Cassandre
Je suis réveillé par les pleurs de Ji-a. Je me lève du lit en écartant impatiemment la couverture en fausse fourrure. Ji-a n'est pas du genre à pleurer, surtout pas de manière aussi hystérique. J'ouvre la porte de sa chambre, qui est à côté de la mienne, avant de me figer d'horreur : les pleurs ne viennent pas d'ici !
Il recommence. Je resserre les pans de ma chemise de nuit autour de moi, tout en traversant le couloir faiblement éclairé au pas de course. Les pleurs redoublent, se calant au rythme des battements de mon cœur. C'est sa nuit de noces, j'ai cru qu'il serait trop occupé pour venir me harceler, mais j'ai sous-estimé l'obsession qu'il nourrit à mon égard et celle naissante pour Ji-a. Je débarque dans le salon, le souffle rendu erratique plus par la frayeur que par ma course.
– Giacomo, donne-moi ma fille ! J'ordonne d'une voix assurée en pénétrant dans la salle à manger. Je ne suis pas surpris de le trouver devant la cheminée, observant les flammes avec cette fascination morbide qui n'appartient qu'à lui. Il tient Ji-a à bout de bras ; elle est trop proche du feu de bois qui crépite dans l'âtre. Son petit visage est tout rouge, ses cris de détresse me serrent le cœur, mais cela laisse Giacomo Gaviera de marbre. Il est encore saoul.
Qu'est-ce qu'il fiche ici le soir de sa nuit de noces ? Mon sang se glace. Et Adela, qu'est-ce qu'il lui a fait ? Non, il ne peut rien lui faire ; la Camorra est bien trop puissante pour que Giacomo prenne le risque de les avoir à dos. Il est intelligent, c'est le genre de personne à frapper là où ça ne laisse pas de trace ou du moins là ou on peut cacher les traces.
– Je voulais juste jouer avec elle et elle s'est mise à hurler.
– Elle n'a que cinq mois, évidemment qu'elle doit pleurer pour manifester son inconfort ! Je t'en prie, éloigne-la du feu, elle transpire.
– D'accord.
Il fait quelques pas en s'éloignant de l'âtre avant de revenir brusquement en arrière. Je laisse échapper un son étouffé quand il lâche brusquement ma fille, mais dans le même mouvement il la rattrape avant qu'elle ne touche le feu, éclatant d'un rire mauvais.
Tout s'est passé en un battement de cils. Je me laisse aller contre le mur, la respiration laborieuse, craignant que mes jambes ne me lâchent.
– Calme-toi, je ne vais pas la lâcher. Il faut vraiment que tu te décoinces.
Je prends une profonde inspiration. Me détendre ? C'est un luxe que je ne peux pas me permettre depuis que j'ai eu ma fille. J'ai constamment peur que Giacomo s'en prenne à elle pour me faire payer mon indifférence.
– Comment es-tu entré ?
J'ai installé sur la porte de mon appartement une serrure spéciale : seules marchent les empreintes digitales et un code. Les seules personnes dont l'empreinte est enregistrée en plus de moi sont la pieuvre, Gayle et Riccardo. Quant au code, je ne l'ai donné à personne.
– C'est facile, ton code c'est le jour de ton mariage avec Miller. Je suis surpris que tu sois aussi impatiente de nous quitter.
Je suis surtout impatiente de mettre mon bébé à l'abri de la folie qui tourbillonne dans les yeux bleus de Giacomo.
– Donne-moi ma fille, elle est toute rouge.
Je m'avance, mais il recule, retournant vers cette cheminée qui commence à devenir mon pire cauchemar.
– Mais arrête de te comporter comme si tu avais peur de moi, je ne suis pas un homme violent, je suis calme, réfléchi... Le gentil Giacomo, tu t'en rappelles ? Celui que tu as toujours aimé.
– Tu as détruit cet amour de tes propres mains. Donne-moi ma fille, elle transpire.
Le visage de Ji-a est ruisselant, rouge, et ses pleurs remplissent toute la pièce, à tel point que Giacomo et moi devons parler fort pour nous entendre.
– Donne-la-moi. Je t'en prie, tu as un problème avec moi, pas avec ma fille.
– Vraiment ? J'ai pourtant l'impression que tous les problèmes ont commencé quand ce truc est entré dans ton ventre.
– Je t'interdis de parler d'elle comme ça !
