Gayle
Je suis réveillée par la sensation de ne plus être seule. Je suis tout de suite en alerte, et mon cœur s'accélère. Je suis dans la chambre avec Persée, et s'il n'a pas grogné, c'est qu'il n'a pas senti de danger.
J'ouvre doucement les yeux. Quelqu'un est installé à côté de moi. C'est Riccardo, j'en suis sûre. Même dans la pénombre, je reconnais sa stature. Une semaine, une putain de semaine qu'il n'a pas donné signe de vie. Je sais que je ne devrais pas être en colère, mais je le suis.
J'ai pardonné à ce type tous ses mensonges, j'ai accepté de vivre avec son handicap mental. J'ai fermé les yeux sur les sévices physiques qu'il m'a infligés, et lui n'a même pas été capable de m'écouter, de me donner une chance de m'expliquer.
Je tends la main pour allumer la lampe. Riccardo est installé sur le sol, torse nu, en pantalon de jogging. Il empeste l'alcool, et pour cause, il y a une bouteille posée par terre, un verre dans la main.
Son expression me glace. Je reste prudemment sur place, ne sachant pas comment réagir. Je me force à ne pas rouler sur le côté quand il tend le bras pour poser la main sur ma tête et écarter mes cheveux de mon visage.
Merde. Ma lèvre se met à trembler, et les larmes que je ne pensais plus avoir, à force de pleurer sur son absence cette semaine, roulent sur mes joues. Putain, je m'étais promis de me montrer forte. Le soir où Rebecca lui a montré la vérité, j'ai perdu mes moyens, paralysée par la peur. Mais là, il n'est pas question que ça se reproduise, je ne vais pas agir comme une coupable alors que je suis innocente. J'ai fait une énorme bêtise en suivant Franco, mais je n'ai pas voulu qu'il mette de la drogue dans mon eau ni qu'il me touche sans mon consentement.
Il suit la ligne de ma joue, et je ferme les yeux en laissant aller mon visage contre sa paume légèrement rêche.
– Depuis quand es-tu là ?
– Une trentaine de minutes. Je te regardais dormir, tu as l'air tellement sereine quand tu dors. Ça claque comme une accusation, comme si je n'ai pas le droit d'être sereine après ce que je nous ai fait. Mais je ne le suis pas, j'ai passé la pire semaine de ma vie, être ignorée par la personne qu'on aime et savoir qu'il nous ignore parce qu'on l'a blessé, il n'y a vraiment rien de pire.
– Je ne voulais pas te réveiller. Je voulais juste te regarder dormir.
Je déglutis avant de me lever en écartant les couvertures. Ses yeux tombent sur mes jambes nues, il se crispe avant de détourner le regard. Je retiens sa main quand il est sur le point de s'éloigner.
– Où étais-tu ?
– Ici et là. Il répond vaguement. "Ici et là", ça ne signifie pas grand-chose. J'ai essayé de le retrouver, mais c'est comme s'il s'était volatilisé. La Sicile ne m'a jamais paru aussi grande.
– Démon ?
– Oui.
Pas de "oui, petite serveuse" ? Je m'en contenterai, pour l'instant.
– Tu es prêt à m'écouter ?
Il ne répond pas, et je comprends qu'il n'est pas prêt à m'écouter. Ça me met dans une position très délicate, car je n'ai que mes mots pour redorer mon blason.
Je glisse hors du lit pour atterrir sur ses jambes. J'ai besoin de le toucher, de lui faire comprendre qu'il n'y a que lui qui compte et qu'il en sera toujours ainsi.
À califourchon sur ses jambes, je fais de mon mieux pour ne pas froncer le nez, mais l'odeur de l'alcool mélangée à celle de l'herbe qu'il a fumée est beaucoup trop forte. Il a les yeux dilatés à l'extrême, les joues creuses et des cernes immenses. Merde, la culpabilité m'assaille. C'est de ma faute s'il est dans un état aussi lamentable.
– Je suis désolée. Je récupère son verre et le pose sur la table de chevet. Du pouce, je nettoie la goutte d'alcool sur sa lèvre inférieure. J'aimerais retourner en arrière, pour ne jamais avoir à vivre avec l'image de sa tristesse dans la mémoire. C'est la première fois que je prends conscience que la souffrance peut être contagieuse.
Je lève les bras pour tenir son visage entre mes deux paumes et l'orienter vers le mien. Il est brûlant.
