Chapitre 55: Un dîner sous haute tension

Le dîner se déroule dans le manoir ancestral des Gaviera. Une monstruosité de luxe, en pierre truffée de fenêtres colorées et lumineuses, le chemin menant à la maison où réside le père Gaviera est si tortueux et escarpé que nous avons dû nous y rendre en hélicoptère. Quand l'appareil piloté par mon meilleur ami s'immobilise, je sens la main de Cass serrer la mienne tellement fort qu'elle me coupe la circulation sanguine.

La piscine se trouve à l'avant de la propriété, elle est éclairée par plusieurs lampes profondément enfoncées dans l'eau, qui lui donnent une couleur verte. Juste au centre, sur une plateforme en verre, se tient fièrement une magnifique sculpture en marbre. Elle représente une femme bien en chair levant les bras au ciel, les détails sur son visage triste, sa coiffure piquetée de fleurs et sur chaque pli de sa robe ne laissent aucun doute sur l'expertise de cette œuvre. Juste à ses pieds nus, il y a plusieurs petits animaux ; je reconnais un écureuil et un lapin.

On monte les marches, la porte est grande ouverte, gardée par deux armoires à glace, chacune d'elles postée juste devant une gargouille en pierre.

Nous sommes accueillis par la pieuvre en personne, il se tient fièrement devant l'entrée en costume trois pièces, il s'appuie sur une canne en argent incrustée de pierres précieuses. À côté de lui, telle une statue, se tient une femme d'une beauté à faire pâlir Aphrodite d'envie. Elle est grande, sa robe rouge souligne chacune de ses courbes, son visage de poupée est entouré par une énorme touffe de cheveux crépus.

– C'est qui ?

– Shayta, une mannequin sud-africaine et la maîtresse en date de la pieuvre.

Dante prit son oncle dans ses bras avec l'énorme sourire d'un enfant qui rencontre le père Noël. Quand il s'écarte et que les yeux semblables à ceux de Gia se posent sur Cass, je la sens frissonner. En homme habitué à instaurer de la peur chez les autres, la réaction de Cass ne lui échappe pas ; il a un sourire.

– Mesdemoiselles. Ces yeux dévient de Cass pour se planter dans les miens. Comme le jour où il m'avait fait kidnapper, je sens mes pieds se visser au sol par une force invisible. L'aura qui irradie de toute sa personne m'enveloppe comme un monstre qui veut me soumettre, mais je ne détourne pas les yeux, je ne bouge pas, je n'ai même pas un frémissement. Je vois brusquement sa main se lever, paume ouverte dans ma direction ; j'avale ma salive avant d'y glisser ma main, il sourit avant de la porter à ses lèvres.

– Je suis content que vous soyez venue, Gayle Attal, ma poule aux œufs d'or. Quand il me lâche, je m'éloigne pour saluer Shayta. Elle me sourit, mais aucun muscle de son visage ne bouge ; elle est aussi belle qu'inexpressive. Maintenant, je comprends pourquoi Cass voulait s'aider du botox. Du coin de l'œil, je vois d'ailleurs la pieuvre se pencher sur elle comme s'il voulait l'embrasser sur la joue, mais je ne me leurre pas, il lui murmure quelque chose à l'oreille.

Pourquoi m'a-t-il appelée sa poule aux œufs d'or ? Décidément, cet homme est aussi énigmatique que son fils.

Arrête de penser à lui !

Quand le couple nous demande de profiter de la soirée et que leur attention se tourne vers un couple de personnes âgées qui vient d'apparaître, je peux enfin respirer.

– Je dois aller aux toilettes, s'excuse Cass en allant à l'étage. Je glisse ma main sur celle de Dante alors qu'on traverse le hall.

– Il m'a appelée sa poule aux œufs d'or. Pourquoi ? Dante fronce les sourcils.

– J'en sais rien. La plupart du temps, mon oncle parle de manière beaucoup trop énigmatique pour mon pauvre cerveau d'humain sans importance. Peut-être qu'il a réussi à obtenir quelque chose de Riccardo grâce à toi.

– Je m'en moque. Ce monde n'est plus le mien. Qui sont tous ces gens ? je questionne en observant les portraits accrochés le long du mur. Dante sourit moqueur avant de lâcher un juron quand je lui enfonce mon talon dans la chaussure.

