Gayle


– Putain, c’est quoi cette odeur ?

– L’odeur de la mort.

La tarée me regarde, ses yeux se remplissent d’une émotion indescriptible, je distingue la peur parmi le kaléidoscope d’émotions, l’appréhension. J’ai envie de lui saisir la main, dans un geste stupide, pour essayer de lui communiquer mon soutien. Mais je choisis de suivre Julio dans la chambre. Elle est aussi impersonnelle que celle de Riccardo, grand lit à baldaquin, armoire, canapé, moquette et c’est tout. L’odeur est plus présente ici, c’est comme une odeur de viande pourrie mais beaucoup plus forte, beaucoup plus insoutenable. Elle irrite les narines et provoque une envie de vomir presque impossible à réprimer.

Julio soutient mon regard en portant la main à son nez, j’en fais de même alors qu’il s’accroupit pour vérifier sous le lit. J’ouvre les placards comme si je m’attendais à ce qu’une nuée de papillons de nuit en sorte, mais il n’y a rien à l’exception de quelques vêtements et des chaussures, plusieurs bottes en cuir grande taille parfaitement bien alignées. J’effleure l’un des pantalons de camouflage de Franco.

Il ne reste plus que la salle de bain et aucun de nous ne fait mine de bouger. Je redoute ce qu’on va y trouver et lui aussi le redoute. J’ai une petite idée, mais je refuse de le croire. Toutes les cellules de mon corps me hurlent de me barrer d’ici et la voix de Riccardo me demandant de ne pas m’attirer les mauvaises personnes à dos en son absence me revient. Finalement, je finis par céder, j’ai pris tellement de mauvaises décisions dans ma vie, une de plus n’y changera rien.

Je pousse la porte de la salle de bain et là, l’odeur m’assaille comme des millions d’abeilles dérangées dans leur nid mais aussi forte qu’elle soit, elle est éclipsée par la découverte macabre que je viens de faire. J’ai un mouvement de recul, la main sur la bouche pour réprimer un cri. Julio murmure quelque chose, c’est sûrement un "putain", mais je n’en suis pas sûr, j’ai l’impression que mes oreilles sont bouchées comme la première fois que j’ai pris un avion et que j’ai négligé les bouchons d’oreille.

Il y a du sang partout comme dans le cauchemar que je fais fréquemment depuis que j’ai tué Leblanc. Sur le sol, sur le mur, quelques éclaboussures sur le miroir, le lavabo et les toilettes. Le carrelage tout entier est écarlate de sang séché. Mais le pire, c’est la baignoire : le corps de Franco flotte dans l’eau, qui est teintée de rouge, ses bras inertes reposent sur le bord de la baignoire comme s’il était détendu et prenait tranquillement un bain. Il a un poignard enfoncé au niveau du cœur et l’arme sert à maintenir une feuille de papier qui ne touche pas l’eau. Le plus effrayant, c’est que sa tête a été séparée de son corps. Le cadavré est violacé avec des veines vertes qui ressortent et il est gonflé comme s’il était prêt à exploser. ça fait longtemps qu’il est dans l’eau.

Je sursaute quand j’entends un hurlement d’effroi provenant de l’extérieur de la chambre ; encore une fois, Julio et moi échangeons un regard sans un mot, puis il se précipite à l’extérieur.

Le cœur tambourine contre ma cage thoracique, je m’approche du corps de Franco et me penche pour regarder le papier épinglé sur son buste grâce à un minuscule poignard.

Tu dois voir la réalité en face…

C’est tout ce qui est marqué. Étrange. Cette écriture me dit vaguement quelque chose, j’ai une très bonne mémoire visuelle. Je suis sûr de l’avoir déjà vue quelque part.
Riccardo ? Il serait capable de tuer Franco parce que ce dernier a passé du temps avec moi, mais ce n’est pas lui, il est à Rome. Je tire sur le couteau, récupère le papier et le fourre dans ma poche avant de sortir rejoindre les deux autres. Je me fige en arrivant en cuisine, je comprends très vite pourquoi la tarée hurle de manière hystérique dans les bras de Julio. Si le corps de Franco est dans la baignoire, sa tête, elle, trône fièrement dans l’un des compartiments du réfrigérateur.

***

Dès que je pénètre dans le séjour du démon, toutes les têtes sont aimantées dans ma direction, comme une limaille de fer. Je trottine à bout de force. J’avais envie d’être seule, je n’ai pas la force d’être sociable après ce que j’ai vu. Non, c’est faux, je ne veux pas être seule, je veux enfouir mon visage dans le cou de Riccardo et laisser mes émotions m’envahir. Mais il n’est pas là.

– Elle est là, James… Oui… Oui, je te rappelle. Cass court dans ma direction. Je relève à peine la tête et me jette dans ses bras.

– Dieu, mais tu es glacée, où étais-tu ? Nous étions mortes d’inquiétude. Je sens l’arrondi de son ventre qui se presse contre le mien, elle est enceinte de 6 mois mais c’est à peine visible. Par-dessus son épaule, je repère Arya et Camille.

