Stella
00 heure 03
J'écarquille les yeux quand une poignée de personnes sort du van garé devant la maison de mon père.
Je fais un rapide calcul. Ils sont à peine quarante, alors que mon organisation compte au moins une centaine d'hommes.
– Où sont les autres ? demandé-je en direction de Tiago, mon homme de main qui va désormais prendre la place de mon bras droit, maintenant que Julio est mort.
– Partis.
– Partis ? Je hurle presque de désespoir. Quarante hommes, ce n'est pas suffisant ! Les deux organisations qui me soutenaient, et dont les chefs avaient promis de me fournir des hommes, se sont rétractées quand j'ai brûlé les clubs et que les médias se sont emparés de l'histoire. Ils disent qu'ils ne peuvent pas se permettre d'intégrer une guerre de gangs médiatisée, ce qui risquerait de soulever la colère de l'opinion publique et mènerait inévitablement à des enquêtes policières.
Il est dommage de voir que je suis la seule à vouloir du changement. La Cosa Nostra et la Camorra règnent sur l'île depuis trop longtemps, agissant en toute impunité. Si seulement ces imbéciles mettaient leur peur de côté pour enfin comprendre que si nous nous unissons entre petites organisations, nous pouvons changer l'ordre des choses et marquer l'histoire de la mafia, encore plus que la Madrina et Al Capone.
Mais non, tous des lâches. Et ça, ça se dit des hommes !
– Il faut se dépêcher...
– Stella, tu n'as pas compris. Les hommes sont partis rejoindre l'Underboss. Il s'est arrogé le pouvoir.
Je sursaute presque comme si on m'avait frappée.
– Ce n'est pas possible. Comment...
Tiago n'attend pas que je termine et braque son arme sur moi.
– J'en sais foutre rien. Ils veulent te parler, et j'ai reçu l'ordre de t'attendre et de te conduire. Je ne suis qu'un simple soldat ! Il conclut sa tirade en levant une epaule.
Bordel, ils m'ont tendu un piège. Est-ce que Cass m'a poussée à fuir pour que je me retrouve ici et permettre aux membres de mon propre clan de se débarrasser de moi ? Comme une idiote, j'ai foncé tête baissée pour les sauver ! Je tourne rapidement les talons, prête à m'enfuir, mais un type derrière moi me retient, me soulevant presque du sol.
– Ne résiste pas, Stella. Tu n'as aucune chance de nous échapper. Toute la propriété est encerclée. Ils veulent juste te parler.
– Tu me prends pour une idiote. Lâchez-moi !
Mais ils ne m'écoutent pas. Ils ne m'ont jamais écoutée. Je me sens faible et stupide, sans aucun allié vers qui me tourner, comme à l'époque où mon père était au pouvoir et menaçait de laisser les hommes du clan me violer un par un si je ne me calmais pas.
Je me débats, mais c'est comme s'acharner contre du granit. Tiago, qui nous a précédés, ouvre la lourde porte qui mène à la salle à manger. Mon cœur palpite de façon saccadée, tous les yeux se braquent sur moi.
L'Underboss, qui était près de la cheminée, s'avance. Il regarde Tiago, puis l'armoire à glace qui me maintient à quelques pas du sol, avant de déclarer d'une voix de stentor :
– Lâche-la.
Je glisse sur mes talons quand il me relâche, me retrouvant humiliée à quatre pattes. Je ferme les yeux quand tout le monde se met à rire. Je m'accroche au regard du vieux Andrei, qui se lève et vient à ma rencontre. Il m'aide à me relever et pose même sa veste sur mes épaules.
– Je t'avais dit de ne pas te lancer dans cette vengeance puérile.
– Lâche-moi ! Qu'est-ce qui se passe ? Qu'est-ce que vous faites tous là, alors que la Cosa Nostra se prépare à nous attaquer ?
Ils se mettent à rire. Encore !
Tout le sang quitte mon visage, je les regarde sans comprendre, j'ai l'impression que tout s'effondre. Toutes les têtes oscillent, célébrant mon humiliation. Je redeviens la petite fille constamment rabaissée par son père parce que, selon lui, j'étais trop laide pour être vendue et forger des alliances.