– Les différents chefs de la Cosa Nostra. Lui, c'est le grand-père de Ric... mon grand-père. Mon oncle l'a tué parce qu'il causait la perte de l'organisation. Alors, c'est lui, la pieuvre que les membres de l'organisation considéraient trop faible pour diriger ? C'est étrange, mais même à travers son portrait, j'arrive à voir à quel point c'était un homme de cœur. Ce sont ses yeux qui sont trop différents de la froideur qui irradie de ceux des autres chefs. Mais ce qui m'étonne le plus, c'est le portrait de la femme parmi les chefs mafieux.

– Et elle ?

– Aura Gaviera, la manipulatrice. Elle était mariée au dixième don, mais il avait une maladie mentale. Alors, à cette période, c'est pratiquement elle qui a tout dirigé dans l'ombre. Mon oncle a trouvé que ce n'était que justice qu'elle soit là, même si beaucoup de gens pensent que la présence d'une femme est une insulte pour la mémoire des anciens dons.

– Et toi, qu'est-ce que tu en penses ?

– C'est une question piège ?

– Non ! Je m'exclame avec un petit rire, Dante fait mine de réfléchir avant de dire.

– Pablo Escobar a eu pour mentor une femme. J'acquiesce, je connais l'histoire de la Madrina pour avoir regardé un documentaire. L'histoire, à présent, ne retient de Griselda Blanco que son rôle dans l'initiation de Pablo Escobar, mais elle est bien plus : l'une des plus grandes baronnes qu'ait connues la Colombie et membre importante du cartel de Medellín.

Je regarde une dernière fois la photo d'Aura Gaviera avec ses longs cheveux aussi noirs que ses yeux et ce sourire insolent. Cette femme a dû batailler pour se faire respecter dans un monde d'hommes.

Je suis Dante vers les portes arrières. Le dîner se déroule à l'extérieur ; en plus de la brise d'été qui caresse ma peau, nous sommes accueillis par un couple.

– Mon chéri, que tu es beau ! Dante devient aussi rouge que le rouge à lèvres de celle que je devine être sa mère. Une femme d'une quarantaine d'années, taillée comme une top model, avec de longs cheveux blonds, elle porte un fourreau argenté, agrémenté de bijoux en or.

– Mah, j'en prie ! la réprimande doucement son fils. Elle tend la joue pour recevoir un baiser avant de me regarder.

– Tu dois être Gayle. Silvio, regarde, c'est l'amie de ton fils. Silvio Gaviera, le consigliere, tire sur sa cravate comme si c'était une corde qui l'empêche de respirer.

– Je hais ce genre de dîner ridicule. Mon frère me revaudra ça. Dante se penche pour murmurer à mon oreille.

– En moyenne, mon père utilise ce mot 50 fois par jour. Il haït absolument tout ! À l'exception de sa femme.

– Je hais ces gens de la Camorra. Oh, Gayle, douce enfant, je suis heureux de vous rencontrer. Sa femme lève les yeux au ciel.

– Faites pas attention à lui, il est toujours de mauvaise humeur. Vous êtes magnifique.

– Merci. Une adolescente vient dans notre direction, elle donne un verre d'eau à Silvio Gaviera.

– Tiens, papounet.

– Amy, je t'ai demandé un verre !

– Oui, mais tu n'as jamais dit ce qui devait se trouver dans ce verre. Bois, papa, l'eau va te détendre. Il fusille sa fille du regard avant de marmonner.

– On n'est jamais mieux servi que par soi-même. Gayle, profite de la fête. Je vais me chercher un whisky, tu viens, ma sirène ? La mère de Dante sourit, ravie de ce surnom avant de le suivre, ignorant ses enfants qui font mine de vomir.

– Alors, c'est ta copine ?

– Non, Amy, c'est mon amie, Gayle.

– L'amitié fille-garçon n'existe pas, mais si vous voulez le croire, libre à vous. Puis elle sourit d'un air rêveur. J'ai une mission, c'est pour ça que j'ai convaincu ma mère de me laisser venir.

– Quoi, tu vas convaincre l'oncle de t'acheter un yacht ? Amy est la petite préférée de la pieuvre, il la couvre littéralement de cadeaux, m'explique Dante pour que je ne me sente pas exclue par la conversation.

– Non, je vais lui demander de me laisser épouser Riccardo. Je suis encore jeune, mais si l'oncle le menace, il va m'attendre.

Autant ses fils semblent le haïr, autant sa nièce et son neveu l'affectionnent.

