Cass

Aide-moi, je t'en prie, ne me laisse pas ici, je vais mourir.

Je secoue la tête dans tous les sens, dans l'espoir d'ouvrir les yeux, mais je n'y arrive pas. Je vois un regard bleu, déformé par des flammes d'un orange vif. La chaleur qui s'en dégage est telle que j'ai l'impression que ma peau est en train de fondre sous l'incendie.

Elle hurle, mais sa voix est couverte par d'autres, beaucoup plus fortes, des hurlements d'agonie, des supplications, des prières adressées à Dieu. Dans cette cacophonie, je cherche à m'échapper. Le seul moyen, c'est de me réveiller, mais je n'y arrive pas. Quelque chose pèse très lourd sur mon buste, m'empêchant de bouger, de respirer. Cette entité couchée sur moi, ce n'est pas la première fois qu'elle vient. À chaque fois que je réussis à dormir et que les cauchemars m'attaquent, elle m'empêche de me réveiller, me condamnant à subir les conséquences de mes actes passés.

C'est lui, c'est toujours lui. L'entité a sa force brute, sa carrure, son odeur. De cuir et de nicotine, de sueur et d'un parfum musqué.

Ne me laisse pas, Bloom, ne m'abandonne pas, je ne veux pas mourir, reviens, je t'en prie.

Je tente de lui tendre la main pour la sortir des flammes, mais l'entité, d'une pression sur mon cou, m'empêche de bouger. Pourtant, je persiste, je puise dans l'énergie du désespoir et je tends la main. Nos doigts sont extrêmement proches, ils s'effleurent une fois, mais l'entité m'éloigne avant que je ne puisse essayer à nouveau.

Je réussis enfin à ouvrir les yeux. Je me lève en remplissant mes poumons d'air. Je porte la main à mon cou, j'ai la désagréable impression d'avoir été étranglée.

J'inspire longuement, comptant jusqu'à 10, me répétant qu'il n'y a pas d'entité, que les voix ne sont que dans ma tête, que rien de tout ça n'est réel. Mais ça ne marche pas. Pire, je suis persuadée qu'il y a quelque chose près de la porte. Je jurerais qu'une chose à la forme humanoïde est stationnée à l'angle et qu'elle m'observe. Et ça me fout les jetons au point où je n'arrive pas à bouger.

Une peur viscérale me noue le ventre, me poussant à empoigner mes draps. Le corps tremblant, je ferme les yeux, priant pour que cette impression d'être observée disparaisse.

Quand j'ouvre les yeux à nouveau au bout de quelques secondes, il n'y a plus rien.

La tension dans mes muscles se relâche et je peux enfin respirer normalement.

Il faut vraiment que j'aille me faire soigner, mais cette maison n'arrange pas mon état. Comment des gens normalement constitués peuvent-ils vivre dans un endroit aussi... glauque ? Ici, tout est sombre, froid et austère, et je ne parle pas seulement des murs ou de la décoration hyper ringarde.

Même les gens ici semblent sortir d'une autre dimension. Les employés du manoir ne me parlent pas. Non, ils se contentent de m'observer avec animosité, comme si j'étais une bizarrerie qui n'a rien à faire là.

Plus je passe du temps ici, plus je me persuade que cet endroit est hanté.

Je vais dans la salle de bain avant de sortir de la chambre pour aller voir ma fille. J'aimerais beaucoup dormir avec elle, mais j'ai peur de lui faire mal à cause d'un cauchemar. Je la soulève doucement du berceau et la serre contre moi, m'imprégnant de sa délicieuse odeur.

Elle dort beaucoup. Je me demande si c'est normal. J'avais entendu dire que les bébés pleuraient constamment, mais Ji-a, ça ne lui arrive que quand elle a faim ou qu'elle a fait dans sa couche.

– Oh, je vois que tu as fait une énorme commission. Je la taquine en vérifiant cette dernière avant de la changer.

– Tu as faim ? Selon les sages-femmes, elle doit prendre un biberon toutes les trois heures pour que son poids ne chute pas.

Son lait en main, je m'installe avec elle sur le fauteuil à bascule pour lui donner à manger.

Ji-a ouvre doucement les yeux avant de les refermer. Elle s'étire avec tellement de force que j'ai peur qu'elle ne m'échappe des mains.

