Riccardo


Les années passent et ces gens ne changent pas. J'ai l'impression d'avoir fait un désagréable voyage dans le temps. Dès que j'ai passé la porte du docteur Lester, je suis redevenu un gamin complètement paumé en blouse verte. Un bureau aux murs blancs, une bibliothèque contenant des livres sur la médecine et sur d’autres sujets. Des étagères supportant le poids de plusieurs trophée  et des diplômes, des dossiers et des dossiers portant des noms de patients. C'est comme si tous les psychologues de l'univers se donnaient le mot pour décorer leurs bureaux exactement de la même façon. La seule chose qui me semble différente, c’est l’odeur. Le bureau du docteur Lincolm, mon psychiatre, avait une odeur similaire à celle des hôpitaux, une senteur qui me mettait constamment à cran encore plus que l’homme que j’avais en face de moi. Alors que dans celui-ci, il y a une légère odeur de lavande.

La femme qui est assise en face de moi est agréable à regarder contrairement à ce vieux fou. Elle doit avoir dans la cinquantaine, grande et mince, vêtue d'un tailleur aux plis impeccables de couleur saumon. Ses cheveux blonds striés de mèches argentées sont retenus en queue de cheval. Elle a une Zodiac au poignet et, en connaisseur de montres, je dois lui accorder qu'elle a du goût. Il y a quelque chose dans ses yeux noisette, une douceur presque maternelle qui met les gens tout de suite à l'aise. Je suis persuadé que c'est l'une des raisons pour lesquelles Gayle a choisi cette femme. Elle pense sûrement que je me montrerai moins rude avec elle. Elle n'a pas tort, je me sens étrangement calme. Ou c'est juste parce que j'ai pris beaucoup trop d’antipsychotiques avant de venir ici pour m'empêcher de faire quoi que ce soit de travers. Elle ne l'a pas dit clairement, mais je sais que Gayle me fait traverser une putain de période d'essai et je ferai absolument tout mon possible pour ne pas la perdre.

– Et si vous me parliez un peu de vous ?

Je regarde la montre accrochée au mur derrière elle pour m’assurer que l’heure est identique à celle de la Vacheron Constantin que j’ai au poignet. Putain, pourquoi les minutes ne bougent pas. On dirait presque que le temps s’est arrêté. On peut dire que cette femme est patiente, c'est la troisième fois qu'elle pose la même question et qu'elle se heurte à mon silence. Plus que 30 minutes à tenir. Je n'ai jamais dit à Gayle que je l'aime, enfin pas directement, mais si ça ce n'est pas une putain de preuve alors je suis la pute de l'empereur Auguste en personne. La psy ne se laisse pas démonter, elle décide de changer de tactique. Elle pose son carnet sur la petite table.

– Ou je peux vous parler de moi ? Je m'appelle Mariana Lester. Après mes études au lycée, j'ai un peu ramé. Je venais d'une famille pauvre donc j'ai travaillé pour mettre de côté et payer mes études. Mais je ne savais pas ce que je voulais faire, je me suis inscrite en économie et en gestion mais après deux ans j'ai fini par décrocher. J'avais de bonnes notes, mais je détestais ça.
>J'ai encore travaillé pendant un an pour m'inscrire en lettres cette fois, c'était pire qu'en économie. À chaque fois que mes profs parlaient j'avais envie de me tirer une balle, j'ai abandonné. J'avais la sensation d'être une vraie ratée, j'ai plongé dans une longue dépression, j'ai même plusieurs fois pensé au suicide jusqu'au jour où j'ai rencontré un psychologue qui m'a aidée à remonter la pente. Il ne m'a pas seulement aidée avec ma santé mentale, mais grâce à lui j'ai trouvé ma voie. À vous.

