Adela
J'entends des pas précipités, et un grand fracas m'annonce que la porte du dressing vient de s'ouvrir.
Les pas se rapprochent dangereusement de moi, brisant le silence dans lequel j'étais plongée depuis plusieurs heures. Dans cette malle, pas un faisceau de lumière ne transparaît. Pour ne pas devenir folle, je pense constamment à ma famille: à ma sœur et à mon frère. À mes parents.
Contrairement à beaucoup de gens dans notre monde, j'ai eu la chance de venir d'une famille unie. Mes parents, aussi différents soient-ils, ont fait un mariage d'amour. Ils sont heureux ensemble, et leur bonheur a bien évidemment déferlé sur nous.
Dans la maison familiale, il y a toujours résonné des rires et les bruits de nos chamailleries. Évidemment, il y avait des problèmes, mais rien qu'on ne pouvait régler.
Mon frère Frederico et moi étions inséparables. Il est mon âme sœur, même quand il a commencé son initiation pour devenir un soldat de la Camorra et que je passais mon temps en compagnie de maman pour devenir une épouse parfaite – enfin, selon sa vision à elle –, il trouvait toujours du temps pour moi. Notre relation était fusionnelle, et Frederico a toujours su décrypter mes états d'âme.
Il a été le seul à se battre bec et ongles contre papa et tous les dignitaires de la Camorra pour m'empêcher d'épouser Giacomo Gaviera. Mon frère voulait que je choisisse moi-même l'homme qui ferait partie de ma vie. Mais je m'en suis mêlée. Je voulais apporter ma pierre à l'édifice, aider la famille du mieux que je pouvais. Résultat : je suis dans une boîte. Depuis plus de 10 heures, je respire difficilement, et j'ai mal partout à cause de la position inconfortable.
J'aurais vraiment dû me taire et laisser mon frère me sortir de cet enfer.
La malle s'ouvre dans un fracas, je ferme mes yeux, éblouie par la lumière blanche. Je compte 10 secondes avant de les ouvrir.
Giacomo se tient au-dessus de moi. Il est très grand – un mètre quatre-vingts –, bâti comme une armoire à glace. Il s'est rasé les cheveux en une coupe militaire, ce qui met en valeur ses yeux bleus lumineux et ses traits durcis par la contrariété.
– Sors ! Ordonne-t-il d'une voix sèche.
Je prends appui sur les bords de la malle et me lève. Je sens un craquement, mes muscles protestant face à la brusquerie de mon geste. Mes jambes se mettent à trembler, et je regrette de ne pas avoir un appui, parce que j'ai peur de tomber.
– Nous allons dîner. Prépare-toi, et prends un bain : ton odeur corporelle est très désagréable.
Giacomo sort du dressing après m'avoir regardée comme si j'étais une moins que rien. Je porte la même robe depuis plusieurs jours, je n'ai pas eu l'occasion de prendre un bain.
J'ai l'impression qu'il essaye de me déshumaniser. Au moins, il me laisse manger et, plus important encore, il me permet de parler à ma famille, même s'il reste dans le coin pour s'assurer que je ne dis rien qui pourrait lui porter préjudice. Pour mon nouveau mari, les apparences sont primordiales.
Je sors du dressing après avoir sélectionné une tenue. Une semaine que je suis mariée, et j'ai l'impression que ça fait un siècle. Le temps s'écoule lentement dans la boîte que je n'ai pas quittée depuis ma nuit de noces.
Je prends une douche rapide, profitant de cet instant de répit pour me laver les cheveux avec l'énergie du désespoir, mais la couleur ne part pas. Giacomo, le lendemain de notre nuit de noces, a débarqué avec un tube de coloration Pure Black comme deuxième cadeau. Il déteste ma couleur naturelle et voulait qu'elle parte.
Quand j'étais adolescente, je voulais constamment me teindre les cheveux en roux ou même en noir, mais ma mère était contre, ce qui me plongeait dans une colère noire. J'ai enfin eu ce que je voulais, et ça a un goût amer.
Giacomo veut faire de moi une parfaite copie de son amour perdu. Pour ça, il devrait changer bien plus que ma couleur de cheveux.
À l'exception des affaires que j'ai apportées et qu'il refuse que j'utilise, il n'y a vraiment rien qui m'appartienne. Même le parfum que je dois mettre est celui de Cass. C'est malaisant : j'en viens à me demander s'il est amoureux d'elle ou s'il s'agit juste d'une obsession malsaine.
Amour ou obsession, je suis en train d'en payer le prix.