– Ton père est passé. Toujours aucune réaction, il se contente de rester là, à respirer bruyamment, son front contre le mien. J'ai l'impression qu'il a besoin de calme pour réfléchir. Pire, j'ai l'impression qu'il se demande ce qu'il fiche ici.
La Pieuvre n'est pas la seule personne à être passée. Giacomo aussi, complètement défoncé, promettant de se venger. James a réussi à le maîtriser sans peine avant de le foutre dehors. Mais je refuse de lui en parler pour ne pas envenimer les choses. La rupture entre Riccardo et sa famille est brutale, et j'ai conscience qu'avec eux, les choses ne seront jamais plus comme avant. Mais je ne vais certainement pas intervenir, je ne suis même pas en position de le faire.
– Qu'est-ce qu'il voulait ?
Je sais que tu n'as aucune envie de me voir ici, mais il faut que je m'entretienne avec toi d'un sujet important. Tu n'es pas sans savoir que Cassandre s'est engagée avec Reichs Miller. La mafia noire de Chicago a accepté de nous laisser le temps qu'elle accouche avant que le mariage ne soit célébré et l'union scellée. D'ici là, j'aimerais que tu gardes une chose en tête : tu vas peut-être la remplacer dans ses fonctions au sein de l'organisation.
Quelque chose m'a marqué dans le discours de la Pieuvre : il n'a pas dit "tu vas la remplacer", mais "tu vas peut-être la remplacer". Parce qu'il sait que si le fils qu'il a déçu refuse, ça ne se fera pas.
– Me faire une proposition d'emploi.
– Hm. Je retiens mon souffle quand ses mains se posent sur ma taille avant de remonter plus haut. Le mouvement enflamme mon corps. La tête de Riccardo atterrit sur ma poitrine avant que son visage ne disparaisse dans mon cou. Je gémis quand il lèche ma peau sensible avant de la sucer avec avidité. Sa langue est bientôt remplacée par ses dents.
– Durant cette semaine, je me suis essayé à plusieurs drogues, mais aucune n'a réussi à accélérer mon cœur comme ta présence. Je t'ai dans la peau, tu me manques constamment, j'ai l'impression de te voir dans tous les coins de rue. Ce matin, j'étais persuadé de t'avoir entendue rire.
Mon propre cœur vacille suite à ses paroles. Nous restons ainsi dans le silence de cette nuit d'hiver, seulement interrompu par les ronronnements de Persée. Je sais que je ne devrais pas trouver ça romantique ou attendrissant. Je devrais plutôt m'inquiéter. Dieu sait ce que son esprit défaillant a bien pu inventer.
– Allons marcher, il faut qu'on parle. Sa voix, qui au début était égale, s'est durcie. Il se lève brusquement, manquant de me faire basculer en arrière, et disparaît dans le dressing pour revenir une minute plus tard vêtu d'un tee-shirt blanc à manches longues. Je me lève à mon tour, diablement nerveuse, pour enfiler un jogging et un pull à capuche.
Quand Riccardo passe à côté de Persée, ce dernier se met à grogner, se levant brusquement. Les pattes en avant, les oreilles rejetées en arrière, et les babines retroussées sur son énorme dentition. La réaction du félin me trouble, il ne s'est jamais montré aussi agressif avec son maître ; là, on dirait presque que le mâle se retient de lui sauter dessus pour une raison qui m'est inconnue. Riccardo s'allume une clope, non, un joint, ignorant les grognements de plus en plus répercutants du mâle. Il me tend la main, que j'accepte, et on se dirige vers l'ascenseur. Persée a un feulement, il se précipite vers nous, mais déjà les portes métalliques se sont fermées dans un bruit presque sentencieux.
Je me dandine d'un pied à l'autre, les mains devenant moites à cause du silence et de la nervosité. Dans ce genre de situation, je me demande comment on faisait pour avoir une conversation normale, surtout si cette complicité reviendra un jour. Être dans cet espace cloisonné n'arrange pas les choses. Je suis morte de trouille, notre relation dépend de l'issue de cette conversation, je lui suis reconnaissante d'accepter de m'écouter, mais si je n'arrive pas à trouver les bons mots, que va-t-il se passer ? Et s'il ne me croit pas, même si je trouvais les mots adequats ? À cause de la vidéo, surtout de cette maudite Rebecca qui m'a prise de vitesse, tout est contre moi. Je sursaute quand il se penche pour murmurer contre mon oreille.