Je me contente de lui faire mon sourire de tombeur, une légère rougeur teinte ses joues et elle remonte ses lunettes, j’ai réussi à la déstabiliser. Si je lui raconte mon histoire, elle va soit me conseiller d'aller consulter un psychiatre soit appeler la police. Je parierais plutôt pour la deuxième option. Comment réagirait la psy si je lui disais que la seule chose qui m’empêche de maculer ses précieux diplômes de son sang, ce sont des pilules antipsychotiques ? Mon sourire s’agrandit mais il n’atteint pas mes yeux sombres qui restent parfaitement impassibles plongés dans les siens. Son visage est neutre, son corps droit et rigide, mais ses doigts se sont crispés une fraction de seconde, ce qui traduit une légère anxiété. Elle doit se demander quel genre de taré se trouve dans son bureau.

– Vous êtes une femme très courageuse, dis-je enfin d’un ton froid.

Si elle est surprise de m'entendre enfin parler, elle ne laisse rien paraître. Cette femme est parfaitement capable de maîtriser ses émotions à quelques exceptions près, ça force l’admiration. Je me demande ce que ça ferait de jouer au poker avec un psy. La seule personne que je n’ai jamais battue à ce jeu, c’est la pieuvre, impossible de deviner ses cartes à ses expressions faciales ou à sa physionomie. À l’époque je pensais que Lincolm était un putain de robot. Il pouvait rester sur son fauteuil des heures à m’observer comme si j’étais une putain d’équation mathématique.
Une fois, il avait fait allusion à ma mère. Je me rappelle qu’il m’avait tellement énervé que j’avais bondi sur lui et j’avais commencé à l’étrangler. Il a fallu cinq infirmiers pour me détacher de sa putain de gorge. Mais ce maudit psychiatre, alors même que son visage était rouge à cause du manque d’oxygène, semblait plus ravi que jamais. Il n’arrêtait pas de répéter que nous touchions au but, qu’il avait enfin réussi à trouver la faille dans ma carapace.

Aujourd’hui, je ne suis plus un gamin, ma mère n’est plus une faille dans ma carapace. Mais j’aimerais obtenir des réponses, savoir pourquoi elle me détestait à ce point. OK, maintenant je ne suis pas un enfant de chœur, je suis un tueur sans scrupules. Mais l’enfant en moi, celui qui était innocent, veut savoir pourquoi il a toujours été méprisé.

– Et si vous me parliez de votre copine ?

Je regarde la montre. Je ne sais pas ce qu’ils apprennent en fac de psychologie, mais je suis persuadé que la patience est la matière principale. Je déteste le terme avec lequel elle vient de qualifier Gayle, mais je ne laisse rien paraître. Copine, le mot est faible, elle est ma femme point. Mais elle mérite tellement mieux que cette vie, putain. Quel avenir un malade comme moi pourra lui offrir ? Avant elle, je n’ai jamais pensé à tout ça, mon état ne m’a jamais vraiment préoccupé, le monde dangereux dans lequel j’évolue encore moins, j’étais un solitaire.
Mais maintenant tout est différent. Gayle est là maintenant et je me suis fait pas mal d’ennemis qui pourraient s’en prendre à elle pour me faire payer. Je suis effrayé à la perspective que les événements de Marzemani se reproduisent. Cette situation me rend encore plus paranoïaque que je ne le suis déjà.

Je me crispe en repensant à cette période, quand Gayle a été enlevée chez William sous mon nez. J’ai d’abord pensé que c’était lui qui avait fait le coup pour me soutirer de l’argent, je l’aurais sûrement tué si son fils et son homme de main ne m’avaient pas immobilisé. Tout ce qui a suivi en cette période était complètement flou. Je prenais pilule sur pilule pour ne pas faire n’importe quoi, mais il y avait cette voix dans ma tête qui me chuchotait tout le mal que Dominguez lui ferait, ces images qui naviguaient dans ma tête. Mes hallucinations ont redoublé, m’empêchant d’être performant durant mon enquête.

– J’ai vraiment besoin de vous aider, mais on y arrivera seulement si vous prenez conscience que vous avez besoin d’aide.