Après m'être séchée, je mets une lotion avant d'enfiler une robe en coton blanc. Je n'ai aucune envie de sortir, même si je me fais une joie de manger quelque chose. Je me regarde dans le miroir : la robe est beaucoup trop large alors que, la dernière fois que je l'ai mise, elle m'allait parfaitement. Je me maquille légèrement pour masquer mon teint cireux et mes yeux cernés.
Je soupire. Je déteste mon reflet. Je ne suis pas belle, je ne suis pas charismatique, je n'ai jamais rien eu de spécial, et à cause de Giacomo, je me sens encore plus diminuée.
Quand je sors de la chambre, une femme m'attend dans l'entrée. Elle est aussi petite que moi, ronde ; elle porte une robe sombre, et ses cheveux sont retenus en un chignon bas.
– Bonsoir, mademoiselle Adela. Je suis Ateya, la gouvernante de la maison. Je suis heureuse de vous rencontrer enfin.
Ateya me prend au dépourvu en me serrant contre elle. Quelque chose dans la façon qu'elle a de me regarder et de me tenir me fait penser qu'elle sait que, depuis plus d'une semaine, je suis enfermée dans cette malle.
– Je suis désolée, je suis juste émue de vous voir enfin.
Je dirais plutôt qu'elle a pitié de moi, et elle me le montre à sa façon.
– Enchantée, Ateya.
Elle cale son bras sous le mien, et on traverse le couloir. En cet instant, je me sens encore plus seule : je donnerais tout pour rester à Rome et me blottir contre Frederico et Louisa.
– Vous devez avoir faim.
– Vous pouvez me tutoyer, les formalités n'ont pas raison d'être.
– D'accord, dans ce cas, appelle-moi Ateya. Tu vas adorer le dîner, je me suis surpassée.
– Giacomo sera là ? La mine de la gouvernante devient grave.
– Oui, mais tout se passera bien. Essaye de manger le plus possible.
Je hoche la tête, alors qu'Ateya se mord la lèvre, sûrement pour ne pas ajouter que ça pourrait être mon dernier repas avant plusieurs jours. Maintenant que je sais que Giacomo est là, je marche le plus lentement possible, calant mes pas au rythme des battements de mon cœur. Cet homme me terrifie. Pas simplement parce qu'il m'a mise dans une malle depuis ma nuit de noces, mais parce qu'il y a en lui une haine viscérale, dirigée vers Dieu sait qui. J'ai l'impression qu'il en veut au monde entier.
J'arrive bien trop vite dans la salle à manger. Giacomo est déjà installé au centre de la table, sans surprise, dos à moi. Une tête aux cheveux sombres dépasse d'un siège. Je lance un regard à Ateya, qui semble elle aussi confuse. C'est peut-être pour ça que Giacomo m'a sortie de la malle : on a une invitée, et il veut sauver les apparences.
Une employée se tient juste derrière Giacomo. Une jeune adolescente prête à faire le service. Elle a un port altier, et je note la ressemblance avec Ateya. Mais ce qui me frappe le plus chez elle, c'est son teint livide, comme si son corps discutait l'envie de vomir et celle de s'évanouir.
Giacomo se lève quand il remarque ma présence. Je déglutis plusieurs fois. Il a troqué ses costumes stricts contre un pantalon de toile et une chemise blanche aux plis impeccables. Ses yeux parcourent mon corps moulé dans le coton, et il arbore un sourire narquois.
– Au moins, tu as essayé.
Je baisse les yeux, me sentant mal face à l'insulte. Il faudrait une baguette magique pour que je sois belle à ses yeux.
– Ateya, le service !
Sa voix claque, faisant sursauter la gouvernante, qui finit par lâcher ma main après une certaine hésitation.
– Oui, monsieur Gaviera.
– Adela, tu as maigri, à ce que je vois. C'est parfait.
Il s'arrête devant moi et écarte mes cheveux de mon visage d'un geste qui pourrait paraître affectueux. J'ai les cheveux noirs, le corps mince... Que vas-tu faire contre ma taille, connard sadique ?
J'ai soudain une bouffée de colère, que je réussis à réprimer. Ça ne me rapportera rien de bon. Je ne suis pas une personne courageuse. Je n'ai jamais eu besoin de l'être, protégée que j'étais par le cocon familial.
Je sursaute en entendant un cri, puis un bruit de fracas. En regardant par-dessus l'épaule de Giacomo, je me rends compte qu'Ateya, aussi livide que l'adolescente, a fait tomber quelque chose. Sourd à ce qui se passe derrière lui, Giacomo déclare d'une voix pleine d'ennui :
– Nous devons parler d'un truc important.
