Gayle
Il est minuit passé quand je pousse la porte de chez moi. Emma est devant la télé avec à la main son éternel jus de concombre. Je ferme la porte et m'y adosse.
– Salut, où est le vieux ?
Je la regarde, désespérée, puis les larmes que je n'arrivais pas à libérer dévalent sur mes joues. Putain, la soirée avait pourtant bien commencé, tout se passait bien et maintenant c'est le chaos. Je ne comprends même pas comment on est passés de se faire des confidences au cinéma à se blesser avec nos mots au milieu de nulle part. Je regrette tellement ce que je lui ai balancé sur sa mère. Ça n'a duré que quelques secondes, mais j'ai bien vu dans ses yeux que mes mots l'ont touché plus que ce que je lui avais dit auparavant.
– Gayle, où est papa, tu m'inquiètes là ? Je nettoie mon nez avec la manche de ma veste avant de regarder ma sœur qui se tient devant moi.
– Je suis désolée. On était dans la voiture et des tireurs nous ont pris pour cible, papa a été touché. Je la retiens alors qu'elle tangue sous le choc. Je m'attends à ce qu'elle me repousse, qu'elle me frappe, qu'elle m'accuse d'être porteuse de malheurs. Mais elle ne fait rien de tout ça, à la place, elle me prend dans ses bras et me serre très fort contre elle. J'entoure sa taille de mes mains en lui rendant son étreinte.
– Il est hors de danger, mais ils le gardent en observation.
– Et toi, ça va ?
Je secoue la tête sans pour autant m'éloigner d'elle.
– J'en sais rien. Emma, je crois que j'ai fait une grosse bêtise.
– Pourquoi ?
– Riccardo, j'ai perdu la tête et je l'ai vraiment blessé.
Elle se met brusquement à rire, ce qui m'agace.
– Excuse-moi, mais wesh, ce mec est tellement à fond sur toi, même si tu lui plantes un couteau dans le cœur, il te pardonnera.
Merde, je l'ai déjà fait. Je l'ai poignardé et il n'a pas hésité à perdre 5 mois de sa vie pour moi.
Une chose est sûre : nous ne sommes pas le couple le plus équilibré qui soit.
– J'ai besoin d'une douche, je marmonne, la mort dans l'âme.
– Une minute, il est où mon père ?
– Quelque part, où il se fait soigner.
– Mais encore ?
– J'ai besoin d'une douche.
Je monte dans ma chambre en priant que Dominguez n'ait pas foutu de corps sous le lit. Ce soir, je serais incapable d'en supporter davantage. J'arrive à saturation.
Je descends au salon 20 minutes plus tard, vêtue d'un short et d'un débardeur. Je manque de me casser la gueule en sautant une marche par inadvertance parce que j'ai la tête plongée dans mon téléphone, plus exactement dans mes discussions avec le démon.
Pourquoi ne m'a-t-il pas envoyé de message ? Peut-être qu'il s'est fait attaquer. J'ai pris sa voiture et je l'ai abandonné au milieu de nulle part. Jamais lui ne m'aurait fait ça. Putain, je suis vraiment une personne horrible.
– Tiens, tu verras, tu te sentiras bien. Elle me présente un verre rempli de jus de concombre. Je soupire, je n'ai même pas la force de râler. Je m'installe sur le canapé et on commence à regarder les chroniques criminelles en silence.
– Après une dispute, c'est toujours l'homme qui doit envoyer le premier message. Tu dois te faire désirer. Surtout toi, tu as beaucoup de chance.
– En quoi suis-je chanceuse ?
– Ton mec est plein aux as, fais-toi désirer et il t'offrira des bijoux de valeur. Tu pourrais même lui demander une villa pour nous. Ou mieux, je veux aller vivre aux États-Unis. Je soupire, Emma sera toujours Emma qu'il pleuve ou qu'il vente.
– Je me passerai de tes conseils.
– Que s'est-il passé ?
– J'ai craqué et je lui ai dit des choses horribles.
Je regarde la liqueur verte qui remplit mon verre. Comment ai-je pu tomber aussi bas ? Je sais à quel point l'abandon de sa mère a été un traumatisme pour lui, comment ai-je pu utiliser ça contre lui ?
