Cass
Mon réveil sonne, strident, insupportable. Les yeux toujours fermés, je saute hors du lit en hurlant.
– Bordel, je vais être en retard pour le travail si je ne me grouille pas.
En un temps record, je suis dans la salle de bain et commence à me brosser les dents. Quand je croise mon reflet dans le miroir, l'horreur me saisit : je n'ai pas fait un planning la veille. Il faut que je me dépêche, tout doit être parfait. Père déteste quand les choses ne sont pas en ordre, et moi aussi...
Mais tout d'un coup, quelque chose me semble étrange. Alors que je regarde les murs blancs de la salle de bain, la brusque réalité me revient au visage avec la force d'un bulldozer.
Il n'y a plus de travail, plus de planning. Il n'y a plus de Cosa Nostra.
Désormais, je suis à Chicago sans activité, loin de ma famille, mariée avec un fantôme.
Je nettoie la brosse avec des mouvements brusques et retourne au lit. Si ça continue comme ça, je risque d'y prendre racine, mais je suis au chômage, autant en profiter, non ?
Je déteste Chicago !
Je déteste la vie de femme mariée !
Je déteste celui qui m'a poussée à prendre la décision d'abandonner absolument tout pour le bien de ma fille.
Je déteste celui qui a fait ce maudit contrat qui ampute de ma vie, de tout ce que j'aime.
Détesté ? Non, le mot est faible. Je hais cette ville. Je hais cette oisiveté. Je hais cette grande maison vide et sombre. Je hais tous ceux que je croise, même si, pour être honnête, je ne croise pas grand monde. Et par-dessus tout, je me hais de ne pas avoir écouté Gayle.
Elle avait raison sur toute la ligne, mais il n'est pas question que je lui dise ça !
Je fais une roulade sur le lit, tellement moelleux qu'il s'enfonce sous mon poids. Il ne reste pas grand-chose d'ailleurs, je déprime tellement que j'ai perdu cinq kilos. Ce qui n'est pas, à mon sens, une très grande réussite. J'ai longtemps combattu l'anorexie, il ne faut pas que je me laisse aller.
Il faut que je me reprenne, je le sais, mais je n'y arrive pas. Mon humeur, depuis que je suis mariée, n'a rien à envier au ciel constamment gris de cette ville.
C'est peut-être une dépression ?
Jamais, en mes 29 ans d'existence, je ne me suis sentie aussi malheureuse, aussi démunie. Seule, indéniablement seule.
Au sein de la Cosa Nostra, je n'ai jamais ressenti un tel sentiment de vide. Je travaillais constamment, côtoyant ceux que je considère comme ma famille, mes amis.
Je n'aurais jamais cru que ce jour viendrait, mais Riccardo me manque terriblement.
Et Luca... Un nœud se forme dans mon estomac.
Je préfère vivre dans le déni, je refuse d'admettre que mon frère n'est plus de ce monde.
Je me frotte les yeux. J'ai toujours sommeil, mais je ne veux pas dormir. Je redoute constamment ces moments où mon esprit lâche prise et que je me retrouve en proie à mes décisions du passé.
Ces souvenirs... C'est toujours la même chose. Quand je ferme les yeux, les ombres pénètrent dans la pièce où je me trouve et veillent sur moi toute la nuit, rejouant le film de ma vie, chaque étape de mon départ de la Corée jusqu'à cet instant.
Les événements qui m'ont conduite à ma position actuelle, les gens que j'ai trahis, ceux que j'ai abandonnés, toutes ces vies que j'ai gâchées...
D'aucuns diront que je suis gentille, que j'ai le cœur sur la main. Puis je ferme mes yeux sombres et bridés, et d'autres s'ouvrent dans ma tête, ces yeux verts remplis de douleur, ceux que j'ai éteints à jamais dans ma soif de réussite.
Quand ce ne sont pas les yeux, ce sont les cris...
Des hurlements d'agonie que j'ai ignorés par pur égoïsme.
Alors non, je ne suis pas ce que les autres croient de moi. Heureusement d'ailleurs, parce que si je l'étais, jamais je n'aurais survécu toutes ces années aux côtés de Giacomo Gaviera.
Avec un soupir, je me lève. Mon envie de dormir s'est bel et bien évaporée. Je sors de ma chambre et pénètre dans celle de ma fille, qui est juste en face. J'ai été surprise de découvrir que Reichs a engagé une nounou avant mon arrivée. Elle dort sur le canapé et Ji-a semble aussi dormir dans son berceau. Alors, je ferme la porte sans faire de bruit et descends en cuisine.