– Tu trembles, tu as peur ? Je secoue énergiquement la tête, même si c'est faux ; en effet, je suis effrayée et il le sait. Plusieurs fois au cours de cette semaine, j'ai pensé à cette confrontation, j'ai préparé ce que j'allais dire dans ma tête encore et encore, mais maintenant qu'il est là, j'ai du mal. Je ne peux pas m'empêcher d'être triste parce qu'il doit avoir dans la tête des images complètement utopiques de moi et d'autres hommes.
Je retiens de justesse un soupir de soulagement quand la cabine s'ouvre, la fumée du cannabis commençait à me brûler les yeux.
– Où est-ce qu'on va ?
– Marcher.
– On va parler de ce qui s'est passé.
– Je t'en donne ma parole.
En sortant de la maison, on croise Pedro et Tara. Ils ne disent rien, le premier a le visage en compote et sa femme tient une poche de glace contre celui-ci. Je l'observe avec plus d'attention avant que mes yeux ne se dirigent vers les mains du démon, qui sont abîmées, rougies, comme s'il avait frappé sur quelque chose. Nos regards se croisent, le sien est amusé, extrêmement dilaté. Il arque un sourcil à mon intention, je déglutis, c'est comme s'il me mettait à l'épreuve : rester ou fuir.
Son calme glacial, qui est souvent le prélude d'une tempête, me pousse à saisir cette option à bras-le-corps. Mais je n'en fais rien, l'emprise de mes doigts se resserre sur les siens et nous continuons à avancer.
Tara fait tomber quelque chose et quand je regarde par-dessus mon épaule, je réalise qu'elle l'a fait exprès pour attirer mon attention, elle secoue discrètement la tête, la peur dans ses prunelles.
Je ne comprends pas le message qu'elle essaye de me transmettre. Tout comme je ne comprends pas pourquoi Riccardo s'est battu avec son ancien garde du corps. Il a beaucoup d'affection pour Pedro, d'ailleurs ce dernier ne fait jamais de vagues.
Je regarde une dernière fois Tara qui, cette fois, secoue la tête avec plus d'insistance en regardant nos mains jointes. Elle a l'air presque désespérée de ne pas être capable de parler. Elle sursaute quand Riccardo remarque son manège, il plisse les yeux et tire plus fort sur ma main.
Riccardo et moi marchons plus d'une dizaine de minutes dans le froid et dans un silence de plomb en empruntant de petits chemins tracés dans la forêt.
Plus on s'éloigne de toute habitation, plus j'ai conscience qu'il y a quelque chose de bizarre dans son comportement. Je n'irai pas jusqu'à dire qu'il me terrifie, mais il n'est pas normal.
Cette forêt, recouverte de son manteau d'obscurité, est terrifiante, c'est comme si le monde lui-même retenait son souffle, emprisonné dans une noirceur si épaisse qu'elle semble palpable. Les arbres, immenses et noueux, se dressent comme des silhouettes sinistres, leurs branches tordues se mêlant au ciel noir sans lune. Le sol est couvert d'un tapis de feuilles mortes, craquant sous nos pas comme des milliers de murmures sinistres, et l'air est chargé d'une humidité oppressante, presque suffocante.
Le vent, froid et coupant, siffle à travers les troncs, produisant un son qui pourrait être interprété comme un cri lointain ou un rire inquiétant. Parfois, le silence est rompu par le bruissement soudain d'une créature invisible, ou par le hurlement lointain d'un animal nocturne, renforçant l'impression que la forêt est vivante, mais d'une vie malsaine et menaçante.
Les ombres dansent sur le sol à chaque mouvement des branches, créant des formes indistinctes qui semblent se déplacer d'elles-mêmes, éveillant des frissons de peur irrationnelle. Au loin, j'entends le bruit caractéristique d'une ambulance, comme pour me rappeler que la civilisation n'est pas loin, prête à nous sortir des griffes de la nuit.
Dans cette atmosphère oppressante, chaque bruit, chaque mouvement devient une source d'angoisse pour moi, et mon esprit surmené commence à imaginer des présences cachées, des yeux qui nous observent dans l'obscurité, et des forces mystérieuses prêtes à surgir des ténèbres pour emporter l'âme des intrépides qui osent s'aventurer dans ce lieu maudit. Mais à intervalle régulier, les voix semblent me dire que je n'ai pas de crainte à avoir, je marche main dans la main avec le diable.
Riccardo écarte une branche de notre chemin avec tellement de force qu'elle atterrit contre un arbre, un petit groupe d'oiseaux de nuit s'éparpille. Je tends l'oreille, je suis persuadée qu'il y a un cours d'eau pas trop loin de là où nous nous trouvons.