– Je peux m’asseoir ? Cass s’écarte et elle me conduit vers le canapé.

– Luca, Dante et James te cherchent activement, que s’est-il passé ? James nous a confié qu’une fille l’a drogué et quand il s’est réveillé tu étais introuvable.

– Franco est mort.

Les trois femmes me regardent les sourcils froncés, je me rends alors compte que j’ai parlé tellement bas qu’elles n’ont pas entendu. Je répète la phrase et l’incompréhension envahit les pupilles d’Arya et de Cass. Seule Camille semble comprendre, pour cause, je lui ai dit que j’allais chez le joaillier avec lui.

– Qui est Franco… Oh le mec de la Sacra Corona Unita ? Attends une minute toi, pourquoi tu es au courant de ça ?

Je grimace, prenant une profonde inspiration, je commence à tout lui raconter. Je remarque un énorme bouquet de roses rouges posé sur la table basse, il n’y était pas la dernière fois que je suis entrée dans cette pièce.

– Oh mon Dieu ! Cass bondit hors du canapé comme si elle avait des ressorts quand je termine mon récit. Elle se met à tourner telle une lionne en cage avant de me donner une tape à l’arrière du crâne.

– Tu es vraiment une sale gamine, tu es sortie avec Franco, c’est un mec dangereux.

– Eh bien, le mec dangereux est mort. C’était horrible, tout ce sang, son corps démembré dans la baignoire et sa tête dans le réfrigérateur. Cass et Camille, habituées à voir des horreurs, cillent à peine, Arya par contre frissonne avant de ramener ses jambes sur le canapé.

– C’est horrible, mais tu sais Franco avait beaucoup d’ennemis.

J’observe Camille avant de hocher machinalement la tête. Je n’arrive pas à assimiler qu’il est mort, c’est surréaliste. Il y a même pas une semaine, je suis sortie avec lui pour acheter une bague, il était vivant.

Comment peut-on imaginer que quelqu’un puisse venir à bout d’un géant comme Franco ? Moi, quand je voyais Franco, je m’imaginais un être inébranlable, comment ça a pu arriver ? Qui est assez fort pour venir à bout de Franco, de ses deux mètres et de ses muscles taillés dans du granit ? Qui ?

– … Y croire, tu es sortie avec un mec qui t’a kidnappée, il voulait t’enfermer à vie dans une maison close, mais enfin où avais-tu la tête ?

Cass est insupportable quand elle prend ce ton de grande sœur inquiète.

– Je suis désolée ! Elle me fusille du regard.

– Ne prends pas ce ton excédé avec moi, tu as pris des risques et inquiété tout le monde. D’ailleurs, c’est quoi le nom de cette fille qui t’a torturée ? Elle va le payer cher.

– Je peux m’occuper d’elle. Propose Camille avec un sourire innocent.

Je grimace, en temps normal j’aurais fait payer à la tarée ce qu’elle m’a fait, mais quand je me rappelle comment je l’ai quittée, ma colère disparaît. Elle est amoureuse de Franco et je ne peux m’empêcher de flipper au max. C’est ça aimer un made man, à tout instant on doit s’attendre à les voir mourir jeunes et de la pire des façons. Je me mets à sa place et j’ai envie de me rouler en boule et pleurer.

– Elle ne m’a rien fait, en plus je me sens coupable. Cass reprend place sur le canapé et prend mes mains dans les siennes.

– Pourquoi ?

– Julio m’a confié qu’il n’a jamais eu de fiancée, cette histoire de bague n’était qu’un prétexte pour passer du temps avec moi.

Je me sens stupide d’être peinée, après ce qu’il a essayé de me faire. Je devrais me sentir soulagée qu’il ait payé, mais je n’y arrive pas. Tout ce sang, cet acharnement...

– Putain, tu lui plaisais !  conclut Camille.

– Comme c’est romantique, oh je veux dire tragique, intervient maladroitement Arya.

– Et donc tu te sens coupable parce que…

– Mais enfin, Cass, elle était amoureuse de Franco mais lui en pinçait pour moi.

– Et alors, ce n’est pas une raison pour te torturer, tu n’as pas choisi d’être aimée de ce Franco.

– Elle ne m’a pas torturée pour ça, elle m’a torturée parce que j’étais la dernière personne à avoir été vue avec Franco. Quelle poisse. Vous savez quoi, je crois que j’ai la malédiction des bagues de fiançailles !

Camille me regarde longuement avant que ses épaules rondes ne soient secouées de rire. Comment peut-elle trouver matière à rire dans une situation aussi drastique ?

– Mais qu’est-ce que tu racontes ? questionne Arya. Contente de trouver quelqu’un qui ne me trouve pas drôle, je me concentre sur elle pour étayer ma théorie.

– Quand j'étais serveuse, une collègue de travail m'avait montré sa bague, elle a été tuée par Jawad et ses hommes. Puis il y a Franco. Il y a un truc qui ne tourne pas rond chez moi. Je  suis maudite.

– J’ai su que tu etais maudite le jour où Riccardo t’a transformé en brochette mais que tu es quand même resté avec lui.