J’ai besoin de fumer une clope, ça c’est certain. Et j’ai besoin de retrouver ma femme, me perdre en elle, lui faire sauvagement l’amour. Merde, elle a le droit de raconter ce qui s’est passé ici à Gayle ? Si elle apprend que j’ai passé mon temps à regarder la toubib comme un taré sans rien dire, je vais passer un sale quart d’heure. Bordel, pourquoi j’ai les réflexions d’un cinquantenaire effrayé par sa femme ? Je pouffe, la psy a un léger froncement de sourcils. Ça y est, elle doit se dire que j’ai disjoncté. Je regarde la montre et bonheur, il est grand temps de partir. Je me lève en faisant craquer ma nuque.

– Merci beaucoup docteur, ça a été un plaisir.

Je pose une liasse de billets sur la table et me dirige vers la sortie.

– Attendez, s’il y a un problème, je veux vraiment vous aider. Sachez que tout ce que vous direz ne sortira jamais de cette pièce, nous pouvons fixer un autre rendez-vous.

Dans ses petits yeux gris, il y a de l’espoir. Cette femme est vraiment passionnée par ce qu’elle fait et veut vraiment aider. J’ai même remarqué sa grimace quand j’ai posé l’argent sur la table. Elle ne veut pas prendre ce qu’elle n’a pas mérité. Mais je ne suis pas con, son discours est vrai jusqu’à une certaine mesure. La psy peut divulguer certaines informations sur le patient s'il est un danger pour lui et surtout pour les autres. Et moi, je suis un putain de serial killer, la seule chose qui m’a permis d’échapper à la prison c’est le nom des Gaviera. Ça aide de venir d’une famille riche et puissante. Je ne suis pas assez con pour me voiler d’orgueil et penser que le crime parfait existe. Non, le crime parfait n’existe pas, il y a juste de très mauvais enquêteurs. Même dans le cas du tueur du Zodiac, l’un de mes idoles, la seule chose qui l’a permis d’échapper à la chaise électrique et d’entrer dans l’histoire criminele américaine comme une légende, c’est les enquêteurs qui ont fait tout de travers.

– Je veux vraiment vous aider.

– On est plusieurs dans ma tête, on joue tous au même jeu.

– Que voulez-vous dire ?

Je sors de la pièce en refermant la porte avec un bruit sec, pour lui faire comprendre qu’il n’y aura pas de prochain rendez-vous. Son assistante me dit quelque chose d’un ton aguicheur, je me dépêche de me diriger vers la sortie. Cet endroit me donne des envies de meurtre, ça me rappelle beaucoup trop l’hôpital psychiatrique du docteur Lincolm. Même si je dois avouer que je n’ai pas que de mauvais souvenirs de cet endroit.

Je farfouille dans mes poches pour sortir mon paquet de clopes. Dehors, le ciel est gris et l’air froid, aucun doute qu’une tempête se prépare. J’entends mon nom, puis quelque chose vient dans ma direction à pleine vitesse. J’ai le temps de reconnaître ma princesse avant d’ouvrir les bras et de la rattraper en plein vol. Elle enroule les jambes autour de ma taille et ses mains autour de mon cou.

– Salut champion ! J’ai droit à un baiser sur la joue puis à une quantité d’autres baisers sonores, sur le visage et le cou. Je soupire et la serre plus fort contre moi. Cette séance de silence chez la psy en valait finalement la peine.

– Salut petite diablesse. Elle rit contre mon cou, puis elle se redresse pour me regarder. J’écarte ses cheveux de son visage. J’ai envie de l’embrasser, mais je sais que si mes lèvres se posent sur les siennes, je ne pourrais pas m’arrêter avant de l’avoir possédée dans la rue, peu importe qu’elle soit bondée à cette heure.

Quelqu’un hurle : « Prenez une chambre ! » et je lui réponds par un doigt d’honneur. Gayle glisse ses doigts dans mes cheveux et les tire légèrement. Je ferme brièvement les yeux. J’ai cette fille dans la peau, putain !

– Comment s’est passée ta séance ?
– Bien ?
– C’est une question ?
– Bien !

Gayle arque un sourcil, dubitatif. Je ne détourne pas le regard, plongeant sans scrupule mes yeux dans les siens alors que je m’apprête encore à lui mentir.