Dans un excès de rage, je me suis avancée, mais Giacomo braque ses yeux bleus sur mon visage, et un sourire incurve ses lèvres. Il tend la main droite dans ma direction pour m'intimer de rester où je suis et de l'autre, il saisit brusquement la jambe de mon bébé et la place tête la première au-dessus du feu. Son chapeau tombe et aussitôt la laine s'embrase.
– Giacomo, arrête, tu vas beaucoup trop loin. Tu devrais te faire soigner, tu es complètement fou !
À ces mots, il sursaute légèrement, comme si je l'avais frappé. Il s'éloigne enfin du feu.
– Je te la donne, je dois y aller. Adela m'attend.
Mon cœur se serre quand il prononce son prénom, un sentiment de culpabilité si fort que mon échine se courbe. Si j'étais quelqu'un de bien, j'aurais trouvé un moyen de prévenir Adela de ce qui l'attend si elle s'unit à Giacomo Gaviera. Ça n'aurait rien changé, mais au moins elle se serait préparée, si tant est qu'on puisse se préparer à l'horreur. Mais je ne suis qu'une égoïste qui a refilé sa gangrène à une autre femme sans la moindre hésitation, et je suis même trop heureuse de m'en être débarrassée.
Je hoche la tête, mon regard incapable de se détourner de ma fille. Giacomo s'éloigne de l'âtre ; il la pose négligemment sur la moquette et marche d'un pas conquérant vers moi. Je me force à rester immobile, ne jamais lui montrer que parfois il me fait tellement peur que j'en viendrais à me rouler en boule comme une petite fille ou me cacher dans un placard.
– Tu es marié maintenant, essaye de construire quelque chose avec Adela. Vous pouvez vous rendre mutuellement heureux si vous vous en donnez les moyens.
Le regard de Giacomo se rétrécit, signifiant qu'il n'apprécie pas mon discours.
– Ne pense pas que c'est fini. Ton mariage avec Reichs, le mien avec Adela, ne sont pas des portes de sortie pour toi. Tu ne pourras jamais t'affranchir de cette relation. Tu es à moi.
Je m'écarte quand il arrive à ma hauteur, libérant ainsi l'entrée. Giacomo me dédie son sourire de gentil personnage et se dirige enfin vers la sortie. Dès que la porte se referme, je me précipite pour la verrouiller, changeant ainsi le mot de passe. Mais j'ai peur que ça ne l'arrête pas, ça ne l'a jamais arrêté de toute façon.
Je prends Ji-a dans mes bras et je commence à la bercer.
– Tout va bien, il est parti.
Je serre son corps brûlant contre le mien. Il faut que je quitte cette île au plus vite avant qu'il ne tue ma fille. Je m'installe sur le canapé près de la cheminée, moi aussi observant le feu comme Giacomo l'a fait avant moi. Par contre Je ne sais pas s'il voit les mêmes choses que moi, s'il entend les mêmes voix. Parfois, j'ai l'impression de voir des bras squelettiques essayer de sortir des flammes pour tenter de de me saisir et de m'attirer dans les flemme parce que c'est là qu'est ma place, exactement comme toute celle que j'ai condamner au nom de la liberté des annés plus tot.
Ji-a laisse échapper un son, me poussant à me détourner des flammes. À une époque, j'en avais tellement peur que rien qu'apercevoir la lueur d'une bougie me paralysait. Malheureusement pour moi, ou plutôt heureusement, Don Gieuse a eu vent de ce traumatisme et il m'a fait combattre ma peur de la pire des façons. Sur le coup, je l'ai détesté, mais maintenant, je lui en suis reconnaissante, je lui suis reconnaissante pour tellement de choses. Quand j'ai quitté mon pays natal, je savais que les choses ne seraient pas faciles, mais du haut de mes 17 ans, je n'aurais jamais cru vivre autant de misère.
Je consulte l'horloge accrochée au mur avant de quitter le canapé avec un soupir. Le soleil s'est déjà levé. Qu'a bien pu dire Giacomo à sa femme pour expliquer son absence le soir de leurs noces ? À moins qu'il n'ait pas eu besoin de s'expliquer. Le connaissant, la deuxième hypothèse semble la bonne.
– Il est grand temps de te préparer, Grand-père sera là d'une minute à l'autre.
Au son de ma voix, Ji-a ouvre les yeux. Ils sont bleus comme ceux de son père, c'est la seule chose qu'elle a prise de lui, enfin, je l'espère de tout cœur. La cruauté n'est pas héréditaire, si ?
