Mercredi de la deuxième semaine

- Flo ?

Je grognai et relevai la couverture sur mes yeux. Il faisait clair mais le soleil ne resplendissait pas, n'offrant pas la même lumière orangée qui baignait habituellement la chambre le matin.

- Flo, réveille-toi, il va pleuvoir, continua la voix d'Antoine, toute proche de moi.

Il tira sur la couverture et je lui tapai le torse pour toute réponse. Il rit et rassembla la couverture pour la prendre dans ses bras.

- Allez, dépêche-toi Princesse.

- Ouais, c'est ça, articulai-je.

Je restai allongée sur le transat. Antoine et moi avions beaucoup parlé, cette nuit ; nous devions nous être endormis il y avait à peine une heure. Nous avions juste eu le temps d'apercevoir le soleil se lever, mais nous étions trop fatigués pour bouger et rejoindre notre chambre. Alors nous étions restés et nous étions endormis, l'un contre l'autre, le souvenir d'une belle soirée d'anniversaire errant dans nos esprits.

Une goutte de pluie alla s'écraser sur ma joue, puis deux, puis trois. Je me levai difficilement du transat, attrapai mon oreiller et me rendis à l'intérieur de la maison avant que la pluie ne commence sérieusement à tomber. Les yeux mis-clos, je regardai le déluge à travers la fenêtre. Il fallait croire que ça tombait plus vite, en Ardèche.

- Je suis fatiguée, annonçai-je avant de bailler.

Antoine et moi entendîmes les marches de l'escalier grincer, et à peine avions-nous eu le temps de nous rendre compte que quelqu'un descendait que Pierre débarqua dans la cuisine. Il nous regarda tous les deux d'un drôle d'air, le visage encore embué dans ses songes.

- Mais qu'est-ce vous fichez là à une heure pareille ?

Je jetai un œil à l'heure indiquée sur le micro-ondes : il était six heures quarante-trois.

- Et toi ? demanda Antoine au lieu de répondre à son père.

- Je voulais me lever tôt pour aller courir avant qu'il ne pleuve, mais c'est raté. Mais vous, vous êtes déjà réveillés ? Ne me dites pas que vous n'avez pas dormi de la nuit ?

- C'est pas notre genre.

Je souris à la réponse d'Antoine. Pierre savait très bien que c'était notre genre.

- Vous êtes incorrigibles. Allez dormir, je vous rappelle qu'on va à Vallon, cet après-midi.

Vallon-Pont-d'Arc, c'était là où nous avions l'habitude de nous rendre pour faire du canoë.

- Tu ne penses pas que la pluie va annuler nos projets ? demandai-je à Pierre.

- Il ne doit pleuvoir que ce matin, enfin... ce n'est pas une raison pour que vous n'alliez pas dormir ! Allez !

- On peut aller dans ta chambre ? intervint Antoine.

- Allez dormir, c'est tout ce que je vous demande.

On hocha la tête et se rendit la chambre de Pierre, où la porte vitrée sur le balcon était ouverte. Antoine referma les volets et alluma la petite lampe orange posée sur la table de chevet à côté du lit. Il s'allongea ensuite sur le lit, au-dessus des draps, et croisa ses bras derrière sa nuque. Je le rejoignis et serrai contre moi un oreiller tout frais.

- Il faudra qu'on continue de se parler, quand on sera parti.

J'approuvai par un mouvement de tête, beaucoup trop fatiguée pour ouvrir la bouche.

- Bonne nuit Princesse.

- Mmh.

J'entendis Antoine rire, puis il se mit à bouger et avant que je ne m'endorme, je sentis un drap se reposer légèrement sur mon corps.

En vérité, Antoine et moi n'avions dormi que deux heures. Il avait arrêté de pleuvoir, mais le ciel était toujours couvert d'un épais drap gris qui ne laissait pas le soleil pointer le bout de son nez. Pourtant, il faisait terriblement chaud ; alors nous étions tous allés dans la piscine.

Les parents parlaient de la journée du lendemain : comme le temps n'y était pas favorable aujourd'hui, ils avaient repoussé notre sortie canoës au lendemain, pour qu'on descende ma rivière Ardèche, au niveau de Vallon-Pont-d'Arc. J'adorais faire du canoë, une année, nous en avions fait sur cette même rivière, et je me souvenais qu'Antoine et moi n'avions pas été contents car les parents ne voulaient pas nous laisser seuls. Nous étions donc allés avec nos mères et avions fait la tête durant tout l'après-midi. Demain sûrement, nous pourrions aller dans la même embarcation, maintenant que nous étions grands.