Dans la mafia, les femmes n'ont pas de rôle. La Cosa Nostra est un modèle que les autres familles trouvent ridicule, pourtant j'ai grandi en l'admirant de loin. Pourquoi les autres femmes et pas moi ? Qu'ont-elles de plus que moi ?
– Ta petite hystérie a assez duré, déclare l'Underboss d'une voix grave, me regardant avec dédain. Nous avons eu une discussion avec Joanna. Elle n'a pas lésiné sur les mots : tu as tué ton propre père et ton frère.
Cette garce ose me regarder dans les yeux, le menton fièrement levé. J'aurais dû la tuer, mais sur le moment, c'était le seul moyen de déclencher un conflit.
– Oui, je l'ai fait.
Des voix s'élèvent, choquées. Sur chaque visage, je vois la répulsion, la peur et le dégoût que je leur inspire.
Ils me voient comme une parricide et une fratricide. Et alors ? Je n'ai aucun regret !
– Oh, je vous en prie, ne soyez pas hypocrites, ça ne vous va pas. Depuis la nuit des temps, le pouvoir a toujours été pris ainsi dans le monde du crime. Mon propre père a tué son frère !
– C'est différent, intervient Andrei. Ton père a tué son frère parce qu'il mettait nos vies en danger. Toi, tu as agi pour ton propre intérêt en t'alliant à Dominguez pour venger Tommso. Il t'a manipulée, c'est lui qui a tué Franco.
– Et qui vous a dit ça ? Riccardo Gaviera ? Vous croyez ce menteur ?
– La seule menteuse ici, c'est toi. Tu as tué mon fils.
Joanna s'avance, folle de rage. Je me jette sur elle, mais Tiago me rattrape et me pousse en arrière. Je grimace, la balle que j'ai reçue et ma blessure à la cheville me rappellent à l'ordre.
– Stella, tiens-toi tranquille, n'oublie pas à qui tu fais face ni où est ta place !
– Ma place ? Vous vous prenez pour qui ?
– Je suis le nouveau chef...
Je ne laisse pas l'Underboss terminer.
– Mais regardez-vous ! Vous vous dites des hommes et vous êtes bloqués ici sans jamais rien faire pendant que la Cosa Nostra rafle absolument tout. Moi, au moins, j'essaye de faire bouger les choses. D'ailleurs, qu'est-ce que vous faites tous là ? Si vous êtes réunis pour me tuer, faites-le, et vite !
Le consigliere et l'Underboss soupirent de concert, me faisant passer pour une idiote. Les autres se mettent à rire. Ces mêmes personnes qui courbaient l'échine devant moi lors du dîner d'enterrement se moquent à présent de moi. Dès que le pouvoir change de camp, les loyautés vacillent.
– Tu vas mourir, c'est certain, mais ce n'est pas à nous de le faire. Nous avons réussi à trouver un accord avec la Cosa Nostra. Il n'y aura pas d'affrontement si on te livre à eux. Riccardo doit d'ailleurs venir te chercher.
Je me fige. Je regarde autour de moi, tous les hauts placés de la Sacra sont là. Et Cass a fait en sorte que je vienne ici avec tous mes hommes pour les protéger. De ce fait, il n'y aura pas d'affrontement dans la rue. Mais... quelque chose ne tourne pas rond.
– Avec qui avez-vous parlementé pour cet accord ? Riccardo, Luca ou Giacomo ?
L'Underboss fronce les sourcils.
– Quelle importance ? Le résultat reste le même : nous allons te livrer. Il n'est pas question que ta petite rébellion impacte tout le...
– Mais ferme-la, vieux con, c'est important. Giacomo tiendra parole, Luca aussi. Mais si c'est Riccardo qui vous a dit ça, vous êtes encore plus fous que moi. Il a usé du même stratagème pour se débarrasser de Dame Prescilla et de son gang. C'est un piège ! Il a réussi à tous nous attirer dans la même pièce pour pouvoir nous éliminer plus facilement.
L'Underboss reste de marbre. Je ne fais rien pour cacher mon désespoir, je les observe tout en cherchant une personne qui va me croire. Je saisis brusquement les mains du vieux Andrei.