Je lui donne un bain avant de changer ses vêtements.
– Tu as faim ? Évidemment que tu as faim, la frayeur que tu as eue ouvre l'appétit.
Je lui prépare à manger et, au bout d'une dizaine de minutes, elle finit par s'endormir. Alors que je l'observe, je me demande s'il ne serait pas mieux de fuir, disparaître. J'irais en Afrique ou même en Asie ; je l'ai déjà fait une fois, je peux recommencer. Sauf que la première fois, je fuyais mes parents. Cette fois, durant ma cavale, je n'aurai pas une mais deux familles mafieuses à dos. Reiches est aussi emballé par ce mariage qu'un condamné à mort attendant le jour de son exécution, mais il n'en reste pas moins le parrain de l'Outfit de Chicago. Il ne me laissera jamais déshonorer son nom impunément.
Je range ses affaires dans un sac sans même regarder ce que je fais. Je n'arrête pas de transpirer et mon cœur bat trop vite. Je suis tétanisée face à l'imminence de ce qui m'attend aujourd'hui.
Je viens à peine de terminer quand la porte produit un bruit métallique signalant qu'elle s'est ouverte.
– Papy est là !
Je m'exclame toute seule vu qu'elle dort. Tenant ma fille contre moi et son sac, je sors de sa chambre pour aller retrouver la pieuvre.
– Et la voilà, elle doit être très heureuse de passer une dernière journée avec son grand-père.
– C'est un bébé de 5 mois. Je doute qu'autre chose que de la nourriture et une couche neuve la rende heureuse.
– Crois-moi, elle adore entendre le son de ma voix.
Réplique la pieuvre de sa voix grave. Je lève les yeux au ciel ; inutile de le contredire, la maturité c'est de comprendre que cet homme a toujours raison, peu importe la situation. Quand je suis assez proche, je me mets sur la pointe des pieds pour l'embrasser sur la joue.
– N'oubliez pas, Don Gieusé, les couches, ça se change. Et ne laissez pas ma fille seule avec Emma.
Il claque des doigts et l'un de ses gardes du corps, qui était resté dans le couloir, pénètre dans mon appartement ; il récupère le sac du bébé, sa poussette et le siège auto.
– Emma est avec son père, ce qui veut dire que c'est une journée rien que pour moi et ma petite-fille.
Au début, je croyais que le couple le plus improbable que je puisse côtoyer était Gayle et Riccardo. Puis Don Gieusé a commencé à fréquenter Emma. Le pire, c'est qu'ils semblent vraiment tenir l'un à l'autre.
– Tout est prêt ? questionne mon père adoptif en parlant du mariage. Je grimace.
– Je n'en sais rien, c'est Gayle qui s'occupe de tout.
La pieuvre pose une main sur mon épaule, et, n'y résistant plus, je me rapproche de lui et mes mains s'enroulent autour de sa taille.
– Je ne veux pas partir.
Je déclare d'une voix lamentable de petite fille, la même voix que j'avais utilisée quelques années plus tôt avec lui, le soir où il a décidé de me prendre sous son aile.
– Le meilleur choix n'est pas toujours le plus facile. Je ne veux pas que tu partes, tu es ma fille, Cass, et une part égoïste de moi veut que tu restes à mes côtés pour toujours. Ici, tu me serais plus utile, mais morte, je doute que tu me serves à quelque chose, et tu sais qu'il ne te laissera jamais tranquille.
– Je sais.
Je relève la tête de son épaule pour le regarder. Il pose ses lèvres sur mon front, ce qui m'arrache un sourire.
– Chicago ou l'Italie, n'oublie jamais qui tu es. Tu es une Gaviera de la Cosa Nostra ; nos tentacules sont enroulés partout. Si quelqu'un tente de te les couper, tue-le.
– C'est le genre de conseil tout à fait approprié devant un enfant.
J'essaie de ne pas l'oublier. Et Riccardo... votre situation a évolué. Son regard se remplit de tristesse.
– Non, il est aussi rancunier qu'un Gaviera doit l'être.
– Mais il vous manque.
– Il y a longtemps, j'ai consulté une voyante avec Bran et mon frère. Elle m'a prédit que j'étais condamné à perdre tous mes enfants. Au début, je croyais qu'elle parlait de la mort, mais je comprends maintenant que j'avais mal interprété sa prédiction : tu t'en vas, Giacomo n'est plus que l'ombre de lui-même, et Riccardo et Luca...