– Tu penses que ton âge est le seul problème ? Je questionne en penchant légèrement la tête sur le côté.

– Oui. Je suis trop jeune pour lui.

– Tu es aussi sa cousine.

– Pourquoi essaies-tu de me décourager ? Tu es amoureuse de lui, toi aussi ? De toute façon, je n'ai pas peur de toi.

– Tu ne devrais pas avoir peur de moi, mais de la consanguinité ! Je ne suis pas amoureuse de lui. Je te le laisse, c'est un vrai nid à problèmes.

– Oui, mais il est beau et il est loyal. La femme qui aura son cœur sera une sacrée veinarde. Riccardo peut brûler le monde pour ceux qu'il aime. Comme j'aimerais qu'il brûle mon lycée pour moi, j'en ai marre d'aller en cours.

Je lève les yeux au ciel.

– Tu as une trop haute opinion de lui. Crois-moi.

– C'est un homme bien.

– Tu sais quoi, Amy, tu es complètement folle, tu ressembles de plus en plus à maman. Amy sursaute presque face à cette éventualité, puis, contre toute attente, elle éclate en sanglots alors que Dante est plié en deux, lui riant au nez. Je me pince les lèvres, elle risque de me sauter dessus si je rigole.

– Je vais dire à mon tonton que tu m'as insultée. Il aura ta vilaine tête pour ça.

– C'est ça, va-y, ça me fera des vacances. Dante ébouriffe ses cheveux, ruinant sa coiffure au passage.

– Non, Dante, tu n'es pas drôle, tu gâches tout. Je te déteste ! Puis elle s'enfuit en hurlant.

– Tonton !

– Je te présente ma famille. Finit par commenter Dante avec un soupir.

– Ils sont spéciaux !

Je comprends pourquoi Dante est aussi gentil et facile à vivre. Qui ne le serait pas avec une famille comme la sienne ? Cass vient nous rejoindre. Je soupçonne, en la voyant, qu'elle n'était pas qu'aux toilettes. Mes soupçons se confirment quand Gia passe la porte comme un bulldozer, la mine plus sombre qu'Acheron, pour aller rejoindre les invités amassés plus loin. Je tire Cass à l'ombre d'un arbre et, sans un mot, je lui passe le tube de rouge à lèvres. Sa lèvre tremble ; elle se retient visiblement de pleurer.

– Ça va ?

– Oui, on s'est disputés, il ne veut pas que je sois là.

– Ça ne l'a pas empêché de ruiner ton rouge à lèvres. Elle lève les yeux au ciel avant de me donner une tape.

– Tu lui as parlé de la petite visite de son père ? Elle secoue la tête.

– Non, putain, je hais les hommes de la famille Gaviera. C'est bon, j'en ai pas sur les dents ? Elle finit par questionner en parlant du rouge à lèvres.

– Non, viens, tu vas faire bonne impression, manger, t'amuser, et après on va rentrer.

– Je ne peux même pas me saouler, à l'aide ! Son expression me tire un éclat de rire. Cass me fusille du regard, mais elle finit par craquer et nous rions de bon cœur. C'est comme une bouffée d'air frais lors d'une journée de canicule.

Après ça, on rejoint les autres invités. Cass est attirée un peu plus loin par une femme que je ne connais pas, et elle se lance dans un long monologue. Cass l'écoute patiemment. Elle me fait penser à Oleg, toujours à parler pour ne rien dire.

Il y a à peine 20 personnes, mais ils me donnent l'impression d'être un tigre dans un zoo. Heureusement que Dante reste à mes côtés, me parlant de chacune des personnes présentes. En plus de sa famille, il y avait les Marinelli, les membres de la Camorra. Mario et sa femme Luisa, juste à côté de lui, ses deux filles et son fils aîné. Autant ses sœurs sont rousses, petites et toutes en courbes, autant lui est grand, doté de cheveux sombres et d'yeux gris. Il a une pyramide tatouée sur la main droite et affiche une expression de pur ennui, quelque chose dans sa façon de se tenir comme s'il s'attendait à ce qu'une bombe explose à tout instant, comme si ceux qui l'entourent n'ont aucune importance. Cela me fait penser à Riccardo.