Je dois m'y reprendre à plusieurs fois pour réussir à mettre la tétine dans sa bouche. Elle se met à boire avec appétit, ce qui me soulage.

N'ayant aucune envie de plonger dans mes pensées, ce qui arrive constamment surtout avec le calme de cet endroit, j'appelle Gayle.

– Cass, as-tu la moindre idée de l'heure qu'il est ?

– Non, et je m'en fiche.

– Qu'est-ce qui se passe ? Tu as vu le fantôme de la femme de Reichs ? Tiens, ça me fait penser à un livre, Le Fantôme de l'Opéra. Quel ennui ! J'étais obligée de le lire au collège et de donner mon impression sur toute une page, alors que mon impression ne dépassait pas une ligne...

– Ça y est, tu as fini ?

Je cale la tête de Ji-a sous mon coude pour lui permettre de prendre un peu de hauteur.

– Oui, c'est bon. Toi, ça baigne ? Dis tout à tata Gayle.

– Non, rien ne baigne. Tu avais raison, je ne tiendrai pas. Je suis en train de devenir complètement frappa-dingue, Gayle.

– Je t'avais prévenue, mais tu étais tellement désireuse de partir de la Sicile que tu n'as pas pris le temps de réfléchir aux conséquences de ce contrat sur le long terme. En d'autres termes, tu lui as donné la corde pour te faire battre. Tiens tiens, ça serait intéressant pour un roman...

– Gayle, épargne-moi tes analyses bidon, j'ai besoin de solutions.

– La solution est simple : il faut que tu fasses comprendre à cet homme des cavernes qu'il ne peut pas dicter ce que tu as à faire.

– Pour ça, il faudrait déjà que je le voie. Reichs n'est pas venu au manoir depuis que je m'y suis installée.

Il y a un froissement de tissu à l'autre bout du fil. Je présume que Gayle était couchée et que maintenant, elle se lève.

– Ça fait plus d'un mois que tu es partie, c'est une dinguerie ! Franchement, je me demande toujours pourquoi tu as accepté de l'épouser, il n'arrête pas de se foutre de ta gueule.

Le foutage de gueule n'est pas un terme adapté. Reichs me hait parce que je connais un secret qui peut l'envoyer à la guillotine et je m'en suis servie pour le convaincre d'accepter ce mariage.

Mais ça, Gayle n'a pas besoin de le savoir.

– Et ce n'est pas tout. Les employés ici, surtout la gouvernante... ils me détestent, et ils ne manquent pas de me le faire comprendre.

– Et tu les laisses faire ?

– Que veux-tu que je fasse, enfin ?

– Que tu te défendes. Tu es une putain de Gaviera, montre-leur qui tu es !

– J'ai pas la force. J'ai juste envie qu'on me laisse tranquille. Tout dans cette maison me donne le cafard : les murs, les tapisseries, la lumière... il n'y a rien qui va. Cet endroit met en lumière toutes mes angoisses, je commence à en avoir ma claque.

J'inspire pour calmer ma colère. Je n'ai aucune envie de transmettre des ondes négatives à Ji-a, qui a bientôt fini son biberon. Gayle ne réplique rien. Le silence est tellement long que je pense qu'elle a raccroché, mais j'entends sa respiration.

– Gayle !

– Oh excuse-moi, tu me parlais, Riccardo est passé devant moi en jogging gris et OH MY GOSH, il est à moi !

J'éclate de rire.

– Au final, tu augmentes mon anxiété.

– Hé minute, petit papillon, j'ai un tas de solutions pour tes problèmes, mais aucune d'elles n'est pacifique. Quand tu auras envie de changer les choses de manière brutale, je suis là.

– Au moins, ça le mérite d'être honnête. Je ne veux pas de tes incitations à la guerre.

– Dommage, j'ai que ça à te proposer. Je laisse échapper un long soupir, son mari a vraiment une très mauvaise influence sur elle, mais ça, je le garde pour moi.

– Alors comment ça se passe en Sicile ?

– C'est un peu le bordel depuis que tu es partie, mais Maddy gère comme elle peut.