Je regarde autour de moi, en me mordillant la lèvre. L'impression d'être observée augmente.
– Il ne t'arrivera jamais rien tant que tu es avec moi. Son ton me rassure, mais je ne comprends pas pourquoi il veut faire une promenade ici alors qu'il y a un nombre incalculable de lieux moins glauques sur l'île.
Je sursaute quand je me rends compte qu'il m'observe avec attention, les yeux agrandis, dilatés et cernés, avec un petit sourire en coin qui n'est pas pour me rassurer.
Je me force à me calmer, attribuant mes tremblements au froid et à rien d'autre. C'est à cause du froid, si mon cœur bat trop vite, si mes jambes sont trop lourdes, si ma main est moite. Oui, c'est le froid.
– Jadis, j'ai connu une femme. Je sursaute au son de sa voix. À cause de l'herbe, elle est beaucoup trop grave, et qu'il parle enfin me surprend.
– Elle travaillait comme danseuse dans l'un des clubs, beaucoup plus âgée que moi. Mais ça n'avait aucune importance, elle disait qu'elle me voulait. J'étais jeune et naïve, j'ai cru que c'était vrai et j'ai entamé quelque chose avec elle. Une histoire, voilà, j'ai entamé une histoire avec elle.
Il souffle, regarde la lune qui vient d'être engloutie par un nuage en forme de fleur, avant de réapparaître un peu plus loin.
– Comme à chaque fois que je suis avec une femme, j'ai fait de mon mieux en la couvrant de cadeaux. Elle ne manquait jamais de rien. Un soir, j'ai capté l'une de ses conversations téléphoniques, elle disait à l'une de ses copines qu'elle se rapprochait du but.
– Du but ? Je me crois obligé de questionner.
– Oui, ce qu'elle voulait, c'était glaner le maximum d'informations sur nous, c'était une espionne. Je l'ai tuée, c'était ma toute première victime, parmi mes amantes du moins. Elle a été la première à rejoindre le cimetière des femmes. Puis il y en a eu une autre, elle semblait vraiment intéressée, mais elle est tombée sur un cadavre que j'avais planqué dans ma voiture et on se demande pourquoi, mais elle a pris peur. Une autre a essayé de partir parce qu'elle a fouillé dans mes affaires et trouvé mon dossier psychologique, où était souligné en grand : *Riccardo Gaviera est psychotique, incapable de fonctionner.* Je lui ai brisé le cou avant qu'elle ne s'échappe. 9 milliards d'âmes sur terre, il fallait que je tombe sur une étudiante en psychologie criminelle.
– Une autre a juste eu le malheur d'assister à une célèbre crise de psychose, qui survient avec une soif bestiale de prendre une vie. J'avais toujours du mal à me contrôler, je n'en pouvais plus de cette voix chaotique qui me poussait à tuer, alors j'ai arrêté de la combattre. Je l'ai tuée avant de la découper dans la baignoire. C'était ma première victime sur qui j'ai expérimenté l'acide, et l'une des rares femmes qui n'est pas finie dans ma petite collection.
– Il y en a eu tellement au fil des années que j'en ai perdu le compte. Elles ont toutes rejoint mon cimetière pour une raison ou une autre. Certaines, je le confesse, sans aucune raison. Ce n'étaient que d'innocentes jeunes demoiselles qui avaient la vie devant elles et qui voulaient être aimées.
C'est étrange, mais il parle de toutes ces femmes sans jamais mentionner de noms, comme si c'était sans importance. Je suis certaine que si je lui demande à quoi elles ressemblaient, il serait incapable de me faire une description, parce que pour lui ce ne sont que des femmes et à cause de sa paranoïa envers mon genre, toutes les femmes se valent.
On s'enfonce de plus en plus dans la forêt, désormais on a atteint la rivière. Riccardo écarte plusieurs feuilles provenant de petits arbustes pour découvrir une clairière recouverte d'une fine herbe.
– Pourquoi tu ne me racontes ça que maintenant ?
Je ne suis pas dupe. Riccardo m'a confié d'un ton sarcastique avoir fait un total de 80 victimes, pourtant je sais qu'il ment, il en a fait bien plus. Mais il n'a jamais voulu s'épancher sur le sujet, pourquoi maintenant ?
Il soulève nos mains jointes et les porte à ses lèvres. Malgré mon appréhension, je ne peux pas m'empêcher de ressentir un frisson d'excitation.