J'observe sa sœur, la fiancée de Gia, celle qui est surnommée la princesse de la Camorra. Elle porte une robe bustier rose pâle et pose sur tout le monde sans jamais s'attarder sur personne, des yeux sombres remplis de douceur. Elle tourne la tête dans notre direction et je sens mon ami se tendre avant de lâcher un juron. Je le regarde, mais il ne le remarque même pas. Il dévore littéralement Adela Marinelli des yeux. D'ailleurs, cette dernière non plus ne le quitte pas des yeux. Je m'éclaircis la gorge.

– Dante, on se réveille. Il sursaute légèrement avant de se détourner en passant une main dans ses cheveux.

– Tout va bien ? Il s'éclaircit la gorge avant de répondre.

– Oui, elle m'a fait penser à une femme que j'ai connue il y a longtemps. J'ai besoin d'un verre. Je reviens.

Adela le suit des yeux alors qu'il se dirige à grandes enjambées vers les tables où sont disposées les liqueurs. Quand elle remarque mon attention dirigée sur elle, Adela me fait un faible sourire avant de baisser les yeux en rougissant.

Maintenant que les seules personnes que je connais se sont éclipsées, je me sens comme une brebis égarée. Je m'éloigne en direction de la sculpture en marbre qui se trouve dans la fontaine lumineuse, une femme nue recouverte d'un voile transparent comme celui de l'entrée. Les détails sont impressionnants. Je m'assois au bord de la fontaine en observant les deux familles mafieuses au loin. Je n'ai vraiment pas ma place ici.

– Besoin d'être seule ? Je me détourne de la contemplation des fleurs sculptées dans l'eau pour regarder le nouvel arrivant. Il me tend un verre et je grimace en me rendant compte que c'est du champagne. J'avais décidé de bannir tout ce qui me le rappelle en commençant par ça ! Je prends néanmoins la flûte des mains de l'héritier de la Camorra.

– Merci... heu. Il fronce les sourcils de surprise. Peu importe. Je continue de regarder l'eau, rêvant de devenir une sirène et d'aller vivre dans l'océan.

– C'est bien la première fois qu'une fille ne connaît pas mon nom.

– Vraiment navré.

J'en ai juste rien à foutre.

– Frédérico Marinelli.

– Enchanté.

– Et vous êtes Gayle. J'ai beaucoup entendu parler de vous, mais mes informateurs ont omis de mentionner votre beauté.

Ils ont aussi oublié de mentionner à quel point je suis triste et démunie. Ils ont oublié de mentionner que je ne comprends absolument rien à ma propre vie.

– Vos informateurs ? Il s'assoit à côté de moi. Il est tellement proche qu'on se touche légèrement. Un coude posé sur son genou, Frédérico regarde la foule devant nous avant de répondre.

– Il est normal que je mène une petite enquête sur la famille qui va accueillir ma sœur.

– Logique.

– Tu travailles avec Riccardo ?

– Ce que tes informateurs ont été incapables de te rapporter, tu ne l'obtiendras pas de moi. Frédérico a un petit rire.

– Au moins j'aurai essayé. Mais plus sérieusement, vous attisez ma curiosité. C'est une petite île, l'information circule vite et votre prénom est sur beaucoup de lèvres.

– Je n'ai rien de spécial.

J'ai juste eu le malheur, un certain soir, d'attirer l'attention des mauvaises personnes.

– Laissez-moi en douter. Marmonne Marinelli en prenant brusquement mon menton dans sa main pour orienter mon visage dans sa direction. Dans ses yeux, je distingue la convoitise, la même que me portent les hommes qui ne veulent de moi que pour mon physique.

Je secoue la tête pour qu'il me relâche, son toucher m'est désagréable. Il n'est pas Riccardo.

Mais je suis néanmoins soulagée qu'il ne soit pas là. Je ne sais pas comment j'aurais réagi dans le cas contraire.

Aussitôt que cette pensée traverse mon esprit, un corps sombre passe la porte qui mène à l'arrière. Medusa est bientôt suivie par son maître. Je manque de basculer dans l'eau quand il enfile sa veste avec impatience, en passant une main dans ses cheveux. Amy pousse un hurlement qui fait sursauter le pauvre Sylvio, le consigliere laisse tomber son verre qui se brise au sol. Sa réaction m'aurait fait rire si je n'avais pas l'impression qu'un deux tonnes vient de me passer dessus.

Elle décolle du sol et se jette sur son cousin.

– Ricky, je suis tellement heureuse de te voir. Alors, comment tu me trouves ? Je suis jolie, et je ne suis pas comme ma mère.