Moi qui suis toujours habituée aux espaces lumineux, cette maison me donne la chair de poule. Même en plein jour, il y fait sombre, et j'ai constamment l'impression que des ombres me suivent à chacun de mes pas.
Je me mets à penser à Giacomo, mais surtout à Adela.
Cette fille est beaucoup trop fragile pour le supporter. Giacomo va la détruire au point où même les psychiatres les plus aguerris n'auront pas de solution pour la guérir, et le pire, c'est que personne ne saura jamais qu'il en est la cause.
Comment quelqu'un pourrait s'en douter ? Giacomo Gaviera a la manipulation dans le sang, contrairement à Riccardo qui, lui, ne cache pas sa cruauté. Giacomo, au contraire, masque ses perversités derrière une tenue impeccable.
Une fois dans la cuisine, je fouille dans le placard pour sortir les œufs, puis une poêle.
La cuisine est à la pointe de la technologie, ce qui est encore une surprise. Vu le manoir de style victorien, je m'attendais plutôt à cuisiner sur du feu de bois et à faire mijoter ma soupe dans un chaudron digne de Baba Yaga.
Dix minutes plus tard, je m'installe à la table de la cuisine, ma tasse de café fumante et mes œufs brouillés devant moi.
Adela aura d'abord droit à la boîte. Il va l'enfermer assez longtemps pour qu'elle perde la notion du temps et de l'espace. Il va l'enfermer jusqu'à ce qu'elle devienne dingue. Dans le noir et le silence, elle aura, comme moi, le malheur de se retrouver seule avec les voix et les regards. Ou, si elle n'a pas de squelettes dans le placard, à force d'être dans la malle, son esprit va en créer.
Puis viendront les coups. Il va la frapper, mais jamais sur des endroits que les gens peuvent voir.
Moi, c'était sur le ventre et les cuisses, parfois sur les bras. Quand il perdait le contrôle et que j'avais le corps entier couvert de bleus, dans ces moments-là, je restais chez moi, inventant une gastro.
Je n'en ai jamais parlé à personne, même pas à Maddy, qui est pourtant l'une de mes plus anciennes amies.
Giacomo devenait ensuite un véritable gentleman, après chaque passage à tabac j'avais droit à des cadeaux : une voiture allemande, des chaussures, des vêtements de luxe, de la haute joaillerie. Rien n'étais assez bien pour me rendre heureuse.
Il me donnait constamment l'impression que c'était ma faute s'il me battait, que si je ne le poussais pas à bout, il était capable d'être le meilleur homme qui soit. Alors, je faisais attention à ne pas le mettre en colère. Mais il y avait toujours un truc qui m'échappait, et ce truc déclenchait sa rage, et le cycle reprenait.
Puis venait la proposition... Cette maudite proposition.
Je ne doute pas qu'il la fera à Adela. Mais avant ça, il va la briser psychologiquement, lui donner l'impression qu'elle n'a pas d'autre alternative que d'accepter.
Fais-le pour moi une seule fois, et je ne te mettrai plus dans la boîte.
Fais-le pour moi une seule fois, et je ne lèverai plus la main sur toi.
Fais-le pour moi et on sera heureux, tu verras, tu vas aimer, il n'y a rien de mal à ça.
J'ai refusé, parce que je voulais conserver ma dignité aux yeux du monde, mais Adela sera-t-elle assez forte ?
Fera-t-elle le choix de vivre toute sa vie dans la malle ou va-t-elle accepter de se mêler au désir pervers de Giacomo ?
Ce qu'Adela ignore, c'est que ça ne sera jamais une seule fois. Il va lui demander de le faire encore et encore jusqu'à ce que son cerveau le normalise.
Je prends une énorme bouchée, même les aliments ici ont un goût étrange.
Quand je suis tombée enceinte de Ji-a, je voulais avorter parce que j'avais peur qu'il transmette sa perversité à ma fille. En plus, Giacomo n'a jamais voulu avoir d'enfant, de peur que ça change mon corps, qui devait constamment être parfait.
Mais j'ai décidé de la garder, et j'ai compris que la force que je n'ai jamais eue quand j'étais seule, je devais l'avoir pour ma fille et moi.