Je devrais peut-être l'appeler. Non, il ne va jamais décrocher, il doit me détester !
– Tu as toujours été très impulsive. Quand tu es en colère, tu dis toujours les premières stupidités qui te passent par la tête. Un jour, ce comportement finira par te perdre.
C'est déjà fait. J'ai cédé à la colère et j'ai suivi Franco, et maintenant Dominguez me harcèle avec des photos et des vidéos. Notre altercation de ce soir n'est qu'un jeu d'enfant par rapport à ce que Riccardo me fera s'il apprend ce que je lui ai fait.
Je n'étais pas très heureuse, mais au moins j'étais libre. Je serre les dents.
Va te faire foutre, en mode je suis sa prison, qu'il aille se faire voir, lui et son malheur, putain, je le hais.
– Tu sais, maman avait l'habitude de dire : L'amour peut faire mal, l'amour peut faire mal parfois, mais c'est la seule chose que je connaisse. Et quand ça devient difficile, tu sais que ça peut devenir difficile parfois, c'est la seule chose qui nous fait nous sentir vivants. Nous gardons cet amour dans une photographie, nous avons créé ces souvenirs pour nous-mêmes, où nos yeux ne se ferment jamais, les cœurs ne sont jamais brisés et le temps est à jamais figé.
– Dis-moi Emma… Je l'arrête, le plus sérieusement du monde.
– Quoi ? Je ramasse un coussin et la frappe doucement au visage, ce qui la fait rire.
– Depuis quand maman c'est Ed Sheeran ? Parce que c'est la chanson *Photograph* là.
Elle se met à rire, fière de sa blague stupide. Son rire est tellement contagieux que je finis par la rejoindre.
– Elle chantait souvent cette chanson donc ça compte.
– Pas du tout. Mais elle avait l'habitude de dire que je suis trop impulsive pour mon bien. Emma, je lui ai brisé le cœur. Tu aurais dû voir son regard quand je lui ai parlé de sa mère.
– Fais-lui une fellation, les hommes adorent ça.
– Emma !
– Bon ça va. Qu'est-ce qui t'a poussé à lui parler comme ça ?
– J'en sais rien, je subis des pressions monstres depuis la mort de maman et j'ai craqué.
– Tu l'aimes ?
– Oui. Je dis sans hésitation.
C'est exactement ça le problème. Mes sentiments pour Riccardo sont apparus du jour au lendemain. Je l'ai aimé trop vite, trop fort. Avec lui, tout prend une intensité démesurée : mon amour, ma colère, ma jalousie, absolument tout. Je me prends la tête entre mes mains en éclatant de rire.
C'est maintenant que je me rends compte que j'ai laissé mon père seul avec des inconnus. Il va se réveiller sans un visage familier à ses côtés.
Je me lève brusquement.
– Je dois y aller.
– Tu vas où à cette heure, tu sais que tu es louche.
– Voir papa, qu'est-ce que tu racontes !
– Je viens avec toi !
***
– C'était incroyable. Ça s'est passé comme dans les films. La voiture s'est arrêtée juste devant nous et ils ont pointé une arme sur notre voiture. Riccardo m'a regardé brièvement avant d'accélérer. Je me suis jeté sur Gayle, tel un chevalier venant en aide à une demoiselle en détresse, et j'ai héroïquement pris la balle. Oh Emma, tu aurais dû voir ça.
Emma vient me rejoindre en cuisine. On se regarde avant de soupirer. J'ai mis une pierre tombale sur ma relation avec Riccardo pour que mon père ressente de la fierté suite à cette tragédie.
– Écoute-moi bien, si j'entends encore ce vieux débris parler de la fusillade, je craque.
– Pourquoi tu me regardes comme ça ?
– C'est ta faute.
– Ma faute ? Ma parole, tu as plusieurs neurones qui ont disjoncté ou quoi !
– Oui putain, tu aurais dû prendre cette foutue balle. Empêcher ce vieux de se prendre pour un foutu 007 des temps modernes, ma tête va exploser ! Ahh… Je craque. Regarde, regarde, j'ai un début de cheveux blancs. Elle me fourre littéralement sa tête sur le visage.
– Va te faire voir. Mais je dois avouer qu'il commence à me rendre chèvre.
– Commence ? Ça fait trois jours que ça dure et cette maudite clochette ! Ton mec est un putain de gamin.