– Oui, c'est vrai ? Elle pousse un autre cri et s'éloigne comme sur un petit nuage. Je suppose qu'elle n'a pas remarqué que c'était une question ?

La grande rousse qui était en pleine conversation avec Cass vient dans sa direction d'une démarche conquérante. Un sentiment oppressant me saisit quand elle pose une main sur son épaule avant de combler la distance pour l'embrasser sur la bouche. Riccardo s'éloigne. Ça n'a duré à peine quelques secondes, mais mon sentiment d'oppression se transforme en tempête, je sens mes yeux me brûler.

Elle peut l'avoir, ce nid à problèmes. Je le lui laisse. À côté de moi, Frédérico dit quelque chose, mais je ne l'écoute pas pour saisir quoi que ce soit. L'envie de partir d'ici devient aussi forte que mon désir et mon amour stupide pour la pieuvre de l'ombre. Je suis sur le point de me lever et de m'éclipser discrètement quand un être familier fait son entrée : Persée. Mon visage s'illumine, je ne l'ai pas vu depuis deux semaines. Il lève la truffe à l'air et tourne ses yeux luisants dans la direction de la fontaine avant de bondir. Un rire sincère m'échappe, et je m'accroupis sur l'herbe pour le toucher, m'imprégner de sa chaleur. J'éclate de rire quand je remarque son nœud papillon, c'est une idée de Tara, j'en mettrais ma main au feu. Je frotte ma tête contre la douceur de son pelage.

– Tu ressembles à un gentleman anglais, mais qu'est-ce que tu es beau, c'est qui le plus beau ? C'est toi, le grand des grands !

Je le gratouille derrière les oreilles, comme il semble tant apprécier.

Medusa aussi nous a rejoint. Je la considère avec prudence.

– Tu es venu pour me cracher dessus ? Pourtant, elle ne fait rien, elle me laisse même la toucher. Persée tourne la tête en direction de Frédérico et il retrousse les babines, prêt à bondir. Tiens, c'est bien la première fois qu'il fait preuve de violence.

– Tout va bien mon amour, tu ferais mieux de t'éloigner, il ne t'aime pas.

– Il ne faut pas me le dire deux fois. L'héritier de la Camorra s'en va, et aussitôt Persée se calme.

Je sens le regard de Riccardo sur moi, mais j'évite obstinément de tourner la tête dans sa direction, c'est au-dessus de mes forces. Il s'avance vers moi, ses pieds foulant l'herbe.

– Qu'est-ce que tu fabriques ici ?

Et c'est reparti pour un tour. Je savais que je n'aurais pas dû venir. Malgré la colère contenue dans sa question et celle qui bouillonne en moi, je sens un frisson de désir me parcourir.

Un peu plus loin, les conversations ont démuni les invités, qui ont les yeux braqués sur nous, spécialement sur les deux félins. Pas étonnant, ils sont énormes.

Je fais de mon mieux pour l'ignorer, mais Riccardo n'est pas le genre d'homme à s'encombrer de subtilité. Il me saisit par le bras et me tire dans un coin du jardin à l'abri des regards.

– Mais lâche-moi, tu es malade !

– Qu'est-ce que tu fais ici ? Ne m'oblige pas à me répéter.

– Je suis là pour Cass et uniquement pour Cass. Tu penses que je suis là pour quémander des miettes de ton affection ? J'essaie de m'éloigner, mais il me barre le chemin.

– Laisse-moi passer, Riccardo ! Mais il ne bouge pas, tous les muscles de son corps sont tendus. C'est tellement difficile de ne pas le regarder dans les yeux que je me sens trembler.

Persée vient se mettre à côté de moi et se met à grogner contre son maître, les oreilles rejetées en arrière. Aussitôt, Medusa se place devant Riccardo, prête à le protéger.

– Je rêve ! marmonne le démon, surpris par la réaction des félins. Je caresse la tête de Persée pour l'apaiser.

– Tu n'aurais jamais dû venir, mon père...

– Tu as dit quelque chose ? C'est drôle, j'entends rien. Excuse-moi !

Cette fois, quand il me retient, je lui envoie mon genou dans l'entrejambe.

– Merde !

– Je t'ai déjà dit de ne pas me toucher. Tu as perdu ce droit.

Putain, je le déteste !

***

Quand nous sommes invités à passer à table, je ne me sens pas mieux, mais la présence de Persée, qui s'est couché à mes pieds, me rassure.

