Gayle

Le lendemain matin, James et moi sommes les premiers à nous lever. Tara est sûrement allée travailler et Pedro est en voyage. Mon garde du corps et moi nous regardons dans un silence de plomb. Je place une capsule dans la machine à café avant de m'adosser contre le plan de travail. La veille, quand j'ai réussi à convaincre les autres de ne rien dire à Riccardo, il a été le seul à être réticent.

– Je suis désolé d'avoir failli à mon devoir, déclare-t-il, la mine coupable. C'est l'ouverture que j'attendais, je m'approche de lui et pose une main sur son épaule.

– Ce n'est rien, ça peut arriver à n'importe qui, mais vous devez me promettre de ne rien dire à Riccardo, je lui dirai moi-même.

Il plisse les yeux, peu convaincu, une détermination farouche envahit son visage.

– Je suis désolé, mais je ne peux pas. Monsieur Gaviera exige de tout savoir.

Je hausse les épaules avant de m'éloigner. Je récupère ma tasse et y vide deux sachets de sucre.

– Comme vous voulez. Vous savez que cette fille m'a arraché un ongle. Et Riccardo qui aime tellement mes pieds. Je pousse un soupir lamentable qui soulève ma poitrine.

– Je suis navré.

– Oh ce n'est qu'un ongle, il finira par repousser, mais votre tête par contre ne repoussera pas. Si vous dites à Riccardo que je me suis fait kidnapper et torturer sous votre garde, oh mon Dieu, je ne veux même pas imaginer ce qu'il fera de vous. Réfléchissez bien James.

Je quitte la cuisine, le laissant à ses réflexions, je n'ai aucun doute qu'en homme de bon sens, il fera le bon choix. Enfin, je l'espère, si non c’est ma tête que la pieuvre de l’ombre va arracher.

Je m'installe dans le séjour et commence à travailler sur le deuxième tome. Au début, je regarde l'écran sans savoir quoi noter, mais presque instinctivement, mes doigts commencent à courir sur le clavier. J'ai presque fini un chapitre quand Cass vient me rejoindre. Elle est déjà habillée et tient une tasse de thé.

– Tu iras au vernissage du copain d’Arya ? Je grimace, mince c'est ce soir. J'avais complètement oublié.

Honnêtement, après ce qui s'est passé, je n'ai pas trop la tête à y aller. Mais je l'ai promis à Arya donc…

– Oui, tu veux venir ? Elle souffle dans sa tasse avant de prendre une gorgée.

– Non, la pieuvre organise une réunion avec certains membres de l'organisation, je dois y assister.

Parce qu'elle travaille avec Gia, Cass est devenue au fil des ans un maillon très important de la Cosa Nostra et la pieuvre le sait, raison pour laquelle il refuse de la laisser partir. Cette situation la fait souffrir, mais elle ne le montre pas. Cass force l'admiration. Personnellement, je ne sais pas si je pourrais regarder l'homme que j'aime en épouser une autre.

– Pourquoi ?

– Oh Giousé Gaviera aime bien réunir les membres de l’organisation pour leur rappeler qui est le roi, ce soir il a une annonce à faire.

– La pieuvre, de ses monstrueuses tentacules enroulées autour de nos cous, nous contrôle. Tel un maître marionnettiste. Cass éclate de rire puis elle déclare d’un ton aussi théâtral que le mien.

– Et nous dansons ! Oui, nous dansons au rythme des battements de son cœur.

Faire des blagues sur l'homme le plus puissant de l'île n'est certainement pas une bonne idée. Mais ça détend Cass. Installées l'une à côté de l'autre, on commence à travailler chacune sur son ordinateur respectif.
Elle finit par partir au bout de deux heures et moi, je passe toute la journée à écrire, ne m'arrêtant que pour manger.

***

Le vernissage de l'ami d'Arya se passe dans une galerie située dans un quartier huppé de l'île, tout proche de la Marina. Je me félicite d'avoir opté pour un pull rouge moulant, une jupe en cuir et des collants : il fait un froid de canard. D'ailleurs, Camille, dans sa robe dos nu, n'arrête pas de frissonner. Heureusement, quand on pénètre dans la galerie, on découvre avec bonheur qu'il y fait chaud. Je retire ma veste, la tenant sous mon bras. Luca et Dante n'arrêtent pas de râler, affirmant que l'art, c'est pour les bonnes femmes. Évidemment, ce discours teinté de misogynie ne passe pas en présence de Camille, qui les remet à leur place.