Que Riccardo soit un gamin, ce n'est un secret pour personne. Mais il a vraiment fait fort cette fois.
Au même instant, papa fait teinter sa clochette. Je compte jusqu'à 10, maudit soit celui qui lui a offert ce cadeau.
– C'est ton tour ! Crache ma sœur. Pourquoi ton mec lui a offert ce truc ? Le son est insupportable. J'en fais des cauchemars. Regarde, j'en ai les mains qui tremblent. Oh, je crois que c'est la fin. Je hais les Italiens !
Emma toujours en train de dramatiser ! Je sors de la cuisine où j'étais allé me réfugier. Mon père est couché sur le canapé, en train de regarder un film d'action. Il fait teinter la clochette à nouveau.
– J'ai un peu soif. Je regarde l'instrument de malheur que lui a offert Riccardo. Si j'avais un broyeur â la main, cette saleté allait y passer.
Je remplis le verre d'eau et porte la paille à ses lèvres.
– Comment tu te sens ?
– Bien, je vais dormir un peu.
Seigneur, merci ! Oui dors, dors !
Je l'aide à se coucher et je ramène les couvertures sur ses épaules avant de baisser le son de la télévision.
– Tu sais que tu es beau, petit papa. Il rougit.
– Oh, arrête, je risque de prendre la grosse tête.
C'est pas déjà fait ?
Après ça, je pars m'enfermer dans ma chambre. Je suis accrochée à mon téléphone comme une foutue désespérée. Et ça fait trois jours que ça dure. Riccardo ne m'a pas appelée et je ne l'ai pas fait non plus. Je devrais peut-être m'excuser pour ce que j'ai dit, non ? Mais je suis sûre qu'il ne va pas prendre mon appel. De toute façon, ce n'est pas le genre de conversation qu'on a au téléphone.
Je me laisse tomber sur mon lit en baillant. J'ai l'impression d'être une domestique au service de mon propre père. Cette maudite clochette n'arrête pas de sonner, et moi de courir partout pour lui faire plaisir.
Je souris en enfonçant ma tête dans l'oreiller. Il est vivant, c'est tout ce qui compte…
Je suis réveillée par le tintement de la clochette. J'enfonce la tête dans le lit pour étouffer un hurlement de frustration. Je commence à en avoir par-dessus la tête de ce bruit.
J'essaie de me rendormir, mais le bruit redouble. Qu'est-ce qu'elle fiche, Emma ? C'est son putain de tour.
– Gayle, tu as de la visite.
Je me redresse brusquement. C'est lui, putain, c'est lui. Je me précipite dans la salle de bain. Je me brosse les dents et m'asperge le visage d'eau avant de sortir de la chambre au pas de course.
Pourtant, quand j'arrive en bas, ce n'est pas le bon Gaviera que je trouve dans le salon. Mes épaules s'affaissent.
– Giacomo ? Il se lève du canapé avec un sourire. Contrairement à la dernière fois, il n'a pas l'air saoul, mais ses pupilles sont fortement dilatées. Il porte un pantalon en toile et un pull par-dessus lequel il a passé un long manteau.
– Salut, Gayle. Désolé de passer à l'improviste, mais j'aimerais te parler. On va marcher !
Ce n'est pas une question, mais un ordre. Je hoche la tête, j'ai besoin de me dégourdir les jambes de toute façon. Si je reste ici, je risque de craquer et d'appeler Riccardo.
– Donne-moi une minute. Je remonte rapidement à l'étage pour enfiler une robe en coton par-dessus laquelle je passe un long cardigan en maille. J'enfile mes Converse en allant retrouver Giacomo.
– À plus tard, le vieux.
– Sois prudente. Je ne suis plus là pour te sauver.
Je lève les yeux au ciel en fermant la porte derrière moi. Heureusement qu'il n'a pas sauvé le monde.
– Tu dois te demander ce que je fais là ? questionne Giacomo dix minutes plus tard alors qu'on se promène dans les rues étroites de mon quartier.
Je me demande surtout si c'est son frère qui l'a envoyé. Giacomo Gaviera est quelqu'un pour qui j'ai beaucoup de respect, mais nous ne sommes pas proches au point de nous rendre des visites.