– Tu parles ce n’est pas moi qui crée des faux comptes pour espionner Giovanni.

– Hey ! S’indigne Camille.

Cass soupire, elle écarte avec impatience ses cheveux désormais sombres comme la nuit.

– Tu racontes n’importe quoi, Franco avait beaucoup d'ennemis. Tu n’y es pour rien, l’espérance de vie d’un made man est très courte, tu devrais le savoir.
Je pose mes coudes sur mes jambes et ma tête dans mes paumes. Le bouquet de fleurs attire à nouveau mon attention, il me met mal à l’aise, il me fait penser au bouquet envoyé par Dominguez juste après que Rebecca et moi nous soyons enfuies. Aujourd'hui encore, il m'arrive de penser qu'il nous a laissé partir. C'était beaucoup trop facile.

Arya remarque mon regard, elle me sourit avant de saisir le bouquet. Mes sourcils s'inclinent vers le bas.

– Quelqu'un les a envoyées pour toi. Ça m'est sorti de la tête avec tout ça.

– Moi, tu es sûre ? Je prends le bouquet. Comme la dernière fois, je me dépêche de farfouiller entre les pétales qui ont commencé à faner, signe que ça fait un moment qu'il est à l'air libre. Je trouve une carte.

Ma main tremble légèrement quand je commence à la lire. Le bouquet tombe au sol au même moment que je me lève. Bordel, plus je lis, plus j'ai l'impression de recevoir une chape de plomb sur la tête et plus la lumière se fait dans ma tête.

– J'en étais sûre, c'est lui. C'est lui.

Mes amis se sont aussi levés.

– Qui lui ? Cass prend la carte et commence à lire les inscriptions mais je sais qu'elle n'y comprendra rien. Non, cette carte est pour moi et pour moi seule, c'est la suite du mot qui a été épinglé sur le torse de Franco. Me rappelant que j'ai toujours le papier, je l'arrache des mains de Cass et sors l'autre de ma poche pour comparer les écritures.

Il n'y a plus aucun doute, c'est la même personne qui a écrit ça.

les choses ne se déroulent pas toujours comme on le voudrait. Plus on vieillit, plus on prend conscience que, quoi qu'on t'ait raconté, la vie sur cette terre est souvent synonyme de douleur, de souffrance et de vacuité et ça, tu ne peux rien y faire.
Tu es persuadé d'agir pour la bonne cause mais sache que toute la lumière comporte une part d'ombre, il n'y a pas d'exception à la règle. Tant qu'il existera des vainqueurs, il existera des vaincus. Ce désir égoïste de préserver la paix est à l'origine de bien des guerres, c'est donc au nom de l'amour qu'on engendre la haine. Ces concepts semblent opposés mais ils sont si intrinsèquement liés qu'on ne peut les séparer. Quel triste constat !
Je suis un fantôme de la Cosa Nostra.

– Ce truc ne veut absolument rien dire.

– Pour toi peut-être, mais ce texte m'est destiné. C'est la célèbre citation de Madara Uchiha. Franco est mort par ma faute. J'ai trouvé cette feuille collée contre son torse, c'est le début de la citation et compare donc les écrits.
Ils se ressemblent comme deux gouttes d'eau et plus encore, il m'a déjà envoyé un bouquet de roses quand nous étions à Marzamemi. Il est ici et il veut se venger !

Je me mets à marcher de long en large comme un lion en cage. Il faut que je voie Rebecca, mais à quoi bon ? Même si Dominguez a repris contact avec elle, je doute qu'elle me dise quoi que ce soit. Je ne suis pas assez naïve pour penser qu'elle peut se débarrasser de l'emprise qu'il exerçait sur elle aussi vite.

Les garçons débarquent dans la foulée, Dante me serre contre lui tellement fort que je décolle du sol. Je leur raconte tout ce qui s'est passé et je réussis même à les convaincre de ne rien dire à Riccardo. Je n'ai aucune envie d'avoir plus de problèmes avec lui, et connaissant sa paranoïa naturelle, il risque de péter les plombs s'il apprend que je suis sortie avec Franco.

Quelle importance, il n'est même pas là, en plus il se tape Rebecca.

Mes amis rentrent à l'exception de Cassandre qui insiste pour rester dormir avec moi. Elle me regarde étrangement, avec une intensité qui me donne envie de disparaître.

– Tu es sûre que tu n’as rien d’autre à me dire ?

Je n’ai parlé à personne de ce qui s’est passé après qu’il m’a droguée et je ne compte pas le faire, je me sens déjà assez idiote comme ça.

– Oui, je veux juste me reposer.

Après avoir pris un bain et enfilé un pyjama, je me glisse sous les draps, mais je suis réveillée plusieurs fois par l'image d'un corps sans tête baignant dans une eau rouge et nauséabonde. Comment Dominguez a-t-il pu venir à bout de Franco ? Si son but était de me faire passer un message, il a réussi.

Je réussis à m'endormir seulement quand Persée grimpe sur le lit pour se coller contre moi.

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