– Tu trouvais qu'on ne communiquait pas assez. Alors j'ai décidé de te parler de moi.
Mais pourquoi me parle-t-il de ça en particulier ?
On arrive dans un coin où la clairière est délimitée par de hauts arbres.
– Tu veux savoir ce que ces filles avaient en commun ? Je secoue la tête ; cette conversation me met mal à l'aise. Je veux qu'on communique sur ce qui s'est passé entre nous, mais il débite sans cesse sur son passé comme si le présent était tout rose.
– Elles ne m'ont jamais trompé. Il a dit ça d'une voix basse en se rapprochant de mon oreille comme si c'était un secret.
– Riccardo, je ne t'ai pas trompé. Je mets assez de force dans ma voix pour qu'il comprenne enfin, mais c'est comme s'il n'avait absolument rien entendu, car il continue.
– Si ces filles sont mortes alors qu'elles ne m'ont rien fait, imagine ce que je ferais à une femme qui a donné ce qui était à moi à mon ennemi.
Il s'arrête enfin de marcher, me forçant à en faire de même. J'ai un hoquet. Dans un coin de la clairière, il y a une boîte en bois d'une taille impressionnante pouvant contenir un homme adulte ; juste à côté, il y a un trou creusé dans le sol, un trou qui fait la largeur de la boîte et d'une longueur d'au moins 17 mètres, un amas de terre humide rejeté négligemment de côté.
Je regarde Riccardo ; il a toujours cet étrange sourire qui vient de s'agrandir en même temps qu'une lueur malicieuse prend naissance dans ses prunelles. Puis, je regarde autour de moi, cette boîte, ce trou, cette clairière.
Des femmes tuées.
Le cimetière des femmes.
Si ces filles sont mortes alors qu'elles ne m'ont jamais trompé, imagine ce que je ferais à une femme qui a donné ce qui était à moi à mon ennemi ?
C'est maintenant que je me rends compte qu'il a mis la phrase au passé. Comme s'il n'y avait plus rien entre nous, et pas une seule fois il n'a utilisé mon nom ; il m'a qualifiée comme toutes les autres.
Bordel de merde. Je comprends à présent pourquoi Tara ne cessait de secouer la tête ; Riccardo ne m'a jamais fait venir ici pour parler.
Il veut se débarrasser de moi !
On se regarde à nouveau et cette fois je ne fais aucun effort pour cacher ma peur. Tout ce qu'il me racontait au début n'était qu'un mode d'emploi. Il donne tout aux femmes tant qu'il est sûr d'avoir leur soumission, mais dès que les choses ne fonctionnent plus comme il le souhaite, il s'en débarrasse.
J'essaie de retirer ma main de la sienne, mais la pression de ses doigts augmente, me faisant presque mal. Le message est clair, il ne compte pas me lâcher.
– Qu'est-ce qui se passe, tu as peur ? Toi qui n'as jamais cillé devant toutes les horreurs dont tu as été témoin ?
Je suis terrifiée, parce que je ne sais pas si j'ai en face de moi un homme en pleine crise psychotique ou juste un homme qui me déteste parce qu'il est persuadé que j'ai couché avec Franco quand il était en prison.
– Riccardo, lâche-moi... Aahh merde ! Il vient de tordre les doigts puis mon poignet qu'il ramène sur mon dos ; il comble la distance et me plaque contre son torse.
– Quoi, ma présence te dégoûte maintenant ? Dis-moi, qu'avait-il de plus que moi ? Il te traitait mieux, il était plus attentif à tes paroles ? Sa queue t'a fait plus d'effet que la mienne. C'était quoi, le frisson de l'interdit ? Dis-le-moi.
– Ce n'est pas toi, je refuse de croire que tu as creusé une tombe pour moi. Je ne fais plus aucun effort pour cacher ma détresse ; je tremble contre lui et des larmes coulent sur mes joues.
– Il y a deux semaines, je n'étais pas prête à croire que tu n'étais qu'une putain et une menteuse.
Je hoquette ; comment ai-je pu être stupide au point de le suivre dans cette forêt où personne ne me viendra en aide ? Il me serre amoureusement contre lui en caressant mon dos.
– Chut, ne pleure pas. Laisse-toi faire et ça ira très vite. Il presse ses lèvres sur mon front comme s'il n'était pas sur le point de se débarrasser de moi.
– Tu m'as promis qu'on allait parler.