– J'avoue que je suis assez intriguée. Il s'arrête brusquement devant une église, où se déroule une veillée nocturne, m'obligeant à en faire de même. J'aurais préféré continuer à avancer, je déteste rester immobile quand je suis à cran.
– Je ne vais pas tourner autour du pot. J'ai proposé à Riccardo de prendre ma place à la tête de l'organisation.
Je garde un visage neutre, même si l'information me choque. Pourquoi donner à Riccardo ce qu'il a toujours voulu, ce pour quoi il a été préparé toute sa vie ? C'est insensé.
Comme je le fixe sans rien dire, Giacomo poursuit.
– Il a toujours voulu être la Pieuvre. Même s'il n'a jamais laissé paraître, je sais que Riccardo a toujours été jaloux de moi. Mais il a refusé.
– Pourquoi ? Giacomo, les bras croisés sur sa large poitrine, sourit.
– Tu ne devines pas ? C'est à cause de toi. Riccardo a sacrifié son rêve pour toi.
Je déglutis péniblement. Son ton est soudain aussi dur que son regard.
Riccardo veut vraiment être la Pieuvre ? En quoi serais-je un frein pour son rêve ? C'est ridicule. S'il m'en parle, je le soutiendrai.
Ces paroles me reviennent brusquement en mémoire.
Avant, même si je n'étais pas très heureux, au moins j'étais libre. Maintenant, je dois faire attention à tout. Tu n'es pas la seule à avoir fait des sacrifices.
Oui, il a dit cette phrase sur un ton mordant de colère contenue. Mais je connais Riccardo, du moins assez pour savoir qu'il n'ambitionne pas de devenir la Pieuvre.
– Giacomo, je pense que tu connais assez ton frère pour savoir que s'il voulait devenir la Pieuvre, rien ni personne ne l'en empêcherait.
– Justement, je ne le reconnais pas, et ce depuis qu'il t'a fait venir ici. Il ne se conduit pas comme d'habitude.
Giacomo fait un pas menaçant dans ma direction. Mais je ne recule pas, je vais même jusqu'à le regarder effrontément dans les yeux.
– Ça te pose un problème qu'il arrête de se comporter comme un imbécile ? Qu'il arrête de vivre dangereusement ? J'essaie juste de le rendre heureux. Riccardo est un "made man", pas un diplomate.
Futur Pieuvre ou pas, je lui arracherai les yeux s'il devient un putain de plafond de verre contre le bonheur de Riccardo.
– Non, mais ça me pose un problème qu'il perde de vue les priorités.
– Les priorités de qui ? Les tiennes ? Tu ne peux pas demander à Riccardo de devenir la Pieuvre, tu n'as pas ce pouvoir. C'est ton père qui décide, et la Pieuvre n'a jamais fait une telle proposition et ne la fera jamais.
– Pour qui tu te prends ? Tu sors de nulle part et tu penses connaître mieux que moi le fonctionnement de l'organisation ?
– Giacomo, je me moque du fonctionnement de l'organisation. Par contre, je connais Riccardo et je sais qu'il n'a jamais voulu être la Pieuvre. Enfin, Riccardo s'agace quand on lui pose trois questions. Tu vois cette boule de nerfs parlementer avec d'autres chefs ? Il les tuera tous à la première phrase.
– Tu as la prétention de croire que tu connais mon frère mieux que moi ?
Putain oui, je connais Riccardo mieux que lui. Riccardo m'a montré des facettes de sa personnalité qu'il ne montrera jamais à personne. Mais je décide de me la jouer fair-play pour ne pas envenimer les choses.
Je hausse les épaules.
– Je n'ai jamais dit ça. Giacomo, qu'est-ce que tu me veux vraiment ? Tu n'as pas fait tout ce chemin pour ça. Toi et moi savons que je n'ai pas le pouvoir de te donner ce que tu cherches.
Il reste silencieux quelques secondes. Un marchand de maïs passe juste à côté de nous. L'odeur me met l'eau à la bouche.
– Combien ?
– Pardon ?
– Donne-moi ton prix. Je te donnerai autant d'argent que tu veux pour que tu partes, toi et ta famille, loin d'ici. Je sais ce qui est arrivé à ton père. C'est notre lot quotidien dans la mafia. Tant que tu resteras ici, je t'offre la possibilité de protéger ta famille, d'être libre.