Quand il a été clair que Riccardo opposait son veto à ce que Gayle me remplace, j'ai proposé à pére que ça soit Maddy. Elle a été à mes côtés durant toutes ces années et je suis persuadée que Maddy peut gérer les affaires mieux que quiconque.
De temps en temps, elle m'appelle pour avoir un peu d'aide, ce qui me donne par la même occasion l'impression d'être utile.
C'est peut-être égoïste, mais j'ai peur qu'elle arrête de m'appeler pour ça, ça voudrait dire qu'ils n'ont plus besoin de moi, que mon absence ne se fait plus ressentir.

– Et Arya ?

– Chiante et émotive, un peu comme toi quand tu étais enceinte.

– Les nausées étaient très violentes. Je me défends avant d'être prise d'une bouffée de tristesse. Arya a appris qu'elle était enceinte quelques semaines après le décès de Luca, une lueur d'espoir en somme dans le désert de tristesse qu'était devenue sa vie. Je suis tellement heureuse que la trace de Luca puisse survivre en cette enfant, mais en même temps tellement triste, car il n'aura pas la chance de connaître l'homme merveilleux qu'était son père.
J'ai toujours été plus proche de Riccardo. Mais Luca était celui qui me comprenait le plus, il savait ce que c'était qu'être une enfant adoptée et de porter un nom comme Gaviera. On a toujours travaillé deux fois plus pour être moins considérée que Riccardo et Giacomo, qui eux portent le sang de père.
Et en tant que femme, c'était plus compliqué. Combien de fois j'ai entendu que je ne devais ma position au sein de la famille que parce que Giacomo a bien voulu m'accueillir dans son lit ?

– Prends soin d'elle.

– Tu peux compter sur moi. La voix de Gayle est désormais faible, sûrement comme la mienne, car on lutte toutes les deux pour retenir nos larmes.
Je raccroche quelques minutes plus tard après avoir promis à Gayle que je vais la rappeler. Je pose Ji-a dans son berceau avant de sortir pour aller me chercher à manger.
L'oisiveté, c'est fini, après mon petit déjeuner, je vais laver ma fille, lui mettre ses plus beaux habits et la placer dans sa poussette. Nous irons visiter la ville et je vais m'inscrire à la salle de sport par la même occasion.
Il faut que je reprenne mes habitudes !
Mais alors que je passe à côté de la porte du bureau, j'entends des voix d'hommes, ce qui titille ma curiosité au point où je me rapproche. Par chance, la porte n'est pas fermée, ça me permet d'entendre mais pas de voir ce qui se passe à l'intérieur.

– Tu n'as aucun droit de venir ici et de me menacer, tu es sur mon territoire. C'est la voix de Reichs, je reconnaîtrais ses intonations létales entre toutes. La voix qui lui répond, par contre, ne me dit rien, elle a un accent que je n'arrive pas à identifier.

Une chose est sûre, elle est aussi froide que celle de Reichs. L'animosité entre eux est palpable.

– Rien à foutre de ton territoire, où est ma femme ?

– J'ai la désagréable impression que tu es en train de me traiter de menteur et je ne suis pas sûr de l'apprécier. Je t'ai déjà dit que je ne sais pas où est Pepper. Tu ne peux t'en prendre qu'à toi-même, tu l'as trop bien formée et elle utilise ce que tu lui as appris pour te fuir.
Pepper ? Comme Pepper Miller, hm, intéressant...
Le deuxième homme doit être Wladimir, l'héritier de la mafia russe de New York. Je ne le connais pas, mais il est ami avec Riccardo, ce qui suffit à me faire comprendre que c'est un être peu recommandable.
Je m'étais toujours demandé pourquoi Pepper Miller avait, du jour au lendemain, disparu des radars. J'aurais jamais cru que même Wladimir, avec qui elle est mariée, ne sache pas où elle se trouve, lui qui est réputé pour être un chasseur hors du commun.
Peut-être qu'elle est morte et les Miller le cachent pour ne pas que l'alliance avec la Bratva se brise. La Bratva est redoutable et personne ne veut d'eux comme ennemis.
Ou peut-être qu'elle s'est enfuie avec un autre homme, des guerres ont éclaté pour moins que ça dans la mafia.

– Parce que je sais que tu mens, Pepper et toi êtes proches, elle ne serait jamais partie sans te dire où... Je te conseille de ne pas jouer à ça avec moi Reichs, n'oublie pas que tu n'as aucun secret pour moi et je peux ruiner ta vie si je décide d'ouvrir la bouche.

