Samedi de la première semaine

- Fais attention à toi, surtout, me souffla ma mère.

Comme si elle ne m'avait pas obligée à y aller.

Toute la journée, nous n'avions parlé que de ça : si oui ou non j'allais au Kaz Kabar avec Antoine et ses nouveaux amis. Je ne voulais pas y aller, pour deux raisons : l'ambiance, et Antoine.

Antoine. Je ne lui avais plus adressé la parole depuis hier soir. Lui avait tenté de me parler. Et moi, je ne le regardais même plus. J'avais fait comme si je ne le connaissais pas, toute la journée.

Comme il l'avait si bien dit, ce qu'il avait fait était impardonnable.

Et pourtant, je voulais le pardonner.

Jeanne avait réussi à reprendre son téléphone en douce. Je lui avais expliqué notre situation avec Antoine, et elle n'était pas d'accord avec moi sur le fait que je devais l'ignorer. Mais c'était tout à fait logique que ma meilleure amie ne soit pas d'accord avec moi, je ne l'étais pas non plus avec moi-même.

Toute la journée, je m'étais forcée à ne pas lui parler. Je pensais que ça allait être mieux ainsi, mais au fond de moi, je n'avais qu'une seule envie, c'était de revenir à hier soir et partager à nouveau cette cigarette avec lui.

Il était parti l'après-midi rejoindre ses amis, à Joyeuse. Mais tout ce temps, il m'avait envoyé des SMS - ma mère lui avait donné mon numéro de téléphone. Le dernier message qu'il m'avait envoyé était :

Rdv au Kaz Kabar à 23h, je veux te voir et te parler

Mais je n'avais ni envie de le voir, ni envie de lui parler, ni envie d'aller au Kaz Kabar.

Mais j'étais tout de même devant la boîte, et il était bien là, avec ses amis (ceux avec qui il avait bu une bière la veille). Dès qu'il me vit, il avança vers moi.

- Flo, commença-t-il. Je ne comprends pas...

- Je ne te connais pas, le coupai-je.

Il me regarda avec des yeux ronds comme des soucoupes.

- Mais je...

- Alors laisse-moi m'amuser, j'ai besoin de me changer les idées, l'interrompis-je une seconde fois.

J'entrai dans le bâtiment, gardé par deux jeunes, sûrement des jobs d'étudiants. Ils me sourirent en me laissant passer, et me tinrent la porte. La première chose que je remarquai était l'odeur : de la marihuana. Pas très étonnant, pourtant.

La salle était plongée dans le noir, seulement éclairée par des néons aux couleurs fluorescentes. On y passait de la musique techno assourdissante, et dès l'entrée, les gens commençaient à se trémousser sans rythme et sans vraiment danser. Il y avait des tas de couples, qui s'embrassaient langoureusement, sans se soucier des regards indiscrets. Moi qui voulais me changer les idées, c'était raté.

Je m'adossai à une colonne en pierre, près du bar. Plusieurs garçons me regardaient déjà depuis cinq bonnes minutes. Je soupirai, et regardai les autres messages d'Antoine. De celui qui précédait le dernier...

Tu vas m'ignorer encore longtemps ???

... au tout premier, qu'il m'avait envoyé au tout début de l'après-midi, juste après qu'il soit parti.

Je suis désolé, pour tout. Mais je ne comprends pas pourquoi tu es distante depuis ce matin ? Tu ne m'as pas parlé une seule fois, et j'ai cru qu'après hier soir, ça irait mieux
Je sais que c'est lâche de ma part de t'en parler par sms et pas en face à face. Mais tu m'évites, alors je ne sais pas quoi faire... Je vais au Kaz Kabar avec Sonia et les autres ce soir, et ce serait cool que tu viennes, ils sont sympas, et aimeraient bien te connaître
J'espère seulement que tu liras ce message
Antoine

- Mademoiselle ?

Je levai les yeux de mon portable. Un garçon, qui devait avoir un peu près mon âge, se tenait devant moi.

- C'est quoi ton prénom ? Je suis sûr qu'à côté de mon nom de famille, ce sera une merveille.

- Belle disquette, riais-je.

- Elle n'est pas terrible, sourit le garçon. Simon, ajouta-t-il en me tendant une main.

- Florence, répondis-je en prenant la sienne et après une courte hésitation.

Il m'embrassa le dos de la main. Je riais.

- Comme la ville d'Italie ?

- Comme mon arrière grand-mère.

- Tout aussi charmant. Je peux t'offrir un verre ?