– Le docteur était cool.
Bon, techniquement, ce n’est pas un mensonge, elle était vraiment cool.
– Cool ? Je vois que tu ne veux pas en parler, ce n’est pas grave. Si on rentrait, j’ai une surprise pour toi.

Je ne cache pas mon soulagement, cette conversation me met mal à l’aise. Je n’ai jamais eu de scrupules quand je mentais, mais j’ai de plus en plus de mal à le faire avec elle. Je n’ai jamais eu de comptes à rendre à personne.

Gayle glisse le long de mon corps, et je dois réprimer un juron quand son corps chaud appuie sur une partie de mon anatomie qui me cause beaucoup de problèmes quand elle est dans les parages. Elle entrelace ses doigts aux miens et me sourit. Putain, je suis un sacré veinard, elle est trop belle.

– Je vais te raconter ma journée, c'etait incroyable.

Je reste statique alors qu’elle tire sur mon bras.

– Tu sais que ce jeans te fait un sacré joli cul.

Elle rejette ses cheveux en arrière.

– Évidemment que je le sais, pourquoi penses-tu que je l’ai choisi ?

Son humeur s’assombrit soudain quand on arrive devant la moto. Elle s’y adosse et me regarde. Merde, je sens que je ne vais pas aimer cette discussion.

– Demon, je vais te poser une question et j’aimerais que tu sois franc avec moi.

Je hoche la tête, je fais un rapide calcul. Non, je n’ai rien fait de mal cette semaine, pas que je m’en souvienne en tout cas. Gayle me montre son téléphone, une conversation avec Camille suivie d’une photo.

Cam

Tu ne vas pas y croire. Le strip-teaseur a été retrouvé mort. Le tueur lui a coupé la queue et l’a enfoncée dans sa bouche.

Je clique sur la photo. Il y a un type complètement nu, couché sur un tas d’ordures. Il a les jambes et les mains écartées dans une position anormale, sa bite profondément enfoncée dans sa bouche.

– Je ne comprends pas. Elle croise les bras sur la poitrine, je rêve ou il y a une lueur de tristesse dans ses yeux.
– Vraiment ? C’est le danseur Riccardo, celui que tu avais menacé de tuer.

Putain, je regarde une nouvelle fois la photo, avec plus d’attention cette fois.

– Attends une minute, pourquoi tu me regardes comme ça ?
– C’est toi ?
– Et quand aurais-je eu le temps de le faire ? J’étais constamment avec toi !

Elle ne me croit pas. Et cette constatation me donne un goût amer dans la bouche.

– Hier, tu étais vraiment avec Giacomo ? C’est quand même étrange que cet homme soit mort avec sa queue dans la bouche alors que tu avais menacé justement de lui couper la queue.

– Ça suffit, Gayle. J’étais vraiment avec mon frère. Et si j’avais tué ce danseur, tu le saurais. Je n’ai jamais eu honte de qui je suis ni de ce que je fais. Putain, tu ne me feras jamais confiance !

– Ce n’est pas une question de confiance, Riccardo Gaviera, mais tu as menacé de t’occuper de sa queue !
– Putain, la seule queue qui m’intéressait après cette soirée, c’était la mienne. J’avais trop envie de te baiser après cette danse, mon esprit n'était obnubilé que par ça. Sinon je l’aurais tué !

– J’y crois pas !

– Ne me regarde pas comme si tu ne savais pas qui j’étais. Que ça te serve de leçon, je tuerai tous ceux qui s’approchent de toi ! Mais je n’ai pas tué ce danseur.

Elle soupire en se passant la main sur le visage. Il y a comme une bataille intérieure en elle. Je reste parfaitement de marbre. Je n’ai rien à me reprocher, ce danseur s’est sûrement mis la mauvaise personne à dos. Putain, je ne me suis pas tapé une heure de séance pour ça. Je fais craquer ma nuque.

– Merde, Gayle, je n’ai rien fait.
– Mais je n’ai rien dit !
– Justement.
– Je suis désolée, c’est juste que ça m’a chamboulée. Je suis rassurée que ce ne soit pas toi. On rentre ?

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