– Libre ? Je questionne presque dans un état second, dans un souffle.
– Oui, plus de Dominguez, plus de danger. Plus de fusillades, une vie tranquille comme en rêvent beaucoup de gens. Tu auras une nouvelle identité, la nationalité du pays que tu as choisi, et je veillerai à ce que tu ne manques jamais de rien. Tu as ma parole d'honneur.
C'est une vie presque utopique qu'il me sert sur un plateau d'argent. Mais ce sera une vie sans Riccardo. À quoi me servirait cette tranquillité d'esprit si une part de moi n'est pas là ? Notre couple est chaotique, je suis parfois maladroite et je ne sais pas comment m'y prendre. Mais j'étais sincère après l'attaque au village des pêcheurs quand j'ai dit que je ne l'abandonnerais jamais. Mais ma famille, doit-elle payer pour mes choix ?
– Très bien, tu as de quoi noter ? Giacomo ne cache même pas son soulagement. Il sort son chéquier et un stylo en or.
– Combien ?
– Je veux des larmes de mammouth et la transpiration d’un alligator. La pointe du stylo posée sur la feuille, il relève la tête et plonge ses yeux vibrants de colère dans les miens.
– Tu te moques de moi ?
– Riccardo m’a offert le corps de ma mère en cadeau d’anniversaire, tu te doutes bien que tu dois mettre la barre haute si tu veux que je parte.
– Tu penses que c’est un jeu ?
– Non, mon père a pris une balle dans le ventre, alors je sais que ce n’est pas un jeu. Mais mon amour n’est pas à vendre, Giacomo. Je ne partirai pas pour tout l’or du monde.
– Votre amour est trop dangereux, pour lui comme pour toi. C’est une bombe prête à exploser. Vous passez votre temps à vous disputer, ce n’est qu’une question de temps avant qu’il ne te quitte ou pire, qu’il te loge une balle entre les deux yeux. Riccardo n'est pas fait pour aimer, mais pour détruire.
– Tu ne t’es jamais dit que c’est peut-être moi qui risque de lui tirer dessus ? Giacomo, Riccardo et moi sommes pareils, nous sommes deux bombes à retardement, et si cette bombe doit exploser, alors qu’elle explose. Rentre chez toi, Giacomo, tu n’arriveras jamais à me convaincre de partir.
– La vie de ta famille n’a donc aucune importance pour toi ?
Je serre mon cardigan contre moi, mais il m’est impossible de réprimer le frisson de culpabilité qui me traverse.
– Je suis vraiment désolé, Gayle, je ne voulais pas en arriver là, mais tu ne me laisses pas le choix. Je fronce les sourcils sans comprendre alors qu’il range son chéquier, puis je le vois extirper quelque chose de sombre de sa poche.
Giacomo se fige soudain, il regarde un point par-dessus mon épaule. Je suis son regard, mes yeux s’écarquillent. Je suis sur le point de me jeter dans les bras de Riccardo, mais notre altercation me revient en mémoire, et je n’arrive plus à bouger. Il s’avance vers nous sans même me regarder, il s’arrête juste à côté de moi. Je frissonne quand son parfum m’assaille. Il pose une main sur le bas de mon dos, de manière possessive, sans arrêter d’analyser son frère sous toutes les coutures.
– Qu’est-ce que tu fais là ? La pomme d’Adam de Giacomo monte brièvement avant de redescendre alors qu’il avale difficilement sa salive.
– J’avais des questions à poser à Gayle sur l’enfant. La main de Giacomo bouge sous sa veste. Bizarre, je croyais qu’il avait déjà rangé le chéquier.
Riccardo dirige brusquement son regard vers moi.
– Tu es enceinte ?
– Heu, non. Il se concentre à nouveau sur son frère.
– Elle n’est pas enceinte.
– L’enfant de Cass ! précise ce dernier avec une certaine rudesse.
– Tu devrais aller poser tes questions directement à Cass dans ce cas. Je ne veux pas que Gayle soit dehors à cette heure.
Giacomo me lance un regard presque suppliant. Le message est clair, il ne veut pas que son frère sache pour notre échange. Mais il le sait, Riccardo a sûrement entendu toute la conversation, si ce n’est la moitié. Giacomo se force à sourire.