Un frisson désagréable me parcourt quand il pose une main sur le bas de mon dos pour me guider à table.
– De quoi ?
– Patience.
– Va chercher de quoi nettoyer, – ordonne Ateya d'une voix livide à l'intention de l'adolescente, qui est sûrement sa fille ou sa sœur. Cette dernière est tellement heureuse d'obéir qu'elle décolle presque du sol et se met à courir le plus loin possible de la salle à manger. Étrange...
Giacomo et moi contournant la table, je redresse les épaules et me pare de mon plus beau sourire de circonstance, mais soudain, je me fige, le sol se dérobe sous mes pieds. Je serais sûrement tombée si Giacomo ne m'avait pas retenue.
– Tu es bien faible, Adela. Il faut que tu manges. Il n'est pas question que tu tombes malade.
Ma tête se met à tourner, et mon estomac se contracte dans le vide, mais je réussis à refouler la nausée. Prenant une grande inspiration, j'essaie de m'éloigner pour m'asseoir le plus loin possible de cette créature, mais Giacomo pose une main sur mon épaule et me pousse brutalement à prendre place sur le siège qu'il a tiré pour moi au préalable, juste en face d'elle.
Je lance un regard de détresse à Ateya, mais la gouvernante est aussi démunie que moi. En quelques secondes, elle semble avoir pris dix ans d'âge.
– Ateya, reste pas plantée là. Adela doit être affamée.
Elle hoche la tête sans jamais quitter notre invité des yeux. Je regarde mes mains, absorbée par la contemplation de mes ongles abîmés à force de gratter le bois à l'intérieur de la malle.
Je n'ai plus faim du tout.
– Oui, monsieur.
Ateya commence à faire le service. Dès qu'elle ouvre le premier plat, l'odeur de nourriture me frappe en plein fouet et la réaction est immédiate : mon estomac se retourne violemment. Je me détourne, prenant une profonde inspiration pour ne pas vomir. Giacomo, insensible à mon état et à celui d'Ateya, qui a la pâleur des mauvais jours, commence à parler.
– Les Égyptiens, dans l'Antiquité, étaient très en avance. Tu sais comment se déroulait la momification ?
Je sais comment ça se passe, mais je secoue la tête. Les hommes adorent s'entendre parler, alors je lui donne ce qu'il veut. Giacomo attend qu'Ateya remplisse son assiette avant de commencer à parler. Il lance un regard sévère à la gouvernante, qui tremble comme une feuille, ce qui n'arrange pas son état. Il lui fait signe de remplir l'assiette de la créature. Sa mine se fait lamentable, et elle se rapproche en tremblant de plus belle.
– Le corps était lavé et purifié, souvent avec de l'eau du Nil ou des solutions de natron. Tu sais ce qu'est le natron ?
– Oui, je sais !
Ma voix est plus dure que je le voudrais, mais je suis à cran à un point que je donnerais tout pour retourner dans la boîte. Giacomo serre la mâchoire. Pour qui il se prend ? Pour une idiote qui n'a rien appris de sa foutue vie ?
– Tous les organes internes, sauf le cœur, étaient retirés. Ça s'explique surtout parce que les Égyptiens de l'Antiquité croyaient que le cœur était le siège de l'âme et qu'il serait pesé dans l'au-delà. Croyance stupide, mais ils ne pouvaient pas tout avoir, pas vrai ?
Il braque ses yeux dans les miens, attendant mon acquiescement avant de poursuivre.
– Le cerveau était extrait par les narines à l'aide d'un crochet métallique chauffé à blanc. Le corps était ensuite placé dans du natron pour le déshydrater. Ce processus durait environ quarante jours. Les organes retirés, comme l'estomac, les intestins, les poumons et le foie, étaient également séchés séparément. Ils étaient parfois placés dans des vases canopes, des récipients funéraires décorés. Une fois le corps sec, il était enduit d'huiles et de résines parfumées pour prévenir la décomposition et parfumer la momie. Le corps était ensuite enveloppé dans des bandes de lin, souvent accompagnées d'amulettes pour la protection spirituelle. L'enveloppement pouvait prendre plusieurs jours, car il incluait des prières et des rites.
– C'est vraiment intéressant, j'ignorais tout ça.
– Ça ne m'étonne pas.
Je serre les dents. Ateya remplit mon assiette. Je sais déjà que je ne pourrai rien avaler. Je veux retourner dans la boîte, tant pis si, pour seule nourriture, on me jette du pain et du fromage. Je veux juste m'éloigner de cette créature.