– Tu avais raison, j'aurais dû t'écouter. Mais l'heure n'est pas au regret, il faut que tu me croies. Joanna est de mèche avec la Cosa Nostra, ils retiennent sa fille. Elle nous a piégés. Riccardo va venir, mais il ne va pas se contenter de me tuer, ce type est un malade.
– Tu racontes n'importe quoi. Ma fille est chez ma sœur, je l'ai éloignée du chaos.
Voyant qu'il ne me croit pas, je me précipite vers Joanna, je la saisis par les épaules et la secoue jusqu'à ce que ses dents s'entrechoquent.
– Putain, dis-leur la vérité. Qu'est-ce que la Pieuvre de l'Ombre t'a demandé pour la vie de ta fille ? Réponds !
Je termine en hurlant avant de la frapper. Sa tête bascule sur le côté.
Il faut que je sorte d'ici. S'ils veulent mourir, libre à eux, mais moi, je refuse de finir brûlée. Je cours vers la porte, l'adrénaline coulant dans mes veines agit comme un anesthésiant, bloquant la douleur qui irradie de mes différentes blessures. Les hommes de l'Underboss refusent de bouger.
– Écartez-vous, je hurle de désespoir.
– Stella, c'est terminé.
– Non, ce n'est pas terminé ! Comment pouvez-vous être aveugles au point de ne pas voir que c'est un putain de piège ?
– Vous devriez écouter cette charmante dame.
Comme un seul homme, tout le monde tourne la tête vers la voix. D'abord décontenancée, j'écarquille les yeux en reconnaissant Bud. Il est installé sur la rampe du balcon, celui qui donne sur la grande fenêtre de la salle à manger.
Tout se passe trop vite.
Tiago tente de dégainer, mais Bud est plus rapide et lui tire dessus. La seconde d'après, l'homme de la Cosa Nostra lance deux fumigènes dans notre direction avant de sauter du balcon.
Je secoue la tête comme pour sortir d'un cauchemar. Je donne un coup de genou dans les parties de celui qui me tient, puis je prends mon arme. J'appuie sur la gâchette, touchant Joanna qui essaie de se réfugier près de la porte. Le fumigène gris envahit rapidement tout l'espace, et bientôt, je n'entends plus que des bruits dispersés ici et là. Je ne vois plus rien. La fumée âcre m'irrite la gorge et me pique les yeux.
Mais j'ai un avantage : je connais cette maison par cœur. Je me dirige vers la porte malgré le nuage de fumée, écartant sans ménagement les gens sur mon passage avant de me rappeler que c'est un piège. Ils nous attendent sûrement devant la porte, prêts à nous abattre un par un comme des chiens.
La main devant la bouche pour filtrer l'air, je regarde autour de moi. La fenêtre, c'est la seule solution, mais elle est trop haute.
Quelqu'un réussit à ouvrir la porte en bois sculpté, et aussitôt cette personne pousse un hurlement. J'entends un bruit sourd, comme celui d'un corps qui s'effondre au sol.
Sans aucun doute un coup de feu tiré avec un silencieux.
Merde !
Nous sommes vraiment désavantagés. Comment se battre quand ce nuage de fumée nous empêche de voir quoi que ce soit ? D'ailleurs, pourquoi je cherche à me battre ? Ce n'est pas mon problème. Ils n'auraient pas hésité à me livrer à nos ennemis. Qu'ils se fassent tous tuer, je m'en fiche !
Pourtant, ce sont quand même les membres de ma famille.
– Pas par là, il faut passer par la fenêtre ! je hurle. Sans hésiter, je me précipite vers cette dernière. Au pire, je vais me briser la jambe.
Je prends mon élan avant de sauter. Au même moment, une détonation retentit. Le souffle chaud de l'explosion me propulse encore plus haut dans les airs. J'atterris brutalement sur l'herbe du jardin. L'impact me coupe le souffle, et je roule sur le côté avec un hoquet lamentable. Couchée sur le dos, je regarde la maison de mon père, celle qui me revient de droit, celle qui a vu des générations de parrains de la Sacra Corona Unita. Elle part en fumée.
Mon cœur se serre, puis je sombre peu à peu dans l'inconscience.
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