– Oh petite serveuse, les Gaviera ont autant de paroles que les tentacules d'une pieuvre. Tu es naïve au point de croire que je te laisserai me servir d'autres mensonges ?
Je réussis à m'éloigner assez pour croiser son regard. Le prenant au dépourvu, je lui enfonce mon pied sur le genou ; il lâche un juron et sa jambe se dérobe sous son poids. J'en profite pour m'échapper.
Quand tu as en face de toi un adversaire plus fort que toi, ton seul allié c'est l'effet de surprise et la vitesse. Frappe vite et fort sur les articulations et cours. Si tu réussis à trouver une arme, n'hésite pas à t'en emparer, mais ne fais jamais la bêtise de prendre une arme qu'il pourra retourner contre toi ; l'arme que tu choisiras doit être comme une extension de ton propre bras, compris petite serveuse.
Je saute par-dessus un tronc échoué sur le sol en jurant ; je n'arrive pas à croire que je viens d'utiliser ce que Riccardo m'a appris durant nos brèves séances d'entraînement contre lui.
– Tu comptes aller où ? Je connais cette forêt comme ma poche. Fais attention, tu risques de marcher sur la tombe d'une de tes congénères.
– Va te faire foutre ! Je me laisse aller contre un arbre en regardant autour de moi.
– Tu me déçois ; je croyais pourtant t'avoir mieux formée que ça. Quand tu es traquée, tu te fais la plus discrète possible ; là, tu viens de me donner ta position.
J'entends un bruit, comme le craquement d'une brindille. Merde, je ne sais absolument pas où aller. Je m'éloigne de l'arbre en courant de toutes mes forces ; les feuilles fouettent mon visage. Bordel, je crois qu'à force d'inhaler la fumée de ses clopes, j'ai les poumons en compote. Pourquoi ils brûlent autant ?
– Tu fais trop de bruit, je vais t'attraper. Merde, merde, je pousse plus fort sur mes jambes ; je suis tentée de m'arrêter juste pour voir s'il compte vraiment me faire du mal. Mais je refuse de tenter le diable ; Riccardo est un être beaucoup trop imprévisible.
J'emprunte une pente, qui délimite l'herbe en courant à un rythme désespéré. De ce côté, la terre est meuble, et l'odeur de terre fraîchement retournée m'assaille. En général, j'aime bien cette odeur, mais ce mélange de senteurs autour de moi ce soir m'étourdit. La pente est beaucoup trop haute, je m'arrête brusquement en me rendant compte que je suis sur une falaise, j'ai manqué de foncer tout droit sur une mort certaine.
Je regarde autour de moi et quand sa voix me parvient, je comprends que je suis fichue. Parce qu'il est derrière moi.
– Ça y est, tu es fatiguée.
Je me retourne pour lui faire face, tout en reculant prudemment.
– Ne t'approche pas de moi.
Il lève les bras au ciel en signe d'apaisement avec un sourire avant de caler son épaule contre un arbre. Il croise les bras sur son torse et ses jambes au niveau des chevilles. Il est beaucoup trop calme et c'est putain de terrifiant, surtout dans la situation où je me trouve. Je regarde derrière moi, puis lui.
– J'ai toute la nuit et toi, tu n'as pas le choix. Soit tu sautes par le ravin et tu meurs, soit tu viens à moi et tu meurs ; dans tous les cas, le résultat sera le même.
Il se tapote le menton en souriant.
– Je vais être triste. Je croyais vraiment que tu étais la bonne, aucune femme ne m'a fait ressentir ce que toi tu m'as fait ressentir. Il termine son discours en haussant une épaule avant d'ajouter, encore une déception.
– Tout ça est ridicule, tu me condamnes sans même entendre ma version des faits !
– Je sais ce qu'il faut savoir.
– Le soir où cette salope t'a montré la vidéo, tu m'as dit que tu me croirais si je te disais que ce n'était pas moi. Tu étais prêt à me croire sur parole alors même que tu avais la vidéo sous les yeux, mais tu ne veux même pas m'écouter.
– Pourquoi devrais-je t'écouter maintenant alors que tu as eu tout le temps de te confier à moi mais tu n'as rien fait. Donne-moi une seule bonne raison.
– Tu me le dois bien, j'ai accepté tout de toi, tes qualités comme tes défauts qui sont innombrables. Je te demande juste de prendre 5 putain de minutes pour me laisser parler, merde !
Mon mauvais caractère que la peur avait chassé revient au galop. Sans même m'en rendre compte, je me suis avancée. Il regarde mes jambes comme pour évaluer la distance qui nous sépare avant de dire :
– Très bien, je t'écoute.