- Ils devraient en louer pour descendre la Seine, a lancé Antoine à son père.

- Mais enfin Antoine, ne dis pas n'importe quoi.

- Ça pourrait être drôle. Imagine juste, je sors de la fac et hop ! Je prends un canoë pour aller sur la rive droite.

Antoine et son père habitait en région parisienne. C'était bête, au fond, une seule heure de train nous séparait ; et pourtant, on ne se voyait jamais en dehors des vacances d'été.

Antoine frappa fort dans le ballon en plastique que mon père venait de lui envoyer, en la revoyant près son père. La balle éclaboussa Pierre qui jura et se rua sur son fils pour l'asperger d'eau. Sauf qu'Antoine prit ma mère au dépourvu en l'improvisant en bouclier humain. Elle rit et mon père et moi se regardâmes au même moment. Un sourire mesquin était accroché aux lèvres de mon père, ce qui sonna le début d'une énième bataille d'eau géante.

Alors que mon père et moi faisions un combat à la loyal, Antoine le rejoignit et je me retrouvais seule face à deux adversaires. Je m'empressai de rejoindre le bord de la piscine, grimpai hors de l'eau et me ruai vers le tuyau d'arrosage. Je me retournai et découvris qu'Antoine m'avait suivie. Je me dépêchai de rejoindre le robinet, l'allumai et tendis le tuyau vers Antoine. Il n'était qu'à deux mètres de moi que l'eau jaillit du tuyau et le frappa d'un coup sec. Il en tomba sur le sol et j'éclatai de rire. Je continuai de l'arroser, et au bout de quelques secondes, me rendis compte qu'Antoine ne se débattait plus. Je me penchai au-dessus de lui, il était là allongé, les yeux clos. Je me suis accroupie à côté de lui et laissai le tuyau sur le côté, en secouant Antoine de toutes mes forces.

- Antoine ! Antoine !

Mais il restait immobile. Je portai mes mains à ma bouche et levai les yeux vers les parents, qui n'avaient pas assisté à la scène et continuaient de rire en s'éclaboussant. Alors que je sentais des larmes qui commençaient à piquer mes yeux, le tuyau se dirigea vers moi et je sentis le jet, puissant, m'asperger le visage. Suivi d'un éclat de rire d'Antoine, qui tenait le tuyau. Je le détestais.

Je le frappai de toutes mes forces en l'insultant de tous les noms possibles. Au bout d'une dizaine, il dirigea le jet vers le sol et je continuais de le frapper en lui hurlant dessus, tout en pleurant. Il lâcha le tuyau pour me prendre les bras et me forcer à arrêter de le frapper.

- Eh, Flo, calme-toi.

- Que je me calme ! Mais t'es complètement malade !

Il s'aperçut enfin que je pleurais. Il allait parler mais je le coupai dans son élan :

- Tu m'as fait peur ! J'ai cru que je t'avais fait quelque chose de mal, je sais pas, t'es vraiment inconscient !

- Oh, Flo, c'était une blague.

- Elle est stupide, ta blague.

Je me débarrassai de ses mains qui agrippaient mes bras et les passai sur mes joues. De toute manière, avec ou sans larmes, mon visage était trempé.

- Excuse-moi, soufflai-je. Je suis fatiguée, on s'est couché tard hier, puis mardi on était levé à cinq heures du matin... je manque de sommeil.

- Non, c'est moi qui suis désolé, ma blague était stupide, tu as raison.

J'esquissai un sourire. Antoine m'aida à me relever, mais il ne me laissa pas partir et me prit dans ses bras. Je le serrai à mon tour contre moi, et alors que nos corps mouillés étaient collés l'un à l'autre, le rythme des battements de mon cœur s'accéléra. Je me suis dégagée de son étreinte à la hâte et suis partie rejoindre les parents, sous son regard incompréhensif.

Le reste de l'après-midi se passa ainsi : de l'eau, des rires, des larmes dues au chlore dans les yeux. Le soir, alors que la chaleur était à son maximum et que le ciel était noir, l'orage éclata, et nous avions mangé dans le salon, à la lueur des bougies car l'orage ne nous permettait pas d'utiliser l'électricité, en admirant le ciel déchirer par les éclairs et écoutant le tonnerre gronder.