– J’y allais. Merci de m’avoir écoutée, Gayle.
Il emprunte une petite ruelle nichée entre l’église en pierre et une école maternelle avant d’être englouti par la nuit.
Ah mince. Je reste seule avec Riccardo et pour la première fois depuis que je le connais, je ne sais pas quoi dire. Ma langue pèse une tonne et mes yeux semblent avoir épousé le sol. Ça n’est jamais arrivé. Dès notre première rencontre au restaurant, les choses entre nous ont été explosives. Mais là, j’ai l’impression que le temps s’est arrêté et pas de la manière la plus romantique qui soit.
Il s’éloigne, les mains enfoncées dans les poches de sa veste.
– Tu viens !
Putain, j’ai envie de pleurer de frustration. Je le suis à bonne distance, les bras croisés sur le dos, incapable de quitter sa silhouette qui s’éloigne du regard. Je traîne des pieds autant que je peux avant de m’arrêter brusquement. Pourquoi devrais-je le suivre si on n’a rien à se dire ? Je peux rentrer toute seule. Et d’ailleurs, qu’est-ce qu’il fait là ? Pourquoi a-t-il espionné ma conversation avec Giacomo comme un foutu malade ? Je déteste avoir l’impression qu’il me surveille constamment. Pourtant, c’est toujours ce qu’il fait, même quand il était en prison.
Je vais faire demi-tour et prendre un raccourci.
Ah merde, Gayle. Tu veux encore te faire kidnapper et te faire tirer dessus ? C’est ce qui arrive inévitablement quand je suis seule. Cette île est un vrai nid à vipères pour moi. Mais je crois que je préférerais être dans une cage remplie de mambas noirs qu’à côté de Riccardo.
Son silence me donne envie de pleurer. Souvent je me comporte vraiment comme une enfant instable.
– Putain, tu te prends pour un arbre pour rester planté là.
Connard !
On continue de marcher dans un silence insupportable. Il y a une petite voix dans ma tête qui me demande de l’attaquer, de le provoquer, de dire n’importe quoi pour le mettre hors de lui. Je pourrais le mettre en colère maintenant qu’il est calme et essayer de le calmer quand il sera en colère. Je me pince les lèvres, c'est intéressant comme projet.
Une autre voix dans ma tête me dit de le retenir et de lui demander pardon. Je vais le faire, je suis une femme raisonnable. Je ne suis plus une gamine capricieuse.
– Je peux rentrer toute seule. Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, je suis une femme adulte.
Merde, ce n’est pas ce que je voulais dire. Ma langue le fait exprès ?
– Gayle, putain, tu pourrais marcher plus vite.
– Pourquoi c’est forcément moi le problème ? Tu pourrais ralentir !
Il ne ralentit pas. Qu’il aille se faire foutre, j’aurais dû emprunter le raccourci.
– Putain, ce silence me rend dingue, je finis par craquer. Qu’est-ce que tu fais ici ?
– Je viens voir ton père.
– À cette heure ? Vêtu comme ça ?
– J’ai un rendez-vous juste après. On arrive devant chez moi.
Un rendez-vous ? Avec qui ? Il porte un costume sombre et un manteau gris qui lui arrive aux genoux. Il a des gants en cuir et ses cheveux attachés en demi-catogan. Une tenue élégante que je vois rarement sur Riccardo.
Une fille ? Il va voir une fille, j’en suis sûre. Je n’y crois pas. C’est vraiment un porc. Nous n’avons même pas rompu que déjà il se remet sur le marché.
– Je lui souhaite bonne chance.
Il penche la tête sur le côté avant de s’avancer. Je recule et je sens le métal froid du portail contre mon dos. Ses yeux croisent les miens et je me rends compte que j’ai attendu ce moment depuis l’instant où il est apparu. Mon cœur se met à battre plus vite et je m’avance légèrement pour sentir la chaleur de son corps.
Je suis désolée, je n’ai jamais voulu te blesser. Je ne pensais pas ce que j’ai dit. J’étais en colère et blessée, j’ai déversé toute ma culpabilité sur toi.
J’arrive pas à le dire. Je me contente de le regarder, les yeux agrandis par l’émotion, mon envie de pleurer décuplée mais je me retiens.