– La momification n'était cependant pas accessible à tous : elle était coûteuse et réservée à l'élite, comme les pharaons, les nobles et les riches. Une chose qui n'a pas changé malgré les siècles : tout ce qui est bien est réservé à l'élite. Mange, Adela, tu sembles sur le point de t'évanouir. Tu peux te retirer, Ateya.
Je sursaute et lance un regard paniqué à la gouvernante. Elle ne peut pas me laisser seule avec lui et cette chose.
– Je vais rester avec mademoiselle Adel...
– Disposez, Ateya.
Elle hoche la tête et s'éloigne, comme l'autre employé, en courant.
D'une main tremblante, l'échine toujours courbée, je saisis une petite cuillère et la plonge dans ma soupe. Je tremble de peur, et un hurlement d'horreur n'arrête pas de remonter dans ma gorge.
– Tu... comment se passent vos affaires ?
Je tente après un silence interminable.
– Décidément, tu es une excellente épouse : tu baisses les yeux quand il faut, tu souris quand il faut.
Il prend une nouvelle inspiration, ennuyé, avant de répondre à ma question.
– Tu connais les règles, je ne peux pas parler de ce qui se passe dans l'organisation à une femme.
Je relève la tête pour le regarder, mais tout ce que j'arrive à voir, c'est la créature. Je ne vois qu'elle. Elle est partout, et cette odeur d'huile essentielle qui se dégage d'elle me donne envie de rendre ce que mon estomac ne contient pas.
– Mais il y a des femmes qui travaillent dans l'organisation.
– Ça ne devrait pas.
– Tu es conservateur... Je note d'une voix tendue.
– Oui, je crois que la mafia doit être patriarcale.
Je racle le fond de mon bol avec ma cuillère.
– Pourtant, la Cosa Nostra n'est entrée à son apogée qu'à l'époque d'Aura Gaviera. Ton ancêtre a bâti l'organisation telle que nous la connaissons aujourd'hui.
Giacomo éclate de rire, et je me sens humiliée par son attitude.
– Ça, c'est ce qu'on dit aux filles pour leur faire croire qu'elles ont eu une part dans l'histoire.
– Aura Gaviera n'est pas un mythe, mais un fait.
– Mange.
Non, pas ça.
– Je voulais m'entretenir avec toi d'un sujet important.
Je porte la cuillère à mes lèvres, mais dès que l'odeur de nourriture mélangée aux huiles essentielles me saisit, mon estomac se retourne violemment. Je laisse tomber la cuillère. Juste le temps de m'écarter de la table, je vomis tout le contenu de mon estomac.
Mon ventre se contracte violemment alors que des spasmes me secouent. Giacomo ne se lève même pas pour me porter secours, alors que je tremble à quatre pattes sur le sol en marbre chauffé.
– On va organiser une fête, demain soir. Ta famille sera présente, naturellement.
Ateya, qui n'était pas loin, court dans ma direction. Elle m'aide à me lever et me tend un verre d'eau. Aussitôt, l'autre employé accourt avec un nécessaire de nettoyage.
– Je suis... désolée, Ateya.
– Ce n'est rien.
Je m'installe cette fois le plus loin possible de la créature. Je vide le verre d'eau et me sers un jus d'orange. Je m'attends à tout moment à ce que la créature bondisse et se jette sur moi. Cette appréhension me rend folle.
– Demain ? C'est un laps de temps trop court.
– C'est suffisant. Tu vas tout organiser dès aujourd'hui. Invite ta famille, et j'en ferai de même avec les membres de ma famille.
Il se penche et saisit ma main. Je sursaute, et un cri remonte dans ma gorge, mais je réussis à le retenir.
– Tu vas être une bonne épouse. Tu vas sauver les apparences, pas vrai ? Tu vas être parfaite ?
En plus de la momification, j'ai lu que les Égyptiens avaient d'autres pratiques très intéressantes. Des pratiques qu'ils utilisaient sur des vivants...
La menace est claire. Il n'a pas besoin de me tuer pour me faire du mal ; si je fais quoi que ce soit qui pourrait ruiner son image d'homme parfait, la boîte serait le cadet de mes soucis.
– J'ai aucune raison d'être malheureuse.
– Bien. Je dois y aller, des trucs à régler.
Il se nettoie la bouche avec une serviette avant de se lever et de se diriger vers la sortie. Aussitôt, deux hommes viennent prendre la créature et disparaissent à l'étage avec elle.
Je prends une profonde inspiration avant d'éclater en sanglots.
– Adela.
Ateya me serre contre elle, alors que je tremble de tous mes membres.
– Du calme, il ne reviendra pas.
– Mais cette créature est ici... C'est horrible.
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