Il termine son discours en haussant une épaule alors que je sais pertinemment que cette situation lui brise le cœur.
– Je dois y aller.
Il ajoute, après quelques secondes de silence :
– J'ai essayé de parler à Riccardo, mais autant essayer de convaincre un bloc de granit. Excepté les relations professionnelles, il ne veut plus rien avoir avec son père. Une seule personne peut lui faire entendre raison, mais Gayle hait la pieuvre, ce qui n'arrange rien.
– D'accord, on se voit ce soir. Au revoir ma chérie. Et ne lui donnez pas n'importe quoi à manger !
La pieuvre fait un salut militaire avant de sortir, je le regarde disparaître avec un petit sourire.
Je t'aime.
***
– On se réveille ! J'ouvre brusquement les yeux en entendant les cris. Je regarde de l'autre côté du lit, vérifiant que Ji-a est toujours là, avant de me rappeler qu'elle passe la journée avec son père. J'essaye de me rendormir, mais c'est sans compter Gayle qui recommence à hurler depuis le salon. Elle monte les marches en faisant un boucan pas possible. Bientôt, elle débarque dans la chambre, les bras tellement chargés que je ne vois pas son visage, disparu derrière les housses qui protègent mes affaires.
– Tu sais, Gayle, la politesse voudrait que tu frappes !
Elle pénètre dans la chambre, vêtue d'un jean sombre et d'un débardeur blanc, perchée sur des escarpins rouges de 12 centimètres.
– J'arrive pas à y croire. Ton mariage est dans quelques heures, je me casse le cul depuis ce matin, et toi, tu dors ? Normalement, les mariées sont censées être nerveuses au point d'en perdre le sommeil, non ?
Je roule sur le lit avec un gémissement, ce qui agace encore plus ma demoiselle d'honneur. Gayle disparaît dans le dressing pour aller poser ma robe de mariée, ma robe pour la fête qui va suivre, mes chaussures, et tout ce dont j'aurai besoin. J'ai fait beaucoup de conneries dans ma vie, mais choisir Gayle comme demoiselle d'honneur et accessoirement wedding planner est sûrement la pire. Elle est excellente, vraiment, mais tout ce qu'elle doit gérer l'a transformée en une vraie boule de nerfs qui ne me laisse même pas respirer. Au moins, elle a de l'énergie pour nous deux.
– Tu donnes trop d'importance à cet événement, c'est un jour comme les autres.
– Hello, ici la Terre, c'est le jour de ton mariage ! Tu pars à Chicago dans exactement 10 heures, alors debout. Tu as déjà rangé tes affaires... Oh Seigneur, tu n'as rien fait ! Tu pourrais faire un petit effort.
Gayle sort du dressing en me fusillant du regard. Je m'assois sur le lit, mon envie de dormir envolée. J'ai des tas de choses à faire avant mon départ, et je n'en ai fait aucune. Je pense surtout aux affaires de la cosa nostra que je n'ai pas mises en ordre ; je n'y arrive pas, c'est comme dire adieu à mon plus vieux compagnon.
Sans Gayle, je n'aurais même pas de robe de mariée, je ne me serais pas épilée, je n'aurais pas eu de maquilleuse, ni de coiffeuse. Bref, sans elle, je me serais sûrement mariée en jogging et tee-shirt. Sans compter qu'il n'y aurait rien à manger parce que j'avais complètement oublié de faire appel à une équipe de traiteurs, et elle s'est débrouillée pour m'en trouver une à la dernière minute. L'argent a ses avantages.
Gayle s'est occupée de tout, des invitations au menu pour la réception. Il y a quelques mois, j'étais vraiment emballée par la perspective de me marier, parce qu'épouser Reichs signifiait avoir une porte de sortie, mais maintenant je me rends compte que ma porte de sortie mène vers une impasse infranchissable.
Je secoue la tête et décide de changer de sujet tout en sachant pertinemment que ma meilleure amie ne lâcherait jamais l'affaire.
– J'ai entendu dire qu'il y a eu quelques complications hier.
Elle hoche la tête avant d'extraire les valises en cuir qu'on avait achetées un mois plus tôt de sous le lit. Je les regarde, un sentiment amer m'étreignant la poitrine ; dans quelques heures, toutes mes affaires et celles de ma fille seront à l'intérieur, et nous serons en route vers Chicago. Je serai madame Miller, mais sur papier seulement, car la réalité est beaucoup plus sombre.