– Gayle.
– Oui ?
– Écarte-toi.
Sa main bouge, frôlant ma hanche. Il ouvre brusquement la porte alors que j’étais adossée à elle de tout mon poids. Je perds l’équilibre et je tombe lourdement sur les fesses.
– Bon sang, je te hais.
Riccardo m’enjambe comme si j’étais un vulgaire carton avant de se diriger vers la maison. Mon Dieu, quel manque de respect. Quel con !
Je me relève en fulminant. J’ai envie de jeter une pierre sur sa maudite voiture qui est garée sous l’arbre. Je pénètre dans la maison, les dents serrées.
– Oh chérie, regarde qui est…
Je fonce droit dans ma chambre sans laisser mon père finir. Oui, je sais très bien qui est là et il n’est pas venu pour moi !
***
– Qui est cette fille ? dis-je à haute voix une fois dans ma chambre. Il n’a jamais dit qu’il allait voir une fille, mais qui a un rendez-vous aussi tard, habillée comme ça en plus ?
Je me mets à arpenter la pièce de long en large, les mains sur les hanches.
– Et si c’était Rebecca ? Non, il ne ferait pas un truc pareil. Et pourquoi pas ? Rebecca elle-même dit que Riccardo avait l’habitude d’aller voir ailleurs et qu’il revenait toujours vers elle.
– Gayle, réveille-toi, ça c’était avant toi. Mais pour qui tu te prends ? Tu penses que tu es inestimable ? Ah, comment a-t-il osé dire ça ? Putain, il faut que j’arrête de parler seule. Mais oui, je suis inestimable, confiance en soi, confiance en soi, voilà !
Je m’avance vers la fenêtre. J’entends sa voix, il est encore avec mon père. D’ailleurs, qu’est-ce qu’ils se racontent ? Je m’en moque !
Si j’y vais maintenant…
– Vas-y, Gayle, réfléchir c’est une perte de temps. J’enjambe ma fenêtre et j’atterris sur mes deux jambes. Je m’améliore, c’est incroyable ! Je cours en direction de la sortie.
Impulsive ou pas, s’il a un rendez-vous avec une fille, j’ai besoin de le voir de mes propres yeux pour en avoir le cœur net et briser et ainsi mettre une croix sur notre relation.
Je n’en reviens pas, il lui a fallu trois putains de jours pour passer à autre chose. Ah, les hommes, pourquoi c’est toujours tellement facile pour eux ? C’est injuste !
Je pousse un petit cri de victoire quand la portière arrière s’ouvre. Je me glisse à l’intérieur. J’écarquille les yeux quand la lumière s’allume, mais merde, pas maintenant, éteins-toi ! Mais elle ne m’écoute pas, elle prend tout son temps pour decliner. Je regarde dehors pour vérifier que le démon n’est pas sorti avant de me glisser sous le plancher en position fœtale. La lumière s’éteint enfin, me plongeant dans l’obscurité.
Mais même ces ténèbres n’arrivent pas à masquer ma stupidité. Je crois, non, je suis persuadée que suivre constamment mes pulsions comme je le fais est une maladie. Mais d’un autre côté, être sage est d’un ennui ! Je mords ma lèvre inférieure quand la portière côté conducteur s’ouvre. Riccardo se glisse à l’intérieur, il est en pleine conversation téléphonique, sa voix grave emplit toute l’habitacle.
– Tenez-vous prêts, j’arrive… Oui, elle sera avec moi.
Houla, au pluriel. Donc plusieurs filles ? Mais qui est "elle" ? Quel porc. Il s’est habillé comme un putain de diplomate russe pour un gang-bang.
Il met fin à l’appel avant de démarrer, le générique des Stark de Winterfell remplit l’habitacle. Tant pis s’il trouve 20 filles, il ne trouvera jamais une fille qui a les mêmes goûts que lui en matière de série. Pâle consolation, ma petite Gayle.
– Gayle, sors de là !
Je sursaute, ma tête se cogne violemment contre le siège. Putain, ça fait un mal de chien ! Je roule sur le côté avant de m’installer sur la banquette. Il me regarde à travers le rétroviseur avant de se concentrer sur la route.
– Comment tu as su que j’étais là ?