L'ami d'Arya, un homme asiatique d'une trentaine d'années, vient à notre rencontre alors que nous étions occupés à regarder les tableaux. Quand il tente de prendre Arya dans ses bras, Luca se dresse entre eux et lui tend la main. Camille et moi cachons notre rire derrière nos mains alors qu'Arya fusille du regard le large dos de Luca. Puis, cette dernière fait les présentations et son ami Azuma nous demande de le suivre au premier étage, là où ses œuvres sont exposées.

– Tu veux bien me prendre en photo ? demande Camille en s'arrêtant en haut des marches. Elle rejette ses cheveux en arrière et pose une main sur la rambarde alors que je la mitraille. Elle se tourne pour me présenter son dos. Je lève les yeux au ciel, je ne suis pas au bout du tunnel.
Après une dizaine de minutes, nous allons rejoindre les autres. Luca, comme à son habitude, râle car il ne comprend rien aux tableaux qui sont devant lui. Je dois avouer que moi non plus je n'y comprends absolument rien. C'est joli, oui, la superposition des couleurs, tantôt flashy, tantôt sombre, attire l’attention, mais je ne sais pas ce qu’elles représentent.

– Qu'est-ce que c'est ? chuchote Camille, aussi perdue que Luca et moi. Non, aucun de nous n'a la fibre artistique. Arya, qui est dans son élément, essaye de nous expliquer chacun des six tableaux exposés. Luca, un verre de champagne à la main, la regarde en hochant la tête.

Je rafle un verre sur le plateau d'un serveur qui passe à côté de moi et m'approche du dernier tableau, dans un coin reculé de la pièce. Un homme d'un certain âge me regarde, sourcils froncés, avant de se détourner quand nos yeux se croisent.
Au bout d'un moment, il finit par s'avancer vers moi.

– Excusez-moi, vous êtes modèle, pas vrai ? Je me force à sourire.

– Non. Il a l'air confus puis un rire gêné franchit ses lèvres fines.

– Ah, autant pour moi, c'est juste que j'ai vu un tableau en haut, la fille vous ressemble comme deux gouttes d'eau. Excusez-moi.

Le petit homme s'éloigne, me laissant perplexe. Un tableau avec une fille qui me ressemble ?

Après un long moment de cogitation, ma curiosité maladive prend le dessus. Je laisse mes amis en compagnie d'Azuma, qui leur explique son travail, et je monte les marches. Elles donnent sur un long couloir aux murs blancs, brillamment éclairé. Il y a juste deux portes, les deux sont ouvertes et j’entends des bruits de conversation qui en proviennent. Je pénètre dans la première pièce, aussitôt quelques têtes se tournent dans ma direction, me fixant avec insistance.

Contrairement à la pièce où sont exposées les œuvres naturalistes d'Azuma, ici la lumière est plus crue. Je contourne la statue en marbre représentant un homme nu avant de m'avancer vers le mur. Les battements de mon cœur redoublent. Même si je ne comprends rien à l'art, je sais reconnaître l’empreinte d'un artiste. Et le premier tableau représente une femme, elle est de face, elle a de longs cheveux sombres qui contrastent avec sa peau pâle. Elle a un seul œil, qui à lui seul nous laisse entrevoir toute sa souffrance. Les autres tableaux sont dans le même genre, tous représentent des femmes dans des positions humiliantes, en proie à une très grande souffrance. Je continue mon examen, le cœur battant, jusqu'à ce que je trouve le tableau dont parlait l'homme qui m'a accostée quand j'étais en bas.
Je serre le verre de champagne si fort que j'ai peur qu'il se brise. C'est un tableau de moi. Contrairement aux autres, je ne suis pas dans une position humiliante et le peintre n'a pas mis en avant une certaine souffrance.

Je suis installée dans le restaurant d'Elen, mon ordinateur devant moi. Je reconnais les vêtements que je portais quand Franco est venu me proposer de l'accompagner acheter sa bague. Je suis de profil, les cheveux noués en queue de cheval, mon ordinateur ouvert devant moi. Ce tableau de moi est si différent de celui des autres femmes que c'est presque une insulte pour elles qu'il soit là. J'ai l'air concentrée, absorbée par ma tâche, alors que les autres semblent porter sur leurs épaules le poids de toute la misère du monde. Je m'avance de quelques pas jusqu'à être trop proche du tableau, comme si je désirais y pénétrer et le bousiller.

