estomac se nouer à cette vue, mais il ne bougea pas. Il resta là, figé, une statue de glace au cœur de cet enfer blanc. Pourtant, à l'intérieur, quelque chose grondait. Une chaleur étouffée par le froid : colère, honte, un désir farouche de briser ce cycle.

Mais il n'agirait pas. Pas encore.

Un murmure glissa dans l'assemblée lorsque le comptable avança.

C'était une silhouette voûtée, emmitouflée dans une épaisse fourrure sombre. Entre ses doigts osseux, il tenait un registre volumineux, ses pages épaisses couvertes de lignes tracées à la hâte. Sa voix rauque, fatiguée, fendit l'air glacial :
— La taxe de Saphir est fixée à vingt pièces d'argent. Ceux qui ne peuvent payer en argent ou en fer devront offrir leur force dans les camps de travail.

Un silence tendu s'abattit sur la place. Puis vinrent les pleurs : étouffés, mais inévitables. Des mères serraient leurs enfants contre elles, comme si cela pouvait les protéger. Certains villageois ne disaient rien, leur regard fixé sur leurs pieds. D'autres levaient les yeux vers le ciel, leur expression creusée par la fatigue et le désespoir.

Arc serra les poings. Ses jointures blanchirent sous la pression, mais il ne bougea pas. Pas encore.

Il balaya du regard la scène qui s'étendait devant lui : un cimetière de vivants. Les huttes en terre battue s'affaissaient sous le poids de la neige, leurs toits fragiles menaçant de s'effondrer à chaque rafale. Les rares maisons de pierre, vestiges d'un autre temps, étaient couvertes de fissures, rongées par le gel.

Il ferma les yeux un instant, et une image plus ancienne s'imposa à lui : la place telle qu'elle avait été autrefois. Des étals bondés, des marchands criant leurs prix, des enfants riant et courant entre les foules. Les épices et les étoffes des caravanes du Sud emplissaient l'air de couleurs et de parfums. Tout cela avait disparu. Tout cela avait été dévoré par le froid et son maudit père.

Il comprenait pourquoi. Les mines d'Almater, jadis l'orgueil de Veneran, étaient presque vides. Ce royaume qui avait brillé autrefois n'avait plus rien à offrir, sinon ses hommes. Mais même eux, le roi les consumait. Il ne voyait en eux que des outils : remplaçables, exploitables, oubliables.

Arc rouvrit les yeux et regarda son père.

— Nous devrions revenir au prochain cycle, murmura-t-il. Nous ne pouvons pas tous les tuer.

Le roi éclata de rire. Un rire gras, bruyant. Il s'essuya la bouche avec le revers de son manteau, laissant une traînée rouge de jus de viande sur l'hermine.

— Ne pas les tuer ? répéta-t-il, moqueur. Ce sont des rats, Arcanum. Les rats vivent ou meurent, cela n'a aucune importance.

Son rire résonna encore, couvrant les pleurs et les murmures.

Arc détourna les yeux.

— Ce sont mes sujets ! rugit le roi, sa voix résonnant comme une cloche fêlée. Qui remplira les celliers de Gandalur si je laisse ces paysans manger à leur faim ?

La foule, déjà pétrifiée par le froid, se tendit davantage. Alors un soldat, sans un mot, tira une femme vers l'avant.

Elle était courbée, son corps amaigri vacillant sous le poids des années et de la misère. Son visage, ravagé par le froid, ressemblait à un parchemin froissé, tanné par les vents du Nord. Mais elle ne se tenait pas seule : une petite main s'agrippait à son manteau râpé. Une fillette, frêle, aux cheveux soigneusement tirés en arrière, se pressait contre elle. Son visage, malgré la misère, était propre. Ses grands yeux brillaient : non pas de courage, mais de peur. Une peur qu'elle ne comprenait pas encore.

— Cette femme déclare n'avoir rien à offrir, déclara le comptable.

Le roi, toujours occupé à mâcher son gibier, daigna à peine lever les yeux.

— Alors envoyez-la dans les camps, grogna-t-il. Une journée de travail vaut mieux que rien.

La femme tomba à genoux, ses mains tremblantes s'ouvrant comme un appel désespéré.

— Vous avez déjà pris mes fils ! pleura-t-elle, sa voix brisée par le froid et la souffrance. Si je ne reste pas avec ma petite-fille, elle ne survivra pas au prochain Solage !

Le roi haussa à peine un sourcil. Un geste désinvolte de la main, comme pour balayer une poussière gênante.

— Nous prendrons la fille, déclara le comptable avec un calme glacial. Les bordels de la capitale ont besoin d'être remplis, eux aussi.

Le monde s'arrêta.

Arc sentit la terre se dérober sous lui. Ses muscles se figèrent, mais son esprit brûlait. Ce qu'il vit dans les yeux de la petite fille – ce mélange insupportable de terreur et de résignation – frappa une corde qu'il ne pouvait plus ignorer. Il connaissait ce regard. Il l'avait vu trop souvent. Dans ce royaume mourant. Dans ce peuple brisé.

Et alors, avant même qu'il ne le décide, la lame jaillit.

Un éclair d'acier fendit l'air glacé.

Un son. Net. Brutal.

La neige éclaboussée de rouge.

Le comptable s'effondra, une entaille nette à la gorge.

Le silence éclata, remplacé par un chaos sourd. Le roi, figé sur son trône de bois, fixait son fils avec des yeux ronds, incrédules. Arc, le souffle court, tenait encore son épée levée, ses mains tremblant sous l'effort et l'adrénaline.

Le roi resta immobile, son visage figé dans une expression de stupeur. Lorsqu'il se redressa légèrement sur son trône, ses doigts noueux seraient toujours les accoudoirs comme pour se raccrocher à son autorité vacillante.