– Giacomo a fait une énorme bêtise. Le frère d'Adela a voulu faire pam-pam sur tout le monde, le cousin d'Adela a voulu faire pam-pam sur moi, et Riccardo a fait pam-pam sur le cousin d'Adela. Une journée normale dans un monde normal ! Debout, il faut ranger tes affaires avant que la maquilleuse ne débarque, j'ai un planning à respecter.
Elle prend ça à la légère, alors même que des guerres dans notre monde ont éclaté pour moins que ça. Du Gayle tout craché.
– Pourquoi se donner autant de mal ?
– Peut-être parce...
– C'est mon mariage, ça va, j'ai compris, ce n'est pas non plus la création de la bombe atomique par Robert Oppenheimer !
Gayle, qui faisait des allers-retours entre la chambre et le dressing pour aller chercher mes vêtements, hausse un sourcil. Elle pose la pile négligemment sur un siège et vient s'installer sur le lit, l'air pensif.
– Il est revenu !
Je hoche la tête en me mordillant la lèvre. Pourquoi nier, ce n'était même pas une question.
– Oui, il était là, tenant ma fille au-dessus du feu, et je n'ai rien pu faire. Je suis impuissante. Constamment.
– Tu sais que ton problème, une balle dans le cœur peut le régler ; je peux m'en occuper si tu veux.
Elle a proposé ça avec un énorme sourire. J'éclate de rire avant de retrouver mon sérieux.
– Giacomo n'est pas n'importe qui, c'est l'héritier de la cosa nostra, et tu sais que les lois de l'omerta me condamneraient à mort si je faisais du mal à un membre de l'organisation. C'est de la trahison.
– Je sais. Ça sera bientôt derrière toi. Je doute qu'il puisse te tourmenter à Chicago.
J'ai un sourire amer. Gayle me prend la main, pressant mes doigts. Cette fille a débarqué dans ma vie brusquement, elle m'a montré ce que c'était que l'amitié, la vraie, et je vais perdre ça aussi, tout ce que j'ai construit.
– Chicago. Qu'est-ce qui m'attend là-bas ? Je serai mariée, et après ?
Gayle fait mine de réfléchir.
– Ça ne sera rien que tu ne pourras surmonter, et tu n'as pas le droit d'être faible. Ji-a mérite mieux qu'une mère qui pleurniche toute la journée.
– Je suis forte !
– Ah oui ? On dirait une vierge sacrificielle. Il y a quelques mois, tu étais pressée de te marier, de quitter l'île ; qu'est-ce qui s'est passé entre-temps ?
Je soupire, arrachant ma main de la sienne. J'ouvre le tiroir de la table de chevet et y extirpe la chemise contenant les documents que l'avocat de Reichs m'a apportés deux mois plus tôt.
– Qu'est-ce que c'est ?
– Lis-le, tu comprendras pourquoi je ne suis plus emballée.
Gayle glisse quelques mèches de ses cheveux bouclés derrière son oreille avant de sortir le document de dix pages de la chemise en cuir.
– Tu te moques de moi ? questionne-t-elle au bout de deux minutes.
J'ai un sourire narquois et mes yeux se remplissent automatiquement de larmes de frustration que je réussis à refouler. Je secoue la tête avant de tourner la page pour lui montrer la clause qui me donne des insomnies.
– Mince, mais je rêve ! Il ne peut pas te demander ça ; pour qui se prend ce Miller ? Tu ne vas pas signer ce truc...
Tout en parlant, elle a tourné les pages pour vérifier que je n'y ai pas apposé mon consentement. Le soulagement envahit le visage de Gayle quand elle constate que je ne l'ai pas fait.
Je me lève et me mets à faire les cent pas sur le sol chauffé de ma chambre, les bras croisés sur le ventre.
– Tu sais ce qui m'énerve ? Il n'a même pas été foutu de venir me remettre ce document lui-même, il a envoyé son avocat et refusé de prendre mes appels.
– Depuis quand tu ne l'as pas vu ?
– Depuis la réunion à Vegas. On a à peine échangé quelques mots.
– Quoi, ça va faire des mois ! Il était là hier, pour le mariage de Gia.