J'hésitai encore, avant d'acquiescer. Simon était plutôt mignon. Il avait la peau noire et les cheveux ras. Il souriait toujours, ce qui lui donnait un air terriblement charmant.

- As-tu déjà goûté un mojito ?

- Tu me prends pour qui, Simon ?

Il rit et commanda deux mojitos.

- Tu n'es pas d'ici, pas vrai ? me demanda Simon après qu'on nous ait servi nos mojitos.

- Non, de Lille.

- Putain, il doit faire super froid là-bas.

Nous étions assis à une haute table ronde, perchés sur des chaises tournantes, sur le côté de la piste de danse où les gens dansaient maintenant sur des musiques semi-latino semi-electro.

- C'est supportable, dis-je en riant. Et toi ?

- J'habite un peu plus au nord, je passe mes vacances chez mes grands parents, à Chassiers.

- Connais pas, dis-je avant d'aspirer dans ma paille le mélange de limonade et de rhum.

- Un trou paumé, pas loin. Et qu'est-ce que tu viens faire ici ?

- Je suis avec ma famille, dans une villa à Ribes.

- Non, ici, au Kaz Kabar ? rit Simon.

- Ah... eh bien je viens me changer les idées.

- Des problèmes ? s'inquiéta-t-il.

Je souris. Il était adorable à se faire du souci pour moi.

- Rien de grave. Tout ce que je veux, c'est m'amuser, dis-je, un sourire au coin des lèvres.

Il me rendit le regard charmeur que je lui lançais.

- Eh bien, amusons-nous, conclut-il en buvant la fin de son verre cul-sec.

Il le posa sur la table, sauta de sa chaise et me prit la main pour m'emmener sur la piste de danse.

Je me déchaînais. Simon me faisait tournoyer, autour de lui, autour de moi-même. Mon âme s'évadait et nous regardait danser. D'abord, c'était la joie. Nous dansions, sourire aux lèvres, sans s'arrêter. Puis il y eut l'oubli, quelques minutes, je dansais sans vraiment m'en rendre compte.

Et ils passèrent des musiques à collés-serrés. Plus douces, plus rythmées, plus lentes. Simon me dévorait des yeux, et moi, je me sentais rongée de l'intérieur. Je sentais son corps bouger lentement contre le mien, et ça vibrait en moi. L'espace entre nous se réduisait de seconde en seconde. Chaque basse était accompagnée d'un contact, d'une caresse.

Je me sentais désirée. Je ne sentais plus que ça.

Simon posa ses mains dans mon dos. Je passai mes bras autour de son cou. Les yeux dans les yeux, sourires clos aux lèvres, on dansait. Ça avait l'air si innocent. Et ça avait le goût de l'interdit.

Simon approcha sa bouche de mon oreille.

- Tu es incroyable, Florence, murmura-t-il.

Ses mains descendirent le long de mon t-shirt, et ses doigts passèrent sous la ceinture short, pendant qu'il déposait une multitude de baisers sur mon cou. Je l'allongeai, prolongeant le plaisir à ressentir cette dégringolade de frissons qui me parcourait l'échine. Ses lèvres atteignirent les miennes, et nos langues dansaient au même rythme que nos hanches bougeaient.

J'oubliais tout. Hugo, Antoine. En embrassant Simon, j'embrassais le peu de liberté que mon cerveau demandait, à cause de sans cesse se poser des questions. Je ne pensais plus à rien, sauf à Simon, ses lèvres sur les miennes et nos deux corps, mouvants à l'unisson.

Mais le bonheur fut de courte durée.

On m'agrippa le bras, et me tira hors de la piste de danse, loin de Simon, loin de ma liberté. Je me laissai entrainer, sachant pertinemment qui était au bout de cette main qui me tenait fermement mon poignet.

- Eh, je veux rester ! criai-je pour couvrir le volume de la musique, alors qu'Antoine me tirait hors du Kaz Kabar.

Il tourna les talons et se planta devant moi. À ma surprise, il n'était pas énervé, il avait juste l'air déçu. Très déçu.

- C'est quoi ton problème ?

- Mon problème ? articulai-je.

- Exactement. Ton problème.

Je posai fièrement les mains sur mes hanches. Alors il était jaloux ?

- Si tu fais référence à Simon comme étant mon problème, je...

- Flo, je m'en fiche de ça, me coupa-t-il. Tu embrasses qui tu veux, quand tu veux, où tu veux. Je veux seulement savoir ce qu'il se passe, depuis une semaine... Notre problème à nous deux, en fait.