Antoine et moi étions montés assez tôt dans la chambre, pour rattraper notre retard en terme de sommeil. Comme l'électricité ne marchait pas, j'avais monté une grosse bougie pour pouvoir lire mon livre - il me suffisait de lire quelques lignes pour m'endormir aussitôt. Je venais à peine de commencer ma lecture quand Antoine me lança, allongé dans son lit au-dessus de moi :

- Je regrette vraiment pour tout à l'heure.

- Ne t'en fais pas pour ça, ça va mieux. C'était sous le coup de l'émotion et de la fatigue, ce n'était pas si grave.

- Tu as vraiment cru que j'étais assommé ?

- Il faut croire que oui. J'ai surtout eu peur que quelque chose ne t'arrive par ma faute.

Antoine descendit alors de l'échelle et s'accroupit pour faire face à mon visage. Ses cheveux étaient encore mouillés par la douche qu'il venait de prendre et ils étincelaient à la lumière vacillante de la flamme près de lui.

- Alors je suis vraiment désolé.

- Je sais.

Je refermai mon livre et fis de la place pour qu'il me rejoigne dans mon lit. Il me sourit et se faufila sous les couvertures. Allongés sur le côté, nous restions en silence, les yeux dans les yeux. Et il se passa la même chose que la veille, juste avant que Jeanne n'arrive ; un mélange de mal et de bien dans mon ventre, une espèce de sensation douce et apaisante qui m'excitait et accélérer mon rythme cardiaque.

- Je peux te demander quelque chose ? me murmura Antoine.

Je continuais de le regarder. Le fait d'être si proche de lui ne me dérangeait pas, au contraire ; il était la source de ce bien-être excitant.

- On peut rompre une promesse ? me demanda-t-il.

- Eh bien, je ne sais pas. Ça dépend laquelle, j'imagine.

Je le regardais intensément. Ses yeux n'étaient plus plongés dans les miens, mais ils s'étaient noyés et dérivaient sur mes lèvres. Les siennes avaient l'air si douces, si sucrées, si tendres, et si charnues et piquantes et brûlantes à la fois, à la lumière de la bougie.

Et tout à coup, je sus de quelle promesse il parlait. De celle de mes treize ans.

- Jamais je ne t'embrasserai avec la langue, m'avait-il juré en accrochant son petit doigt au mien.

- Jamais tu ne m'embrasseras tout court, avais-je ajouté.

- Promis, ça ne sera pas difficile, avait-il dit en riant.

Non, il n'avait pas le droit de m'embrasser. Il me l'avait promis.

C'était à moi de le faire.

Je pris son visage entre mes mains, fermai les yeux et posai mes lèvres sur les siennes. Une fois. Deux fois. À la troisième, je le regardais. Longtemps. Il faisait pareil. Peut-être se demandait-il ce qu'on était en train de faire.

Moi, je tombais d'un ravin. Doucement, d'abord. Comme si j'étais au ralenti, que je trébuchais sur une pierre et sentais mon corps se faire aspirer par le gouffre.

Puis Antoine glissa une main dans le bas de mon dos, l'autre se posa sur ma nuque pour m'attirer à lui et il m'embrassa. Lentement, tendrement. Je répondis à son baiser. On s'embrassa longuement ainsi, mes doigts s'étaient perdus dans ses cheveux, et les siens dessinaient la ligne de ma colone vertébrale. Et c'était comme si j'aboutissais enfin à quelque chose qui avait un réel sens, comme si je touchais le Saint Graal après des années de recherches.

Puis il appuya plus fort sur ma nuque, je plaquais ma bouche contre la sienne et on s'embrassa langoureusement. Puis fougueusement, puis follement, comme si nous étions des sauvages, comme si c'était notre premier baiser, comme si nous ne pouvions plus respirer et que nos lèvres étaient la première bouffée d'oxygène qui nous venait.

Et je continuais de tomber dans le ravin. De plus en plus vite, d'un moment à l'autre, mon corps allait rencontrer le sol et se fracasser. Mais le ravin n'en terminait jamais, et alors je sus qu'il n'avait pas de fond. Qu'il était sans fin.

Oui, c'était sans fin. Pour toujours.

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