Je m'arrête net. Ce n'est pas possible, Reichs était en Sicile, et ce connard n'a même pas répondu à mes mails alors que je voulais parler du contrat, surtout de certaines clauses que je refuse d'accepter.
– Qu'il aille se faire voir ; pour qui se prend-il, te demander ça, c'est comme t'amputer d'une partie de toi-même.
– Et pourtant, je vais signer ! Je marmonne en sentant une énorme lassitude s'emparer de toute ma personne.
– Je suis tellement fatiguée, je veux juste en finir.
– Quoi, non, mais jamais !
– Je n'ai pas le choix, Gayle. Son avocat a été clair ; si je n'y appose pas mon consentement, il n'y aura pas de mariage. Reichs veut être sûr qu'il n'y ait pas de quiproquo avant que je vienne dans sa ville. Et il faut que j'éloigne Ji-a de Giacomo, elle est ma priorité maintenant.
– Mais à quel prix ?J'imagine ma fille profondément endormie dans les bras de son grand-père, en sécurité comme elle devrait toujours l'être.
– Elle vaut tous les sacrifices.
– Cass, ta fille ne pourra jamais être heureuse si toi, tu ne l'es pas ; tes émotions vont forcément déferler sur elle. Tu ne peux pas accepter ça ; que sera ta vie à Chicago si tu signes ? Refuse.
– Je ne peux pas.
– Bien sûr que tu le peux. Tu ne seras jamais heureuse avec ce qu'il t'impose ; c'est grotesque.
– Gayle, ça suffit.
– Quoi ? Non, je ne peux pas ; tu dois t'imposer dès maintenant. Si tu acceptes de signer ce contrat, tu deviendras comme une pièce sur les rails qui s'aplatit constamment au passage d'un train...
– Ma decision est deja prise.
– Je suis désolé, mais je me dois d'insister je ne vais pas fermer les yeux alors que tu t'apprete à faire la plus grosse erreur de ta vie.
– Merde, ça suffit ! Je n'aurais jamais dû t'en parler. Tu ne comprends pas, je dois penser à ma fille avant tout, mais visiblement je t'en demande beaucoup. Comment pourrais-tu comprendre ? Tu n'as pas d'enfant à protéger !
Aussitôt que cette dernière phrase franchit mes lèvres, je le regrette amèrement. Gayle reste impassible, comme si je n'avais pas utilisé l'une de ses blessures les plus vives sous le coup de la colère. Elle me fixe en silence, un calme glacial s'étant emparé d'elle.
– Je suis désolée, je ne voulais pas dire ça. Gayle ne répond rien ; elle disparaît dans le dressing et continue de ranger mes affaires.
Le reste de la journée se passe dans une atmosphère plus pesante qu'un nuage de plomb. On termine de ranger mes valises puis celles de Ji-a dans un silence seulement interrompu par des chansons d'Andrea Bocelli.
Maddy vient nous rejoindre accompagnée de la maquilleuse et de la coiffeuse. À chaque fois que j'essaie de dire un mot à Gayle, elle m'ignore ; elle est en colère, et quand ça lui arrive, soit elle se met à tout casser, soit elle se mure dans le mutisme.
– Gayle va bien ? questionne Maddy quand cette dernière sort de la chambre pour aller chercher à manger dans la cuisine. Je secoue la tête, mais la maquilleuse me rappelle sèchement à l'ordre.
– On s'est brouillées.
– Vous croyez vraiment que c'est le moment ?
– Non. Tout est de ma faute, je vais aller m'excuser. Je reviens dans une minute, j'ajoute à l'intention de la maquilleuse.
Je trouve Gayle dans la cuisine en train de prendre du café. Elle lance un regard dans la direction de l'entrée puis se concentre sur son café comme si c'était la réponse à toutes ses questions les plus existentielles.
– Tu vas m'ignorer toute la journée ? Parle-moi, je suis désolée pour ce que j'ai dit.
– Tu crois que je t'ignore pour ça ? Je n'ai juste pas envie de parler parce que je ramènerai inévitablement le sujet que tu veux fuir sur la table.
– Gayle, essaie de comprendre, je n'ai pas le choix.
– Bien sûr que tu as le choix. Si tu acceptes ça, tu lui laisses le champ libre pour t'imposer d'autres choses encore plus difficile, et quand tu en auras marre, il sera déjà trop tard pour faire machine arrière. Tu as passé toute ta vie à combattre des requins, et maintenant tu veux t'aplatir face à un seul homme ? Pour qui il se prend d'ailleurs ?