Je clignai des yeux. Il n'était pas jaloux, non, mais il était bien déçu, et triste, pour les mêmes raisons que moi. Mais lui ne digérait pas le problème en le contournant, comme je le faisais ; lui, il le regardait, face à face, les yeux dans les yeux.

Quelqu'un posa une main sur mon épaule.

- Florence, il y a un souci ? demanda Simon, en lorgnant sur Antoine.

- Non, non, ne t'inquiète pas. Simon, je dois te laisser. Je vais...

- Et c'est qui, lui ? continua-t-il.

Il passa une main autour de ma taille. Antoine roula des yeux en soupirant.

- Désolé, vieux, mais Florence, elle est à moi, lâcha Simon en défiant Antoine du regard.

Antoine croisa les bras, et répondit en souriant :

- Je connais le stratège je-branche-une-fille-avant-de-la-baiser-dans-les-chiottes, vieux. Ce plan foireux où tu planques tes capotes dans ton porte-feuilles pour que ta môman ne se doute de rien en faisant la lessive de ton jean. Et tu as tout faux, sur trois points.

Il s'avança vers nous, comptant les points sur ses doigts.

- Primo : ce stratège, c'est la preuve véridique que tu es un petit con, car tu considères la femme comme un vulgaire objet. Ce qui n'est pas très malin, car secundo : ta Florence, c'est une putain de féministe, elle tient ça de sa mère.

Je tournai la tête vers le visage décomposé de Simon.

- Mais ça, tu ne pouvais pas le savoir, bien sûr, car tertio : tu ne connais pas Florence.

- Ça, tu ne peux pas le prouver, rétorqua Simon.

C'était comme s'il s'était jeté dans la gueule du loup. Antoine m'arracha à lui, et me prit par le bras.

- Ta Florence, eh bien elle déteste qu'on l'appelle par son prénom. Alors la prochaine fois s'il y en a une, vieux, appelle-la Flo.

Et on laissa Simon planté là en sortant de la boîte. Antoine me tenait toujours par le bras. On marchait au milieu de la route, déserte à cette heure tardive, mais encombrée des voitures des fêtards et des clients du Grain de Malice, à deux pas du Kaz Kabar. On passa devant celui-ci et rentra dans le Ceven Café, un peu plus calme et éloigné. Antoine commanda un café et un thé glacé, et on s'installa à une table en terrasse. Il faisait bon dehors, mais un vent frais soufflait légèrement sur mes bras découverts. Je décidai de briser le silence qui s'était installé depuis notre sortie du Kaz Kabar.

- Antoine, fut la simple chose que je réussis à dire.

Il tourna la tête vers moi, auparavant tournée vers un groupe de jeunes qui titubaient sur le trottoir. Ses yeux semblaient embués, comme si on venait d'y verser des gouttes d'eau salée.

- Qu'est-ce qu'il nous arrive ? dit-il simplement.

Je continuais de le regarder, pendant longtemps, sans rien dire. Je n'avais aucune réponse. Je buvais mon thé glacé pour m'aider à réfléchir. Et au bout d'un moment, et j'avais beau m'avoir retourné la question dans la tête encore et encore, je ne la trouvais pas, cette réponse.

- C'est parce qu'on a grandi, tu penses ? continua-t-il. Parce qu'on a changé ?

Peut-être. Sûrement. Je ne savais pas quoi lui dire. Il se massa le front, puis se frotta le crâne, et plongea son regard dans le mien. Jamais nous ne nous étions regardés si intensément. Nous restions silencieux, et ce regard, cette connexion, parlait à notre place.

Puis, au bout de longues minutes, Antoine parla.

- Tu devrais envoyer un message à ta mère pour qu'elle vienne nous chercher maintenant.

- Tu veux rentrer ? lui demandai-je.

- Je suis fatigué.

J'hochai la tête, et pris mon téléphone dans la poche avant de mon short.

- Elle ne doit venir que dans une demie-heure je pense, dis-je après avoir lu l'heure sur mon téléphone.

Elle m'avait dit qu'elle acceptait de revenir nous chercher, mais à une heure du matin maximum.

- Alors on attend ? me proposa-t-il quelques minutes après ; comme s'il évoquait un autre sujet.

Je regagnai son regard noisette, qui lui ne m'avait pas quittée. Il porta sa tasse de café à ses lèvres, et la reposa doucement sur sa soucoupe en porcelaine.

- On attend, murmurai-je.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top