Jeudi de la première semaine
Je me réveillai en sursaut. La lumière du jour envahissait la chambre, j'enfonçai la tête dans mon oreiller en râlant. Un éclat de rire se fit entendre, qui résonna dans la chambre puis dans le couloir. Je levai les yeux vers Antoine qui avait son visage près de moi, sourire aux lèvres.
- Bien dormi, la marmotte ?
Je soupirai et regardai autour de nous. Il avait ouvert la fenêtre, on entendait les parents parler dehors.
- Il est quelle heure ? demandai-je, la voix rauque.
- Presque treize heures, annonça Antoine tout sourire. Ta mère m'a demandé de te réveiller.
Ma mère, évidement.
Je regardai Antoine, qui devait être spécialement de bonne humeur pour sourire ainsi.
- Tu as mangé quoi ce matin pour être content comme ça ?
- Des Trésors, rien d'extraordinaire, répondit-il.
Ses céréales préférées.
Il enfila un t-shirt dans la lumière étincelante du jour, ébouriffa ses cheveux, me jeta un regard, et me lança un t-shirt en souriant.
- Enfile ça et vas déjeuner, Princesse.
Princesse. Quand il ne m'appelait pas Planche à Pain, Antoine m'appelait ainsi : Princesse. J'avais toujours adoré ce surnom. Et en l'entendant me le dire aujourd'hui, après trois ans, je me rendis compte que je l'aimais toujours autant.
Je mis le t-shirt qu'il m'avait lancé - j'avais dormi en sous-vêtements tellement il faisait chaud - puis restai immobile dans mon lit.
- Tu fais quoi ? me demanda Antoine alors que je le fixais.
- Je réfléchis.
La dernière discussion que l'on avait eue tous les deux remontait à hier après-midi, après notre dispute et juste avant qu'il ne parte dans la voiture de son père. Il était revenu très tard, vers vingt-trois heures, Pierre s'était beaucoup inquiété. Mes parents l'avaient rassuré en lui rappelant qu'Antoine avait dix-neuf ans et savait ce qu'il faisait.
Mais moi, ça n'avait fait que m'inquiéter encore plus, car je savais que s'il était parti, c'était de ma faute. Qu'Antoine était énervé contre moi, et moi seule.
Et pourtant, le voilà qu'il me souriait ce matin en m'appelant Princesse. Il était monté dans la chambre une demie-heure après qu'il soit revenu hier soir, et j'avais fait semblant de dormir pour ne pas avoir à l'affronter. Il m'avait regardée pendant de longues minutes, assis sur le lit individuel, avant de monter dans son lit et de ne plus bouger.
Je ne comprenais pas ce brusque changement d'attitude. Où était-il parti pendant des heures ? Pourquoi était-il si gentil avec moi d'un seul coup ?
- Les parents n'ont pas l'intention de t'attendre toute la journée, alors arrête de réfléchir et viens manger, me conseilla Antoine.
Je sortis de mes pensées et levai la tête vers lui. Il me regardait en souriant. Décidément, je ne comprendrais jamais les hommes.
Je suivis Antoine. Ça sentait le barbecue dans toute la maison. Papa rit en me voyant arriver sur la terrasse.
- Eh bien, ça va ? Pas trop fatiguée ?
- Elle est en vacances, elle peut dormir autant de temps qu'elle le souhaite, me défendit ma mère.
Je lui souris. Elle était bizarre, depuis hier soir, elle aussi. Elle ne parlait que très peu, et était discrète lorsqu'elle ouvrait la bouche. Je m'assis à côté d'elle.
- Ça va maman ?
- Et toi ? me dit-elle au lieu de me répondre.
J'esquissai un sourire. Ma mère était très forte pour savoir comment j'allais et deviner ce qu'il se passait dans ma vie. Elle et moi étions très proches, ce que Jeanne ne comprenait pas, elle qui détestait sa mère.
Ma mère à moi, je l'adorais. Elle était tout ce que je voulais devenir : une femme forte, qui défendait ses idées, ses valeurs et ses droits (elle était très féministe et obligeait mon père à faire des tâches ménagères lorsqu'il laissait échapper quelque chose de sexiste ou misogyne). Une personne sérieuse et détendue à la fois. Combien de fois avais-je entendu « Elle est cool, ta mère ! » ? Certainement pas assez pour se rendre compte à quel point elle l'était.
- Maman...
- Oui ma chérie ? dit-elle d'une petite voix.
Elle détestait que je ne lui dise pas les choses, ce qu'il se passait dans ma vie ; elle raffolait de mes histoires avec mes amis, Jeanne, Hugo, mes professeurs... Elle me demandait souvent ce que je faisais avec mes amis, lorsque je sortais. Elle me demandait aussi si je fumais, ou consommais de la drogue ; mais c'était parce qu'elle était inquiète. Et puis, elle ne me jugeait pas : elle voulait simplement savoir comment elle pourrait m'aider si ça tournait mal.