Des secrets qui pourraient ruiner sa vie ?
Mais quel genre ? Mon cœur se met à battre plus fort. Si Wladimir sait ce qui s'est passé cette nuit-là, il y a 6 ans, alors... Non, je m'en rappelle comme si c'était hier, il n'y avait que trois personnes, moi, Reichs et cette autre personne.
Je prie pour que Wladimir continue, parce que ça serait un sacré avantage pour moi si j'apprenais des choses sur Reichs, je pourrais le faire chanter avec ses secrets pour obtenir ce que je veux. Encore, on ne change jamais les bonnes habitudes.
Ce n'est pas fair-play, mais j'en ai rien à foutre.
Pourquoi, je n'entends plus rien ? Je me rapproche, collant presque mon oreille au battant, qui se dérobe. Je manque de m'étaler sur le sol, heureusement que je me retiens sur quelque chose d'extrêmement dur.
Je sens la chose dure frémir quand j'empoigne le tissu de sa veste et que mes ongles éraflent sa peau, il respire et son corps dégage de la chaleur ? Merde... ce n'est définitivement pas une chose, mais un homme.

Je m'éloigne avec une rapidité surprenante, le visage rouge d'embarras. Reichs se tient en face de moi, le visage inexpressif, il m'observe avec attention.
Ma gêne augmente, il m'a prise en flagrant délit, j'espère qu'il ne va pas s'imaginer que j'espionne sa conversation pour donner des informations à la Cosa Nostra.
J'ouvre une première fois la bouche, mais seul un son désarticulé s'en échappe. J'inspire et je recommence.

– Je... Je sursaute quand il me claque la porte au nez sans sommation. Je suis tellement médusée que j'en avale de travers. Mais c'est quoi ce comportement ?

Par tous les saints, quel connard !

***

Je rejoins la cuisine, bouillonnante de rage.
Le mec me fait signer un putain de contrat qui me prive de tous mes droits.
Il se permet d'envoyer son cousin pour se marier à sa place.
Il me laisse seule ici durant plus d'un mois et il se permet de me claquer la porte au visage en prime ? Mais pour qui il se prend ? A-t-il la moindre idée de qui je suis ?
C'est décidé, je déteste l'homme que j'ai épousé. Enfin, épousé, terme à prendre avec des pincettes après tout, il s'est même pas pointé, je suis la femme de Liam, ce bon vieux Liam Miller, qui a été si charmant et si serviable, contrairement à ce que j'ai épousé.
Je sais que je n'ai pas le droit de lui en vouloir, lui, par contre, a tous les droits de me haïr. Reichs n'a jamais voulu se marier, c'est moi qui l'ai enchaîné, j'étais prête à tout pour quitter la Sicile, j'ai alors utilisé toutes les pièces sur mon échiquier.
Mais le regard qu'il m'a brièvement lancé. Tant de haine...

Je dévore littéralement mon repas en fulminant, la colère décuplant mon appétit. Connard.
Décidément, je n'ai pas de chance avec les hommes.
D'abord Roman Fletcher.
Giacomo, puis Reichs. Personne ne m'a manqué de respect comme cet homme. Je ne lui demande pas de me traiter comme sa femme, mais d'être courtois, c'est trop demander, peut-être ? C'est peut-être un vilain chantage qui nous a conduits ici, mais l'Outfit de Chicago ne pouvait pas rêver de meilleur allié que la Cosa Nostra !
Je sursaute quand quelqu'un se racle la gorge pour attirer mon attention. Je crois d'abord que c'est Reichs qui est venu presenter des excuses pour son attitude grossiere, mais quand je me retourne, je suis confrontée à un homme aux allures de James Bond. On doit faire la même taille, un mètre 75, il est musclé sans être massif et d'une posture très élégante.

– Je ne voulais pas vous effrayer. Je suis Pietro, le chef de votre service de sécurité.

Je voulais juste vous prévenir que vous venez de recevoir un colis et je ne sais pas où le mettre.

– J'ai des gardes du corps, c'est père qui vous a engagé ? Il fronce les sourcils avant de secouer la tête.