Je soupire de soulagement. Plus sereine, je m'avance vers lui les bras croisés et m'arrête à quelques mètres. Je m'attends à ce qu'il me saute dessus, mais il reste contre l'arbre, m'observant à travers ses cils.
– Tu vas parler, merde ! Je sursaute, je n'arrive pas à me faire à ce côté agressif qu'il me sert.
Ai-je vraiment mérité un tel traitement ?
– Un après-midi, j'étais dans le restaurant d'Ellen, et Rebecca est venue me trouver. C'était selon elle pour me remercier de l'avoir sauvée de Dominguez. Puis elle m'a parlé de toi, me confiant qu'elle t'a rendu visite en prison, que tu as même accepté des visites conjugales pour elle.
– Donc, tu as décidé de t'envoyer Franco pour te venger. Je le fusille du regard agacé.
– De nous deux, ce n'est pas moi qui me comporte comme une gamine !
Il tique et s'avance. Je recule.
– J'étais dans une colère monstre parce que tu refusais de me voir et tu as accepté de la voir elle.
– Tu l'as cru ?
– J'en sais rien mais ça m'a chamboulée.
– Y a-t-il quelque chose dans mon comportement qui t'a un jour donné l'impression que je ne joue pas franc jeu avec toi ?
– Peut-être le fait que tu aies creusé une putain de tombe pour moi alors que Rebecca n'a jamais eu droit au traitement spécial « j'écoute les voix dans ma tête, point com », merde. Ou peut-être le jour où, dans le village des pêcheurs, je suis revenue vivante de chez Dominguez et que tu as préféré prendre soin d'elle plutôt que de moi.
– Tu es en train de dire que c'est ma faute si tu as écarté les cuisses pour Franco ? Je sursaute, choquée par l'insulte. Des larmes me piquent les yeux mais je les refoule.
– Je n'ai jamais couché avec personne mais tu t'es bien débrouillé pour cultiver cette insécurité dans ma tête. Elle est constamment là et jamais, non jamais, tu n'as mis de barrières. C'est comme si tu voulais la garder à portée de main pour le jour où notre histoire va s'écrouler, parce que tu attends toujours que tout finisse en chaos. C'est peut-être pour ça que Rebecca n'est jamais venue ici, tu l'aimes et tu vois en elle l'image de la mère que tu n'as jamais eue.
Je me tais en prenant conscience d'emprunter un terrain glissant.
– Pense ce que tu veux, ça n'a plus aucune importance maintenant. Poursuis ton histoire, j'ai certes toute la nuit mais n'essaie pas de jouer avec ma patience, tu as perdu tous tes privilèges, Gayle.
Idiote, tu t'attendais vraiment à ce qu'il nie.
– Dès que Rebecca est partie, Franco est venu me rejoindre. Il m'a dit qu'il avait rencontré une fille et qu'il voulait de l'aide pour acheter une bague. Je ne sais pas ce qui m'est passé par la tête, mais je l'ai cru, il semblait si convaincant... Garde tes commentaires pour toi, je n'en ai pas besoin.
Il soupire et m'invite à poursuivre.
– C'est lui qui a remarqué que James était là, et ça m'a encore plus énervée. J'ai eu l'impression que tu te permettais de faire ce que tu voulais avec ton ex-femme tout en essayant de me contrôler moi. Tout est allé trop vite, James m'a agacée avec ses discours sur la sécurité et j'ai craqué. J'ai demandé à Franco de me déposer chez Ellen, c'est là qu'il a mis de la drogue dans ma bouteille d'eau. J'ai commencé à avoir des hallucinations et je te voyais toi. En moins de temps qu'il ne faut pour le dire, je me suis retrouvée chez lui et c'est là qu'il a pris la vidéo. Il a commencé à me toucher mais je te voyais toujours, j'allais faire n'importe quoi, mais Franco a été interrompu, je ne sais pas qui c'était mais c'était un homme. Quand ils sont sortis de la chambre, j'en ai profité pour fuir par la fenêtre et je suis allée me réfugier chez une vieille dame qui habite dans le même immeuble.
– Sous l'effet de la drogue, tu as réussi à t'enfuir ? J'ai l'impression qu'il doute de la credibilité de mes propos.
– À force de se retrouver dans la merde, on devient inventif. Tu ne me crois pas, pas vrai ?
C'est une rhétorique. Je ne m'attendais à rien mais je suis quand même déçue, je me sens tellement mal.