– C'est comme ça, dis-je avec résignation. Gayle pince ses lèvres comme pour s'empêcher d'ajouter quoi que ce soit. Elle termine son café, rince la tasse avant de dire :
– Très bien. Allons nous préparer, tu dois être à l'église dans trois heures. Je soupire quand elle sort de la pièce sans un mot de plus.
Génial !
***
La journée passe, vite, trop vite à mon goût. Le temps d'un battement de cil, il était déjà l'après-midi et la cérémonie se déroulait dans à peine 30 minutes.
Je me regarde dans le miroir. Chaque inspiration me coûte beaucoup. C'est presque ironique : j'ai fui la Corée pour échapper à un mariage arrangé, et 13 ans plus tard, je suis pieds et poings liés, prête à m'unir à un homme qui ne vaut sûrement pas mieux que celui que j'ai fui.
Je passe ma main gantée sur le pli de ma robe de mariée. Je n'ai pas opté pour la couleur blanche ; ça aurait été superflu, traditionnellement le blanc est réservé aux jeunes filles vierges. À la place, j'ai jeté mon dévolu sur une Zuhair Murad en satin gris, décolletée en cœur, qui dénude mes épaules, avec de la dentelle au niveau de la poitrine. Mes cheveux noirs sont retenus en un chignon simple, qui permet au voile de tenir.
J'ai l'impression d'être un imposteur.
Pour toutes les femmes, le mariage est censé être une journée de célébration, de plaisanteries, de larmes de joie. Mais pour ma part, c'est une source de tension, de doute et surtout une épreuve émotionnelle que j'ai peur d'être incapable de surmonter. Gayle, qui m'a soutenue depuis le début, est déterminée à me bousculer pour me rappeler l'importance de ce que je veux enterrer en signant le contrat. Nos discussions ne mènent nulle part ; elles ajoutent toujours plus de tension parce que nous sommes aussi butées l'une que l'autre.
J'aimerais qu'elle comprenne et qu'elle accepte que, pour moi, seule compte ma fille. Mais ma remarque stupide était vraiment déplacée ; je m'en veux tellement d'avoir dit ça, alors qu'elle a pleuré sur mon épaule la perte de cet être qu'elle n'a même pas eu le temps de chérir.
Je serre le contrat contre moi. Ce mariage marque un exil de tout ce que j'ai construit, de ma vie, d'une part de moi-même, et la signature que j'ai apposée sur ce document scelle cette renonciation. Il me lie désormais à Reichs, aux compromis que je redoute et aux sacrifices que je m'impose.
C'est pour le mieux.
– Les voitures sont là, nous devons y aller, déclare Gayle. Elle porte sa tenue de demoiselle d'honneur et tient mon bouquet de fleurs.
– Donne ça à l'avocat de Reichs, je dis en lui passant le contrat que je viens de signer. Elle me regarde très longuement ; j'ai d'abord peur qu'elle refuse ou qu'elle ramène encore la discussion sur la table, mais Gayle se contente de hocher la tête en prenant la chemise en cuir.
– Bien. Tu es prête ? Un sourire étire mes lèvres peintes en rouge.
– Non, mais il faut y aller. Je suis terrorisée.
– Tout ira bien.
– Que devient le monde si toi, tu deviens la voix de la raison ? Elle lève ses yeux bruns au ciel. Je me rappelle brusquement le jour où Riccardo m'a parlé d'elle pour la première fois. De ma vie, je n'ai jamais entendu Riccardo Gaviera parler de qui que ce soit en des termes élogieux, et ça m'a intriguée d'autant plus qu'il semblait terroriser.
– Cass, j'ai rencontré une fille et quand elle m'a regardé, j'ai eu l'impression qu'on m'avait tiré dessus, c'est normal ? Je ne l'avais pas pris au sérieux ce jour-là, mais maintenant, je suis obligée de reconnaître qu'il avait raison. Gayle a des yeux aussi magnifiques que déstabilisants. Et en cet instant, je prie pour que Reichs et elle ne se retrouvent pas dans la même pièce.
***
– Mais pour qui il se prend ? marmonne Gayle en faisant les 100 pas dans la petite pièce située à l'intérieur de l'église où nous attendons que mon cher et tendre futur époux se manifeste. Je suis confortablement installée sur un canapé, les doigts croisés, priant pour que la chance me sourie enfin.
– Il a une heure de retard. Une heure !