Tout comme moi avec elle, j'aimais beaucoup savoir ce qu'elle faisait, autant que j'aimais lui ressembler : j'étais son portrait craché, les mêmes yeux bleus, les mêmes cheveux blonds, le même visage, tout comme le même caractère. Seule notre couleur de peau différait : ma mère, avait une peau couleur caramel, qui virait vite au chocolat au lait avec le soleil du sud. J'avais hérité de mon père sa peau très claire qui ne bronzait jamais. Il aurait bien voulu que j'hérite de ses cheveux noirs (enfin aujourd'hui, poivre et sel), il me disait souvent que j'aurais été une magnifique fille, à la peau claire, brune aux yeux bleus ; puis il se rattrapait en me disant que j'étais plus belle qu'il ne l'avait jamais espéré.
- Tu as deviné, de toute façon, lui dis-je tout bas. Alors, pourquoi je te dirais comment je vais ?
Elle me sourit, puis me prit la main.
- Mais je veux simplement savoir si tu vas bien...
- Ne t'inquiète pas, murmurai-je. Je t'expliquerai après avoir mangé.
- Une mère s'inquiète toujours pour son enfant, répliqua-t-elle.
- Oh, certaines s'en fichent complètement et ne demandent jamais l'avis de leurs enfants.
- Si tu parles de la mère de Jeanne, sache que c'est une manière de s'inquiéter comme une autre, sourit ma mère.
- Et tu ne connais pas la dernière...
- C'est fini, ces messes basses ?
Nous tournâmes toutes les deux la tête vers mon père.
- Nous ne sommes pas dans une église, qu'est-ce que vous trafiquez, toutes les deux ?
- Des trucs de filles, répondit ma mère en se moquant de lui.
Il leva les yeux au ciel et nous demanda la cuisson de nos steaks.
Et ce fut l'un des repas les plus joyeux que l'on avait fait depuis la mort de Marie. Tout le monde parlait, riait. J'avais échangé quelques mots avec Antoine, il me souriait, je faisais de même en retour. Il n'y avait plus cette gêne qui trônait au-dessus de nos têtes depuis le début du séjour, mais il y avait autre chose. On savait que ce n'était pas encore comme avant. Pas encore. Et si ça ne le serait jamais, comme avant ? Nous parlions ensemble, mais nous n'étions pas plus proches. Et si nous ne nous contenterions plus que de ça, plus que de ces sourires et ces quelques mots échangés ? Plus de secrets à partager, plus de nuits blanches à me conter ses folles aventures. Plus d'amitié, juste des politesses.
Non, je ne voulais pas de ça. C'était tout, ou rien.
- Il faut juste attendre.
J'en parlais avec ma mère, pendant que les garçons faisaient les imbéciles dans l'eau. Nous nous étions rendus à la rivière de la Beaume, à moins de cinq minutes en voiture. C'était très calme, même si parfois, il pouvait y avoir du monde. Aujourd'hui, dans notre coin, il n'y avait pas beaucoup de gens. Juste une famille, quelques autres touristes et un couple de personnes âgées. Lui ronflait, et elle lisait un livre, à l'ombre du pont qui passait au-dessus de l'eau.
Maman était étendue sur sa serviette, et moi assise, le dos calé contre un rocher. On entendait beaucoup les cigales - même si, à la longue, je les oubliais, habituée à leurs chants répétitifs. Ma mère adorait ce bruit ; pour elle, pas de vacances sans cigales.
- Oui, mais je ne vais pas attendre des jours et des jours, lâchai-je. On a moins de deux semaines pour se reparler.
- Flo, tu sais, les garçons, c'est aussi compliqué que les filles, il ne faut pas croire qu'il n'y ait que les femmes de difficiles sur cette Terre.
Je souris. Lorsque je disais que ma mère était féministe, elle le pensait autant que moi. Mais pour elle, et à juste titre, le féminisme, c'était défendre l'égalité parfaite homme-femme. Pas de genre supérieur. Pas d'homme au-dessus de la femme, mais pas de femme au-dessus de l'homme non plus. Ce que mon père ne comprenait pas toujours : encore tout-à-l'heure, à table, elle et moi défendions nos valeurs, et Pierre et Antoine étaient morts de rire face à la non-répartie de mon père.
J'avais raconté à ma mère pour Hugo. Rien qu'à lui en parler, je m'étais encore emportée et m'étais même montrée vulgaire. Ma mère n'avait rien dit jusqu'à ce que je me calme. Puis elle m'avait radouci à ce sujet : certes, Hugo avait été un idiot, mais il ne fallait pas non plus que je renie tout ce qu'il s'était passé avec lui - elle sous-entendait évidement ma première fois avec lui, elle avait été la première au courant. J'avais bien sûr était contre cette idée ; mais elle m'avait expliqué que de toute façon dans la vie il y avait des hauts et des bas, autant d'années noires que d'années roses. Elle m'avait dit que le plus important, c'était qu'il ne m'avait fait aucun mal pendant notre relation, et que j'avais aimé, et qu'aimer était le plus beau cadeau que pouvait me faire la vie. « En plus d'une mère formidable » avait-elle ajouté, ce que j'avais validé.