– Non, je suis un soldat de l'Outfit de Chicago. Je pince les lèvres, autrement dit un homme de Reichs qui va suivre la moindre de mes faits et gestes pour les relater dans les moindres détails. Je m'en serais bien passé, mais c'est l'une des clauses du contrat que j'ai signé.

– Et pour le colis...

– Mais j'ai rien commandé... Oh pardon, bonjour, je suis heureuse de vous rencontrer. Le visage dur, il acquiesce de manière solennelle.

– Moi de même, j'espère que notre collaboration se passera bien.

Il parle comme si on allait travailler ensemble sur un projet de la plus haute importance. Mais je me désintéresse bien vite de lui, pour penser à ce qu'on m'a livré.
Un sourire incurve mes lèvres, c'est peut-être un cadeau de père, il doit sentir que je me sens seule et il essaie de me réconforter à sa manière.

– Où est-il ?

– Dehors, le livreur attend d'avoir votre signature avant de partir. Je me nettoie les mains dans l'évier avant de le suivre. Quand on arrive à l'extérieur, je suis tellement habituée à l'obscurité du manoir que les rayons de soleil, même très faibles, m'agressent. Je cligne des yeux plusieurs fois pour tenter de m'adapter.
Si j'avais besoin d'un signe pour sortir un peu, je crois que c'est celui-là.

– Tout va bien ? interroge le garde du corps avec un léger froncement de sourcils. Je retire la main que j'ai mise en visière puis je hoche la tête tout en me dirigeant vers le van à l'effigie d'une société de livraison. Mais alors que je m'en approche, je vois ce qui est posé par terre.
Mon sang se glace, il ne fait qu'un tour à la vue de la malle où j'ai passé la plupart de mes nuits. Je serre les dents, sentant ma rage causée par ma brève entrevue avec Reichs décuplée. Un jeune homme de type asiatique vient vers moi en tenant un bloc-notes.

– Bonjour. Vous êtes Cassandre Gaviera.

– Oui, et vous allez retourner cette abomination à l'expéditeur. Le livreur m'observe comme si j'avais perdu la tête. Je suis surtout angoissée à la vue de ce truc d'apparence inoffensive.

– Quoi ?

– Partez, avec cette maudite boîte tout de suite !

– Faites ce qu'elle vous dit ! ordonne Pietro en portant la main sous son costume pour mettre en évidence son arme. Le livreur devient blanc comme linge, il se dépêche de faire signe à ses collègues qui rappliquent pour charger la malle sombre dans le coffre et bientôt le van coloré disparaît, emportant avec lui le poids qui s'est logé sur mes épaules.
J'ai tellement paniqué à sa vue, que mes jambes continuent de trembler et mes mains sont moites.
Ma fille, j'ai besoin de la voir et de la serrer contre moi. Comme une automate, je traverse le manoir jusqu'à la chambre de Ji-a qui dort à poings fermés. Mais alors que je veux la soulever, je remarque qu'il y a une énorme peluche rose dans son berceau.
Je cale Ji-a contre mon épaule avant de prendre le lapin que je tourne dans tous les sens. Il est neuf, il porte toujours son étiquette d'ailleurs.
Quelqu'un vient de le placer dans le berceau, mais qui ? Seule la nounou s'approche de Ji-a et elle n'est pas là !
Savoir qu'un inconnu, parce que c'est ce que représentent pour moi les habitants de ce manoir, est venu ici et a laissé un cadeau à Ji-a ne me rassure pas.
Je l'observe, les sourcils froncés, pour m'assurer qu'on ne lui a rien fait, mais tout me semble normal. Elle dort à poings fermés, paisible et innocente.
Je la pose dans le berceau que je pousse jusqu'à ma chambre. Désormais, si la nounou n'est pas là, elle restera avec moi. Je n'ai confiance en personne ici et je n'ai pas confiance en Giacomo, il est obsessionnel. Aller jusqu'à m'envoyer cette boîte où j'ai passé la plupart de mes nuits au début de notre relation...
Je me mets à arpenter ma chambre. Giacomo sait que Ji-a est sa fille, mais s'il préfère se persuader que je l'ai trompé pour justifier le mal qu'il risque de lui faire. Car oui, il veut se débarrasser de cet être innocent qu'il considère comme étant la responsable de tous ses malheurs.
Mais je ne le laisserai pas faire. J'ai réussi à échapper à un monstre comme Roman Fletcher, ce n'est pas Giacomo Gaviera, aussi terrible soit-il, qui menacera ma tranquillité d'esprit. L'homme qui réussira à me faire peur, ou à me faire du mal, n'est pas né.
La porte de ma chambre s'ouvre. J'arque un sourcil en observant la personne qui se tient dans mon espace personnel.
Mon mari... Un rire nerveux secoue mes épaules, je porte la main à ma bouche pour essayer de le retenir, mais peine perdue, une fois lancé, on ne m'arrête plus.
Mon mari, la bonne blague, je n'arrive toujours pas à me rendre compte que je me suis embarquée dans ça.
J'ai vraiment voulu fuir Giacomo et ses désirs malsains au point de me marier à un parfait inconnu.