– Gayle, respire.
– Oh, toi, va te faire voir ! J'espère vraiment qu'il a une bonne excuse.
Mon Dieu, faites qu'il ne vienne pas, faites qu'il ne vienne pas ! Comme en réponse à mes prières, un coup discret retentit contre le battant de la porte. Gayle repousse rageusement ses cheveux en arrière et se dirige vers cette dernière pour l'ouvrir.
– Qu'est-ce que tu veux, toi ? Bud lève les mains en signe d'apaisement ; il pénètre dans la pièce suivi d'un homme que je ne connais pas. Il est grand, de forme trapue, et porte un costume sombre qui met en valeur son corps musclé.
– Il veut parler à Cass.
– Je suis Liam Miller, le cousin de Reichs.
– Où est-il ? questionne Gayle. Liam recule d'un pas, surpris par le ton dur ; je soupire et me lève avant que ma meilleure amie ne lui saute dessus.
– Enchantée, je suis Cass.
– Je sais. Je suis là de la part de Reichs. Je fronce les sourcils. Peut-être veut-il me parler avant la cérémonie. Liam Miller se dandine d'un pied à l'autre, puis jette un regard hésitant en direction de Gayle, puis de Bud. On dirait presque qu'il a peur tout d'un coup.
– Qu'est-ce qui se passe ? je le presse, ne supportant pas son hésitation.
– Il ne viendra pas.
– Quoi ? Qu'est-ce que ça veut dire, il ne viendra pas ? questionne ma meilleure amie.
– Il ne viendra pas à l'église ; il m'a chargé de le représenter, je serai son mandataire. Je signerai le registre en son nom.
– Un mariage par procuration ? Après sa question, Gayle prend une brusque inspiration, elle me saisit la main et on s'éloigne de Liam et Bud.
– C'était dans son putain de contrat ?
– Non, je suis aussi surprise que toi.
– Ça me fait une belle jambe que madame soit surprise. Je ne sais pas si ça se voit, mais je suis très en colère.
Oui, ça se voit. Pourtant moi, je ne ressens absolument rien, je suis comme anesthésiée. J'ai passé toute la journée à flipper à la perspective de me retrouver devant lui, devant l'autel. Reichs Miller est tellement froid, son indifference à quelque chose de flippant.
– Ça n'a aucune importance, Gayle. C'est un faux mariage de toute façon.
– Mais il aurait dû être là ! Comment ose-t-il t'insulter de la sorte ? Ce n'est pas suffisant qu'il te contraigne à te plier à ses volontés, que tu te conformes à ses putains d'exigences qui vont effacer ta force et ton indépendance, mais en plus de ça, il a le culot de ne pas se pointer !
– Ce n'est pas grave. Je veux juste en finir.
– Quoi... Oh, tu m'énerves.
– Mesdemoiselles, je n'ai pas fini. On se tourne dans une synchronisation parfaite vers Liam, qui se tient fièrement dans son costume.
– Quoi encore ? l'attaque Gayle. Moi qui espérais que les choses entre nous allaient s'arranger quand on a quitté mon appartement... je me suis fourvoyée.
– Je suis chargé de conduire Cass et l'enfant à l'aérodrome immédiatement après la cérémonie.
– Vous voulez dire la réception ?
– Non, la cérémonie à l'église. Nous devons partir dans une heure. Je me mordille la lèvre inférieure.
– Et Reichs m'a dit que vous deviez me confier quelque chose pour l'avocat avant le mariage.
Gayle a un rire nerveux. Elle claque rageusement la chemise contre le visage du pauvre Liam avant de quitter la pièce en lâchant une volée de jurons.
– Je crois que ta demoiselle d'honneur a craqué.
– Ferme-la, Bud.
Les choses ne vont pas en s'arrangeant, loin de là !
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Le mariage par procuration est une forme de mariage où l'un ou les deux époux sont représentés par une autre personne, appelée mandataire, lors de la cérémonie. Cette pratique, qui permet à des personnes géographiquement éloignées, comme les militaires en mission ou des personnes dans des pays différent, de se marier sans être présentes physiquement, est courante dans certains pays, bien que strictement encadrée ou même interdite dans d'autres.
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Bonjour tout le monde, vous allez bien ?Et le froid ? ( on va me trouver morte quelque part tellement je suis frileuse )
Bref Gayle si elle voit Reichs Miller.
À dimanche prochain !
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