Medusa a rejoint son maître. Je suis installée entre Federico Marinelli, qui n'arrête pas de me lancer des œillades complices, et Dante, qui dévore sa sœur des yeux, pensant être discret. Je lui donne d'ailleurs un coup de pied pour qu'il arrête s'il ne veut pas attirer l'attention.

Juste avant de passer à table, j'ai réussi à acculer Dante dans un coin pour lui poser des questions sur son attitude assez étrange. Il m'a confié, avec beaucoup de réticence, qu'Adela ressemble comme deux gouttes d'eau à Julie, la femme qu'il aimait et qu'il a été obligé de tuer.

C'est peut-être une blague cruelle de la pieuvre, mais Giacomo est assis entre Cassandre et Adela.

Je n'ai pas plus de chance, compte tenu du fait que Riccardo est juste devant moi. Alors que je me suis juré de ne pas le regarder.

Le dîner est lourd de tension, de colère et de douleur. L'air crépite, mais les autres ne semblent pas s'en rendre compte, ils ont l'air détendu, heureux. Amy parle à tort et à travers à Shayta, lui posant des questions sur sa carrière, et cette dernière l'écoute en mangeant avec un sourire poli. Les parents de Dante semblent être dans leur bulle, discutant à voix basse comme si le monde n'existait pas. L'amour et l'affection qu'ils se portent sautent aux yeux. Je les envie.

Les deux chefs assis l'un à côté de l'autre sont absorbés par un sujet mené par Mario. Mais de notre côté de la table, c'est le silence le plus oppressant. Quand l'un des employés, vêtu d'une chemise blanche et d'un pantalon sombre, propose du champagne à Cass et qu'elle décline, Gia la regarde en plissant des yeux.

La sœur d'Adela la fixe, les yeux vibrant de colère. Elle ne porte pas son futur beau-frère dans son cœur, ça c'est sûr. Pas étonnant, Giacomo a passé la soirée à faire comme si sa fiancée n'existait pas.

Je n'arrive pas à manger, mon estomac est noué par des yeux sombres qui ne me lâchent pas. Il me regarde, il me regarde toujours. Il parcourt mon épiderme, transperce mon âme. Ses yeux me brûlent, ils me font perdre tous mes moyens.

Mais je me fais violence pour ne jamais relever les yeux. Je sais que je serai perdue si je cède à cette tentation.

Je glisse un morceau sous la table pour Persée, je frissonne en sentant la pointe de ses dents effleurer ma paume. Il m'arrive d'oublier que c'est un léopard et pas un chat. En me redressant, je touche la cuisse de Federico Marinelli par inadvertance. Il me sourit avant de me dédier un clin d'œil.

– Désolée. Il se penche pour murmurer à mon oreille.

– Ne t'excuse pas. C'est agréable.

Ah...

Il y a un bruit, Amy pousse un cri quand un couteau se plante dans la viande de Federico. Pour la première fois de la soirée, je regarde Riccardo, les yeux écarquillés, mais son attention est tournée vers l'héritier de la Camorra.

– Désolé, mec, mon couteau a glissé. Le frère d'Adela retire la lame de son plat et la lance en direction de Riccardo, qui continue de manger comme si c'était parfaitement normal.

Mais comment puis-je aimer un type aussi instable ? Si son couteau avait touché Federico, l'accord entre les deux familles n'aurait été qu'un vieux souvenir.

Louisa Marinelli pose des questions à Shayta sur sa carrière de mannequin. Cette femme a une façon de prendre les autres de haut qui me hérisse. Elle regarde Shayta comme on regarde un insecte insignifiant, une personne qui n'a pas sa place autour de cette table.

– Je suppose que ça ne paye pas des masses si vous êtes ici ? Son commentaire transforme l'air déjà lourd en poison insupportable. Puis Shayta dit de sa voix douce :

– Que voulez-vous dire ?

– Rien, juste que je ne trouve pas que « top model » soit un travail. Shayta sourit.

– Vraiment ? Ça ne m'étonne pas, quelqu'un qui n'a jamais eu à travailler de sa vie ne pourrait jamais reconnaître un travail, même s'il en avait un sous les yeux.

Cass et moi éclatons de rire avant de le transformer en toux insistante. Mais la mère de Dante ne se prive pas de rire aux éclats.

Les employés emportent les plats avant d'apporter le dessert. Au terme du repas, je peux enfin me lever.

Je vais aux toilettes, je me rince la bouche avec le bain de bouche le plus piquant que j'aie jamais vu avant de retoucher mon maquillage.