Je m'allongeai sur le ventre, nous restions en silence. Ma mère avait acheté un carnet de mots croisés, et me demandait à des moments de l'aider. Alors qu'elle me demandait un mot en neuf lettres désignant une manière d'aller à l'extrême, je sentis des milliers de petites gouttes me tomber dessus. Je poussais un cri aigu, et me retournai vers Antoine, qui dégoulinait d'eau fraîche.
- Oh, elle n'est pas si froide, riait Antoine. Tu ne viens pas ?
- Non, dis-je en me rallongeant sur le ventre. J'aide ma mère avec ses mots croisés.
- J'aide ma mère avec ses mots croisés, répéta-t-il avec une voix suraigüe.
Ma mère pouffa. Puis je sentis le corps tout mouillé d'Antoine s'allonger sur moi, et une farandole de frissons me parcoururent de la tête aux pieds : l'eau était gelée.
- Antoine ! criai-je.
- Qu'est-ce que tu cherches ? demanda-t-il à ma mère, en me coinçant les bras en m'entourant des siens, pour que je cesse de me débattre.
- Aller à l'extrême, neuf lettres.
Antoine réfléchit quelques secondes, pendant que j'essayais de me bouger de sous son corps. Rien à faire.
- Hyperbole.
Ma mère écrit le mot, souriante.
- Exact, merci !
- Tu me laisses maintenant ? demandai-je à Antoine.
Il baissa sa tête de façon à ce que je puisse voir son visage.
- Non. Toi, tu viens avec moi.
Et avant même que je ne pus comprendre le sens de cette phrase, il me serra fort contre lui et me souleva, puis se dirigea vers la rivière et son eau glacée.
- Non ! Non, Antoine !
J'agitai les jambes, ce qui le déstabilisa et il me lâcha. Je courais sur les rochers et lui après moi. Je faillis glisser et me tordre la cheville à plusieurs reprises, mais je continuais de courir, hilare. Il arriva vite à ma hauteur, mais au lieu de m'attraper, alla dans l'eau et m'éclaboussa le plus fort possible. J'étais trempée de la tête aux pieds. Je n'avais plus rien à perdre : j'allai à mon tour dans l'eau en faisant attention de ne pas glisser sur les pierres recouvertes de vase et lançai à mon tour des poignées d'eau à Antoine.
L'eau était froide, mais ça faisait un bien fou. Mes yeux me piquaient à cause de l'eau et mes poumons me brûlaient à force de rire. Antoine riait aussi, et lorsque l'eau m'arriva au niveau de la taille, il se jeta sur moi et m'entraina toute entière dans l'eau. En remontant à la surface, je me dépêchai d'essuyer mes yeux pour localiser Antoine, et le noyer à mon tour. J'appuyai sur sa tête et l'enfonçai dans l'eau, et il agrippa ma jambe pour me faire perdre l'équilibre et me faire tomber dans l'eau à mon tour.
La bataille dura cinq minutes. Antoine, à bout de souffle, s'avoua vaincu et s'assit sur un rocher. Il mit ses mains en coupole, les plongea dans l'eau et s'en aspergea le haut de la tête pour lisser ses cheveux en arrière, car ils lui collaient le front. Puis il me regarda en souriant. Je faisais la même chose, le menton dans l'eau, reprenant mon souffle.
- Je t'avais dit qu'elle était bonne, me lança-t-il.
Je lui tirai la langue. Il rit, puis attendit un peu avant de plonger dans l'eau et me rejoindre. Il se mit en face de moi, et regarda au loin. Je comptais lui demander à cet instant pourquoi nous étions-nous autant éloignés, mais il me coupa.
- Regarde-les, de vrais gamins, dit-il en me montrant d'un coup de tête des personnes derrière moi.
Je me tournai vers ces personnes. Il s'agissait de nos pères, qui étaient montés sur l'autre rive, avaient grimpé les rochers et trouvé une corde. Je m'étais retournée juste au moment où Pierre avait lâché la corde et tombait dans l'eau. Je souriais, mon père avait repris la corde, se balançait dessus et sauta à son tour dans l'eau.
Il n'y avait décidément qu'avec Pierre qu'il pouvait faire de telles choses. Mon père était quelqu'un de plutôt réservé, il n'aimait pas attirer l'attention sur lui (sauf après quelques verres de vin) et n'était pas très aventureux. Il en restait du moins très gentil. Mais dès qu'il était avec Pierre, qui était un homme très ouvert et rieur, il se laissait aller et faisait toujours des blagues à deux balles.
Je sortis de l'eau, suivie d'Antoine. Je pris ma serviette, abandonnée sur le sol, et l'enroulai autour de mes épaules. Puis je m'assis sur le rocher sur lequel je m'étais adossée plus tôt et balançai doucement mes pieds, qui dégoulinaient d'eau de la rivière.
Antoine s'assit au pied du rocher. Je posai d'abord mes pieds sur sa tête pour l'embêter, et il l'agita pour les enlever. Je souris et les posai ensuite sur ses épaules. Il ne bougeait plus.
- Ça valait le coup d'attendre, entendis-je ma mère souffler.
- Pardon ? fit Antoine.
- Rien, rien, je me parle toute seule...
Et moi, je souriais.
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