– C'est quand vous voulez... J'inspire profondément, la main posée sur la poitrine pour contrôler ma crise de rire. Il va me prendre pour une hystérique, mais ça, ce n'est pas un scoop.
Je viens de prendre une décision, je n'aime pas le son de sa voix. Dur et égale, pleine de condescendance, comme si tout, jusqu'à la personne à qui il s'adresse, lui appartient.
Je n'aime pas non plus ses yeux posés sur moi avec impatience.

– Oh, je suis vraiment désolée, mais quand je vous ai vue, je me suis dit : tiens, mon mari est dans la place. C'est tellement ridicule que ça a provoqué mon hilarité.

– Ridicule, en effet.

Aïe, je me sens piquée malgré moi.
– Qu'est-ce que vous faisiez devant le bureau, qu'avez-vous entendu ? Je déglutis avec peine, j'ai la désagréable impression d'être devant un inspecteur après avoir commis un horrible crime. Il sait d'ores et déjà que je suis coupable, mais il cherche à me faire craquer pour obtenir mes aveux.

– Je ne sais pas de quoi vous parlez, je me rendais en cuisine. Pas un muscle ne bouge sur son visage.

Un sentiment de peur cherche à se déployer dans mon ventre, mais je l'étouffe. Étant donné que je travaillais avec Giacomo et père, j'ai eu l'occasion de rencontrer Reichs plusieurs fois. Il ne m'a jamais accordé un regard, c'est comme si j'étais complètement invisible.
Jusqu'à cette nuit-là, six ans plus tôt... Et les souvenirs de cette nuit me poussent à m'interroger : ai-je vraiment fait le bon choix en choisissant cet homme, alors que je sais de quoi il est capable ?
Dans mon monde, j'ai appris à nager avec le requin de la pire espèce, le premier d'entre eux étant le père qui m'a adoptée et tout appris.
Mais Reichs... Il me hait, parce que je connais l'un de ses secrets et je m'en suis servie pour l'obliger à m'épouser.
Et maintenant, je suis là, loin de chez moi, à sa merci, avec ma fille en prime. Il avance d'un pas, ses chaussures en cuir entrant en contact avec l'épaisse moquette de ma chambre.

– Je ne vous ai pas invitée à entrer. Ma voix est aussi froide que la sienne et mes yeux ne le lâchent pas.

Il recule, la main enfoncée dans la poche de son pantalon de costume dans une posture désinvolte, comme à son habitude. Il porte une chemise blanche, par-dessus laquelle est posé un gilet d'une couleur identique à son pantalon.

– Tu as une fâcheuse tendance à fouiner, à voir et entendre des choses qui ne te concernent pas. Mais que les choses soient claires : tu ne m'auras pas deux fois avec la même stratégie.

– Dans ce cas, je vais changer de stratégie.

– Ou tu pourras te contenter de rester à ta place, respecter les termes du contrat. Crois-moi sur parole, si tu ne marches pas sur mes plates-bandes, je ne marcherai pas sur les tiennes.
Il s'interrompt avant de regarder avec une lenteur dérangeante en direction du berceau de Ji-a, qui s'est réveillée, comme en attestent les petits gémissements qu'elle pousse.

– Quelqu'un qui a autant de pertes que toi ne peut pas se permettre d'être téméraire.

– C'est une menace.

– Un avertissement. Aujourd'hui c'est une peluche, demain, ça pourrait être une bombe.

Reichs sort de la chambre, me laissant seule avec la nouvelle frayeur que sa menace a réussie à injecter dans mes veines.

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