– Tu sais quoi, va te faire voir.
– Hey, je t'interdis de pleurer, tu n'as aucun droit d'être blessée. Tu as eu deux putains de mois pour me dire la vérité mais tu n'as rien fait.
– Oh comme c'est étrange, comment oses-tu avoir peur de te confier à ton petit ami impulsif, paranoïaque, et violent à ses heures perdues. Mais bordel, tu m'étonnes que j'étais morte de trouille, tu as réagi exactement comme j'avais peur que tu le fasses.
– Tu avais peur de moi. Je hoche doucement la tête. Il soupire et fourrage dans ses cheveux. Il va me payer ça.
Je sais qu'il parle de Franco.
– Il est déjà mort. Je crois qu'il a été tué le soir où il m'a droguée par l'homme mystérieux.
– Sa famille est toujours vivante, j'aurai ma vengeance. Viens là, je déteste cette distance entre nous. Je regarde sa main tendue, et la prends sans hésitation ; des larmes de soulagement dévalent sur mes joues, il me croit, ce calvaire est enfin fini, je me sens bête maintenant de ne lui avoir rien dit.
Je me laisse aller contre lui. Sur la pointe des pieds, j'enroule les bras autour de son cou. Son corps est brûlant mais ça m'est égal, Riccardo s'avance légèrement et je sens le tronc contre mon dos.
– Regarde-moi. Je m'exécute presque mécaniquement, abattue par la supplication dans sa voix.
– Embrasse-moi.
Je ne me fais pas prier, mon corps fond contre le sien. Au début, mon baiser est hésitant, mais je finis par retrouver les sensations familières qui me font perdre la tête. Riccardo presse ses hanches contre mon ventre pour que je sente son excitation. Sa main se pose sur mon épaule, puis sur mon cou ; il m'intime de le laisser unir nos langues en mordillant ma lèvre. Il oriente ma tête vers le bas, je me retrouve avachie contre le tronc à accueillir sa force brute.
– Je suis désolée, j'ai conscience de t'avoir blessé. ça n'a jamais été mon intention.
– Non. Il réplique d'une voix rauque. C'est moi qui suis désolé de t'avoir donné l'impression que je ne pouvais pas te comprendre. Parce que tu savais que j'allais réagir comme un imbécile. Mais avec toi, je ne sais jamais comment me comporter, je n'ai jamais été possessif.
– C'est toi, et ça sera toujours toi, je te le promets. Il enveloppe ma tête et pose son front sur le mien.
– Gayle ?
– Oui ?
– Je ne sais pas si c'est toi qui est stupide ou si c'est moi qui suis stupide d'avoir cru que tu etais intelligente. Je viens de te dire que j'ai autant de paroles que les tentacules d'une pieuvre et tu te précipites dans mes bras dès que je te tends la main.
– Qu'est-ce... Je ne termine pas ma phrase qu'il me plaque contre l'arbre et appuie un mouchoir blanc sur mon nez. Je hoquette en reconnaissant l'odeur du chloroforme.
– Je suis, navré, mais je n'ai pas cru un seul putain de mot de ton discours.
Mon cerveau est si abbrutie par le choc que je n'essaie même pas de me débattre. Il y a des litre de produit chimique dans son mouchoir, j'en sens l'humidité sur mon visage, mes paupières deviennent lourde comme à chaque fois. Je m'aplatit sur lui avec l'impression de ne plus avoir de membres pour me maintenir debout.
Il me soulève comme si je ne pesais rien et s'avance en sifflotant. Ma tête roule sur son épaule, je sens ses lèvres sur mes joues puis sur les miennes, puis je l'entends marmonner Dieu sait quoi. On revient dans la clairière et je comprends ce qui m'attend ; je m'accroche à son tee-shirt en essayant de parler mais j'ai la langue en bouillie. Riccardo me pose dans la boîte avant de pousser cette dernière dans le trou ; je convulse sous l'impact. Ça fait un mal de chien même avec la drogue, je le sens.
Il s'accroupit en face du trou avec le couvercle de la boîte. Plutôt de mon cercueil.
– Tu veux que je te raconte un secret ? Je fais faire un cercueil à chaque fois qu'une femme rentre dans ma vie. Tu es la seule pour qui je ne l'ai pas fait, celui dans lequel tu vas mourir était pour Rebecca.
J'écarquille les yeux au moment où il rabat le couvercle dessus. Mes forces m'abandonnent quand il commence à recouvrir la boîte de sable.
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