— Arc... ? Sa voix, pour la première fois, vacilla légèrement.

Arc leva les yeux vers son père. Son souffle formait des nuages blanchâtres dans l'air glacé, ses tempes bourdonnaient sous l'effet de la haine brutale qui pulsait encore en lui. La lame qu'il tenait, encore dégoulinante du sang du comptable, brillait faiblement sous l'éclat de la lumière hivernale. Le vent lui hurlait dans les oreilles, mais ce n'était rien comparé à la tempête en lui. Son regard, fixé sur le roi, transperçait l'homme assis sur le trône : il voyait non pas un père, mais un tyran, un homme qui avait arraché des enfants à leurs mères, qui avait plongé un peuple entier dans la misère et l'oppression.

— Arc, reprit le roi, cette fois plus ferme. Pose cette épée. Nous réglerons cela avec la dignité de notre sang.

Arc serra la mâchoire. La neige crissait sous ses bottes lorsqu'il fit un pas en avant. Autour de lui, les villageois retinrent leur souffle. Même les soldats restants, encore sonnés, n'osaient bouger.

— Dignité ? répondit Arc, sa voix rauque, brisée. Où était cette dignité quand tu as vendu nos terres aux nobles pour l'idée de retourner tes racines? Quand tu as condamné des enfants aux camps ? Où était-elle ?

Son ton montait, une force irrépressible dans sa poitrine ou les Flammes s'étaient éteinte depuis trop longtemps. Il ne hurlait pas, mais sa colère vibrait dans l'air, portée par le Vide qui crépitait autour de lui.

Le roi redressa le menton, tentant de retrouver son masque de froideur.

— Ta haine ne te donne pas le droit de te dresser contre ton sang, Arc. Ce trône est un fardeau que seul un véritable souverain peut porter. Toi, tu n'es qu'un enfant, incapable de comprendre ce que cela exige.

Arc rit. Un rire amer, cassant, qui fit frissonner ceux qui l'entendirent.

— Un souverain ? Toi ? Tu n'es qu'un homme brisé qui se cache derrière ses lois et ses titres. Ton trône est une carcasse. Et moi, je suis celui qui mettra fin à ton règne.

Le roi, pour la première fois, tressaillit. Il se leva lentement, imposant malgré tout, et fit un pas vers son fils.

— Si tu lèves cette lame contre moi, Arc, tu ne pourras plus revenir en arrière. Es-tu prêt à porter ce poids ?

Arc ne répondit pas. Ses doigts se resserrèrent autour de la garde de son épée. Le vent, plus féroce que jamais, lui portait les relents métalliques du sang du comptable. Il s'avança, sa lame brillant d'une lumière froide.

— Ce poids, je le porte déjà, murmura-t-il.

Le roi, voyant l'inexorabilité dans les yeux de son fils, se tourna vers les gardes les plus proches.

— Arrêtez-le ! cria le roi, sa voix brisant le silence, résonnant dans l'air glacé.

Mais aucun soldat ne bougea. Les hommes d'armes échangèrent des regards hésitants, leurs mains figées sur la garde de leurs épées. Leurs pieds cloués au sol par l'idée de l'honneur. Cela faisait des mois qu'Arcanum préparait ce moment. Mois après mois, il avait semé le doute, construit une toile invisible autour de son père, transformant des alliés en spectateurs, et des spectateurs en traîtres silencieux.

Le roi tourna lentement la tête vers ses hommes, une colère sourde dans son regard. Il dévisagea le capitaine de la garde, dont les traits durs ne trahissaient aucune émotion.

— Que faites-vous ? Obéissez à vos ordres ! Arrêtez-le !

Le capitaine ne répondit pas. Il scrutait Arc, droit et immobile au centre de la scène, la lame encore dégoulinante de sang. Un frisson parcourut les rangs. Arcanum avait toujours eu une aura, quelque chose de magnétique qui s'amplifiait dans l'action, malgré l'absence de ses Flammes.

— Non, souffla le capitaine finalement. Nous ne bougerons pas.

Le roi, d'abord figé par l'incompréhension, se tourna brusquement vers son fils.

— Tu as corrompu mes soldats ? Ton propre sang ? hurla-t-il, désespérée.

Arc ne répondit pas immédiatement. Il avança d'un pas, ses bottes s'enfonçaient dans la neige ensanglantée. Lorsqu'il parla, sa voix était calme, presque trop douce.

— Ce n'est pas de la corruption, père. C'est la vérité. Ils ont vu ce que tu es : un homme brisé, un roi qui a vendu son honneur pour conserver un trône que plus personne ne respecte.

— Mensonge ! cracha le roi. Je les ai protégés ! Tout ce que j'ai fait, je l'ai fait pour ce royaume !

Arc éclata de rire, un rire amer et chargé d'une douleur qu'il avait porté trop longtemps.

— Protégés ? demanda-t-il, avançant encore. Est-ce protéger que de les envoyer mourir dans des guerres inutiles ? Que de condamner des familles à la pauvreté pour enrichir tes alliées dans l'idée de retrouver tes Racines? Que de sacrifier des vies pour nourrir ton orgueil ?

Les villageois, rassemblés à l'écart, murmuraient entre eux, leurs regards oscillants entre terreur et espoir.

— Tu as trahi ton sang, reprit le roi, mais cette fois sa voix manquait de force. La lame d'un traître finit toujours par se retourner contre lui.

— J'y suis prêt père, répondit Arc.

Le roi recula d'un pas, levant les mains dans un geste de défense. Arc s'élança, sa lame brillant sous la lumière froide de la lune. Le métal fendit l'air, rapide et implacable, droit vers le cœur de l'homme qui avait été son père.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top