Je me dirige vers l'escalier quand mon téléphone se met à sonner. Je l'extirpe de la pochette et, sans regarder, je décroche.

– Ouip ! Aucune réponse, juste une respiration sifflante. Je regarde le numéro. Il est masqué, je frissonne avant de raccrocher et de bloquer la personne, quelle qu'elle soit.

Je m'arrête devant la photo d'Aura Gaviera. Sans que je ne sache pourquoi, cette femme m'inspire beaucoup de sympathie et de respect. Son mari était malade, pourtant elle l'a soutenu. Ils ont bâti quelque chose ensemble. Elle s'est fait une place dans un monde d'hommes. Si déjà durant notre génération c'est difficile pour une femme de faire entendre sa voix, alors j'imagine même pas à l'époque.

– Aura Gaviera, dit la Manipulatrice. Impossible de réprimer le frémissement qui me traverse. Je ne l'ai même pas sentie approcher, il est derrière moi, trop proche. Je ferme les yeux alors qu'il poursuit son exposé.

– Son mari était schizophrène, ses délires étaient tels qu'il était incapable de tout gérer. Elle s'est occupée de l'organisation à sa place. Elle s'est imposée par la force et la ruse. Étrangement, au fil des années, elle a acquis assez de pouvoir pour ne plus vivre dans l'ombre de son mari, mais elle ne l'a jamais abandonné. Ils se sont toujours soutenus. Père a beaucoup de respect pour elle. Je caresse sa photo de ma main aux ongles peints en blanc.

– Je suppose que si ça a aussi bien marché entre eux, c'est parce qu'il ne l'a jamais repoussée. Il a accepté l'aide qu'elle lui proposait et il s'est battu avec elle, pour elle ! Il me retourne si vite que je manque de perdre l'équilibre sur mes talons. Je me suis retenue à la première chose pour ne pas tomber, c'est-à-dire lui.

Je suis plaquée contre la photo, j'ai l'impression qu'elle me brûle le dos autant que son corps me brûle le buste. Je garde la tête baissée au niveau de son torse. Mais Riccardo ne me facilite pas la tâche, il se rapproche encore, son corps dur pressant le mien. Bon sang, un flot de chaleur me traverse.

– À quoi tu joues ? Pourquoi ne me laisses-tu jamais tranquille ?

– Tu crois que c'est une histoire qui a bien fini ? Elle est morte de la main du mari qu'elle avait décidé de soutenir. Tout le monde lui demandait de partir pour sauver sa vie, mais elle est restée. Tu sais pourquoi ? Sous le choc, je relève la tête pour croiser son regard. Grave erreur. Aussitôt, je me liquéfie. Ma respiration, déjà mise à rude épreuve, s'accélère.

– Non, mais tu vas m'éclairer.

– Elle l'aimait. Il a lâché sa phrase comme si c'était une accusation, comme si j'étais stupide, moi, d'aimer quelqu'un comme lui. Avec cette histoire, il est en train de me dire : cours, ne fais pas la même erreur qu'Aura, parce que moi je ferai exactement comme mon ancêtre.

J'ai déjà fait la même erreur qu'Aura, je l'aime à un point que je ne m'explique pas. Mais je ne vais pas lui courir après s'il montre clairement qu'il ne veut pas de moi. Je le repousse brusquement, lui passant sous le bras, et descends les marches pour aller à la recherche de Cass. J'en ai marre, je veux rentrer. Heureusement, elle est exactement du même avis que moi. Nous prenons congé de nos hôtes, et le chauffeur de la pieuvre nous raccompagne.

– Merci, déclare-t-elle alors que nous sommes installées dans la voiture.

– Je ne sais pas toi, mais je suis amoureuse de Shayta. J'éclate de rire, sentant la pression se relâcher.

– Elle est géniale. Puis je risque une question : tu iras aux fiançailles ?

– Oui, mais juste après, je crois que je vais quitter le pays.

– Quand as-tu pris cette décision ?

– Ce soir, en observant Adela. Cette pauvre fille semble complètement perdue. Je ne peux pas rester ici et être une ombre planant au-dessus de son mariage.

Cass a longtemps travaillé pour la Cosa Nostra, c'est une Gaviera. Elle sait beaucoup de choses, ils ne la laisseront jamais partir, mais je garde mes réflexions pour moi afin de ne pas l'affliger davantage.

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