C'est Dominguez, je sais reconnaître son empreinte. Toutes ces œuvres ressemblent comme deux gouttes d'eau à celles qui étaient exposées dans son sous-sol et qui, je l'espère, ont brûlé avec la maison. Ce qui signifie que lui aussi était au restaurant ce jour-là, il nous aurait suivis, Franco et moi. Mais ça n'explique pas comment il a pu venir à bout d'un géant pareil. Pourquoi s'en prendre à lui si son problème est avec moi ?

– Bonsoir ! Je sursaute, prise au dépourvu.

– Désolée, bonsoir. La femme sourit, elle doit avoir une cinquantaine d'années, vêtue d'un tailleur pantalon beige.

– Ses œuvres vous intéressent, on dirait. Je suis Caroline Yate, directrice de la galerie. Je serre sa main avec un sourire.

– Elles sont magnifiques, dis-je après une certaine hésitation. Elle n'a pas remarqué que c'est moi qui suis représentée sur le tableau ?

– Qui est l'artiste talentueux à qui l'on doit ces merveilles ?

– Oh, un donateur anonyme. Il a fait don de ses œuvres à la galerie, l'argent ira à des associations caritatives. Il tient particulièrement à ce que l’argent serve la cause des femmes victimes de violence. C'est tellement rare de nos jours de rencontrer ce genre d'artiste, doté de talent et qui ne cherche pas la gloire.

Pour ce qui est d’être talentueux, il l’est. Cette faculté de faire ressentir de la douleur aux autres et de la présenter sur une toile est impressionnante. L’artiste de la mort et de la misère, voilà qui est Tommaso Dominguez.
Je hoche la tête en pinçant les lèvres. Autant que ses œuvres maléfiques servent à quelque chose, mais ça n'explique pas comment il a su que je serais là ce soir.
Tout comme je suis persuadée qu'il a épinglé ce mot sur le torse de Franco dans l'espoir que je le trouve, ses tableaux sont aussi un message pour moi. Une façon de me dire :
"Je t'observe, je sais tout sur toi, et je finirai par t'avoir."

Je vide mon verre d'un trait. Soudain inquiète, je m'éloigne de Caroline Yate pour composer le numéro de mon père. Je soupire quand il décroche à la troisième sonnerie.

– Salut mon petit papa.

– Bonsoir ma chérie, j'allais justement t'appeler. Je serre plus fort le téléphone, j'ai tellement peur qu'il s'en prenne à papa pour m'atteindre.

– Ah oui, dis-moi comment se passe ton séjour en montagne.

– C'est divin, j'apprends à faire du ski. C'est plus difficile qu'il n'y paraît, d'ailleurs.

Je pouffe, imaginer papa avec des patins aux pieds, c'est trop hilarant. On discute quelques minutes et je lui fais promettre de m'envoyer des photos avant de raccrocher.
Je regarde une dernière fois le tableau, avant de sortir de la pièce. Je décide, avant d'aller rejoindre mes amis, d'explorer l'autre salle d'exposition du deuxième étage. Connaissant ma chance, je risque de tomber sur Dominguez en train de dépecer quelqu'un juste avant de le peindre.

Pourtant, quand je pousse la porte, ce qui s'offre à ma vision n'est pas Dominguez un pinceau en main. Ici aussi, il y a quelques personnes occupées à bavarder les unes avec les autres. Mais ce qui attire mon attention, c'est le couple enlacé juste devant une photographie de Marilyn Monroe.

J'ai l'impression d'avoir des hallucinations, mais je n'ai pris aucun hallucinogène, à moins d'être saoule après un verre de champagne.
C'est bien Rebecca qui s'est mise sur la pointe des pieds, les bras enroulés autour des larges épaules de Riccardo, ses lèvres contre les siennes.
Je secoue la tête, comme pour m’extirper d'un charme, mais ça ne fonctionne pas, parce que ce n'est pas un rêve. Il s'éloigne et regarde dans la direction de l'entrée, dans ma direction. Nos yeux se percutent et là, je n'ai plus aucun doute.

Putain, ma tête se met à tourner et le verre de champagne vide m'échappe des mains et s'écrase sur le sol. Toute sorte d'émotions passent dans les prunelles ténébreuses qui m'ont tellement manqué durant ces cinq derniers mois. La douleur de le voir avec elle me transperce, brulante, insoutenable. Je manque d’air.
Je déglutis, avant d'amorcer un mouvement de recul et de m'enfuir.

Je l'entends hurler mon nom, mais je ne m'arrête pas.

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