J'ai décidé qu'il était temps de partir, le plus loin possible de la Sicile et de Giacomo. L'alliance avec Chicago était mon idée. Reichs a deux sœurs : l'une étant fiancée au chef de la mafia russe de New York, elle a été éliminée d'office de mon plan. Riccardo était avec Gayle, et Giacomo était obligé d'épouser Adela, alors il ne restait plus que moi pour former l'alliance.
Je savais que père finirait par venir à cette conclusion, et ça a été un vrai soulagement quand il a annoncé l'alliance au cours de ce dîner. Mon plus gros dilemme à été de persuader Reichs.
Tout s'est déroulé selon mon plan.
Mais maintenant que je suis mariée et que ma petite fille est loin de son taré de père, je ne sais pas quoi faire.
Ayant terminé de manger, je place les couverts dans le lave-vaisselle avant de me servir un jus d'orange.
Un mois et je ne suis pas allée visiter la ville. Je passe mes journées dans une partie de l'immense maison avec ma fille.
Dès mon arrivée, les employés, plus particulierement Blanche, la gouvernante d'une cinquantaine d'années, m'a clairement fait comprendre que je n'étais pas la bienvenue.
Je monte les marches, la mort dans l'âme, parce que je m'apprête encore à aller m'enfermer dans ma chambre jusqu'au prochain repas.
Alors que je remonte le couloir faiblement éclairé, je passe à côté de la chambre blanche. C'est comme ça que j'ai entendu les employés l'appeler. Elle est juste en face de celle de Reichs, et sa porte, est différente de toutes les portes que j'ai vues, car le bois est blanc. Loin d'être immaculé, mais la couleur détonne face aux autres. Même la poignée est unique : elle est en or blanc et jaune, finement sculptée.
À chaque fois que je passe devant, l'envie d'aller voir comment est la chambre me démange.
J'en ai le droit, non ? Après tout, même si notre mariage n'est qu'un mariage blanc, il n'en reste pas moins que nous sommes engagés l'un envers l'autre, et c'est un peu ma maison.
Je lève les yeux au ciel, retenant un sourire. Je ne peux pas qualifier ça d'engagement. Je n'ai pas vu Reichs depuis mon arrivée à Chicago, et ça fait un mois et une semaine que je suis ici.
Je comble les quelques mètres qui me séparent de la porte et pose la main sur la poignée. Je suis sur le point d'y exercer une légère pression quand une voix me fait sursauter.
– Je ne vous conseille pas de faire ça.
Je grince des dents comme si j'avais avalé quelque chose de trop acide avant de pivoter pour faire face à Blanche, la gouvernante.
– Bonjour.
– C'est la chambre d'Elizabeth, la femme de Monsieur Miller.
– Son ex-femme. Je ne peux m'empêcher de corriger. Un voile de colère recouvre brièvement le regard de Blanche avant qu'elle ne retrouve son visage si dur qu'il semble avoir été taillé dans le marbre.
– Vous croyez ? Madame Elizabeth est certes morte, mais Monsieur Miller a fait en sorte que cette maison soit un temple pour son âme. La chambre est conservée comme à l'époque où elle était vivante. Rien n'a été déplacé. Il n'autorise qu'une poignée de personnes à y entrer pour faire le ménage. Savez-vous pourquoi le manoir est toujours sombre ?
Elle s'avance encore, et les ombres se mettent à jouer sur son visage austère.
– Monsieur Miller veut que la maison soit à son image : endeuillée. Vous ne prendrez jamais la place d'Elizabeth, ni dans son cœur, ni dans cette maison. Jamais.
Je garde un visage impassible alors qu'au fond, je bouillonne de rage. Cette femme n'a pas la moindre idée de qui je suis, et elle a de la chance que je n'aie aucune envie de lui montrer.
– Veuillez m'excuser.
Je lui présente mon cul et me dirige vers la chambre de ma fille.
C'est foutrement glauque d'avoir absolument tout conservé de sa femme morte cinq ans plus tôt. Je suis désormais curieuse de savoir à quoi ressemble la chambre d'Elizabeth Miller.
Qui sait ? Peut-être que ça me révélera quelques secrets sur Reichs.
Et surtout sur comment le manipuler pour avoir tout ce que je veux, parce que je ne suis pas venue à Chicago pour être la parfaite femme au foyer.
Plus j'aurais de minution contre lui, mieux je me porterais.
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Comment ça vaaaaaaaaaaaaa !
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