– Je te connais. Il récupère quelque chose sur le siège passager et le lance à l’arrière.
– Qu’est-ce que c’est ? Sans attendre sa réponse, j’ouvre le sac. Il y a une robe de cocktail argentée et des chaussures à lanières, ma trousse à maquillage, mon parfum et ma crème pour les cheveux.
– Je ne comprends pas.
– Change-toi.
S’il a apporté mes affaires, c’est qu’il savait que j’allais le suivre. Putain, il a laissé la voiture ouverte parce qu’il comptait là-dessus. Je me suis fait avoir en beauté !
– Tu veux que je vienne avec toi ?
Il ne répond pas, je ne m’attends pas à ce qu’il le fasse de toute façon, c’était une rhétorique.
– Je pourrais avoir un peu d'intimité ? Riccardo sourit avant de se mordre la lèvre comme pour se retenir de dire quelque choses.
Il se concentre sur la route ne regardant plus par le rétroviseur.
Je me débarrasse du cardigan et de la robe en coton, je me tortille pour enfiler la robe de cocktail argentée. C’est un modèle basique avec un corset intégré.
– Cette crème pour cheveux est beaucoup trop humide, j’ai besoin d’air pour qu’elle sèche. Tu as oublié mon sèche-cheveux !
Je le fais exprès ? Oui, je fais tout mon possible pour le sortir de ses gonds. Riccardo augmente le volume comme si ma voix l’insupportait, avant de baisser toutes les vitres de la voiture et d'accélérer brusquement.
Un courant d’air s’engouffre dans la BMW. Mes cheveux commencent à virevolter dans tous les sens, ils s’enfoncent dans ma bouche, dans mes yeux, j’ai du mal à les coiffer mais je ne me plains pas. Je les plaque à l’arrière, avant de me maquiller légèrement et de mettre une tonne de parfum. J’en vaporise même de son côté en espérant qu’il soit asthmatique et que l’odeur l’étouffe.
Il se met à tousser.
Bien fait !
Quand j’ai fini, je range mes affaires avant de m’installer sur le siège avant. Il tressaille quand je frôle sa cuisse par inadvertance pour remonter les vitres. Je le regarde brièvement, son profil volontaire, il capte mon regard puis se concentre sur la route.
Merde, pourquoi agit-il comme si je n’étais pas là ? Tant pis, je vais faire comme lui, c’est tout. Je me tourne pour me concentrer sur le paysage qui défile. Ce silence me fait extrêmement mal, je sais que je dois m’excuser mais j’ai peur que ça s’enflamme. Il m’a une fois avoué qu’en face de ses sentiments pour moi, il était démuni comme un enfant qui apprend à marcher. Qu’il avait besoin que je l’aide, que je le comprenne. Mais comment lui tenir la main si je suis aussi démunie que lui ? Nous sommes tous les deux des enfants complètement perdus qui essayons de surfer sur les vagues tumultueuses de notre relation. Lui avec ses démons, moi avec les miens.
Le soir de la fusillade, j’avais des raisons d’être triste et en colère. Mais je n’avais aucune raison d’utiliser ses plus grands traumatismes contre lui. Je le regrette tellement.
Je sens quelque chose appuyer sur ma nuque, mon cœur dégringole dans mon ventre quand ses doigts protégés par les gants traçent une ligne le long de ma nuque, ils descendent, s’arrêtent sur ma fermeture éclair qu’ils font descendre. Le bruit se répercute dans toute la voiture, ma respiration s’accélère. Comment un bruit aussi anodin que celui d’une fermeture peut-il me mettre dans un tel état d’excitation ? Je ne me retourne pas de peur de ruiner le moment.
Je ferme les yeux en sentant ses doigts sur ma peau nue, ils sont bientôt remplacé par ses lèvres.
– Tu es magnifique, il murmure d’un ton grave en remontant ma fermeture éclair. Sa main s’éloigne et toutes les cellules de mon corps protestent. Je veux qu’il continue de me toucher.
Maman avait l’habitude de dire : "Quand tu veux quelque chose, prends-le." Mais je n’en ai pas le courage. Il y a tellement de non-dits que je suis dans l’incapacité de me conduire comme d’habitude, lui aussi visiblement.
– Où allons-nous ?
– Niquer des mères en toute classe.
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