Chapitre 43: L'impression d'un rêve
– Le monde tourne autour de moi, sous un kaléidoscope de lumière et d'odeur. Je suis persuadée d'être une licorne. Non, je ne supporte pas les licornes. Je suis Pégase ; de mes ailes majestueuses, je flotte, gracieuse et agile. J'ai le monde à mes pieds.
Arya éclate de rire après mon discours. Elle essaie de dire quelque chose en réponse, mais quelqu'un passe à côté de nous, attirant son attention.
– Regarde, il a deux nez !
– Non, tu es bête. Il n'a pas deux nez. Laisse-moi te montrer : tu comptes, un et deux. Tu vois !
– Oh, elle applaudit. Tu es trop forte. Je veux t'épouser, comme ça nos enfants seront aussi forts que toi.
– Vous êtes complètement bourrés, et vos cris sont insupportables ! Camille porte le verre de tequila à ses lèvres, mais elle manque sa bouche, et l'alcool se renverse sur elle.
– Je pensais que mon menton était ma bouche et que ma bouche était mon menton. On se regarde tous les trois, analysant la situation, avant d'éclater de rire.
– Oh, c'est maman ! Je hurle alors que "Pour It Up" de Rihanna retentit dans le club. Comme mue par une force incontrôlable, je me mets à courir en direction de la scène.
– Attends-nous ! M'interpelle Camille, mais je ne m'arrête pas pour autant.
Je monte les quelques marches pour atteindre le podium. Arya et moi nous précipitons vers la barre de pole dance, et on se met à danser de manière complètement aléatoire.
– Non, ce n'est pas comme ça ! Camille se met à faire des figures de hip-hop. Les gens dans le club se mettent à siffler pour nous encourager, alors que le DJ augmente la musique jusqu'à ce qu'elle devienne assourdissante. Je sens mon sang battre au même rythme que les enceintes d'où provient la musique. Je ne suis pas une experte en pole dance, mais pour avoir passé tous mes étés à danser avec mes cousines, bouger des hanches, ça me connaît.
– Je suis une sirène, regardez-moi ! Je bouge de gauche à droite, en creusant le ventre.
– Et moi, je suis une toupie, je tourne, je tourne... Putain, j'ai la tête qui tourne. J'ai besoin de m'asseoir.
Elle termine les mains sur les genoux, le buste plié en avant.
Arya s'éloigne de la barre de pole dance. Au même instant, la musique est remplacée par "7/11" de Beyoncé. On devient complètement hystériques. Plusieurs filles, sûrement aussi bourrées que nous, montent sur scène, et on commence à danser, mais en file indienne.
Quand la chanson se termine, je suis couverte de transpiration et je ne tiens plus. Mon cœur bat beaucoup trop fort, je vais exploser. Boom ! Comme une tomate trop mûre lancée contre un mur. J'éclate de rire.
Une tomate mûre lancée sur un mur, putain, je suis drôle ! Je manque de me casser la tête en descendant les marches. Camilla se fait accoster par un mec, et elle décide de le suivre. Arya et moi l'encourageons en sifflant comme des idiotes.
– Je dois aller aux toilettes. Arya a dû hurler pour couvrir le bruit de la musique. Je hoche la tête en nous dirigeant vers la petite porte qui doit mener aux toilettes. Dans le couloir, la musique est moins forte, et j'ai l'impression que ma tête me fait soudainement moins mal. Je titube derrière Arya jusqu'aux toilettes.
Quand on termine, on part à la recherche de Luca. Heureusement, on le repère assez rapidement dans un coin de la pièce, en compagnie du démon.
– Riccardo est tellement beau, je le mettrais bien dans un poulet pour le manger, je déclare le plus sérieusement du monde en le dévorant des yeux.
– Arrête, Riccardo se mange seul, regarde ce dos. Putain, il a un dos !
– Non, il a le dos !
– Non, il a un dos.
– Puisque je te dis qu'il a ledos, Arya.
– Arrête, Gayle. Luca a le dos, mais Riccardo a un dos.
– Non, n'importe quoi. Sur une échelle de un à dix, le démon, c'est un 10. Un 10 avec beaucoup d'épines, mais un 10 quand même. Elle éclate de rire.
– Je vais dire à Riccardo que tu es amoureuse de lui.
– Non !
Déjà, elle s'est mise à courir en direction des garçons. Je titube à sa suite comme si j'étais complètement bourrée, ce qui n'est absolument pas le cas.
– Désolée, madame, je dis en bousculant une femme. Je m'arrête en regardant sa poitrine.
– Putain, ça en fait du silicone !
– Pardon !
– Putain, désolée, je... votre poitrine... je dois y aller.
Quand j'atteins la table, Arya est en train de reprendre son souffle.
En plus de Riccardo, Dante et Luca, il y a trois autres hommes que je ne connais pas.
– Touché, c'est toi le chat ! La blonde éclate de rire en rejetant la tête en arrière, faisant des bruits de cochon.
– Tu ne peux pas toucher mon chat, il est dans ma culotte, voyant.
– Non, tu es bête, mais je vais te montrer. Viens. Luca et Riccardo nous regardent comme si nous étions complètement folles. On leur a tourné autour avant de se poster derrière eux.
– Tu vois, Riccardo a le dos.
– Non, putain, il a un dos.
– Bordel, puisque je te dis qu'il a le dos !
– Vous connaissez ces filles ?! demande l'un des types. Luca porte une bière à ses lèvres.
– Non, on ne les a jamais vues ! répond le démon. Arya et moi éclatons de rire, mais cette fois trop fort. Tellement fort que ma tête tourne.
– Le monde... Il tourne. Je titube jusqu'à Riccardo et me laisse tomber contre son dos, enroulant mes bras autour de son corps. Wahou, il est tellement musclé. J'adore !
– Tu vois, il a le dos, solide en plus. Pas comme Luca. Je tire la langue à Arya.
– Le dos de Luca aussi est solide, pas vrai bébé ?
– Évidemment, trésor. Elle me tire la langue en allant s'installer sur les genoux de son copain.
– En plus, Luca a la plus grosse... Il la fait taire d'un baiser avant qu'elle termine sa phrase.
– Démon ?
– Oui, petite serveuse. Je glousse, non, l'alcool me fait glousser.
– J'ai la tête qui tourne. Il a un petit rire, tellement sexy que mon corps vibre.
Je m'éloigne de lui avant de grimper sur la table juste en face de lui, je laisse tomber mes chaussures et pose mes pieds sur ses jambes.
Riccardo arque un sourcil.
– Tu sais que des hommes sont morts pour moins que ça ? J'écarte mes cheveux d'un geste théâtral, enfin j'essaie, j'oublie toujours que je n'ai plus les cheveux longs.
– Oui, mais je ne suis pas un homme. Je termine ma phrase avec un clin d'œil.
– Je pensais que vous ne les connaissiez pas. Je regarde l'homme qui vient de parler. Cheveux noirs, bronzé, grand et mince, de larges épaules avec un piercing au nez. Il me regarde longuement avant de sourire, c'est tellement condescendant que je lui rends.
– Elle est à moi, déclare Riccardo d'un ton calme, en s'étirant contre le dossier de son siège.
Je suis à lui ? Une part de moi a envie de nier avec véhémence. Mais quelque chose s'est déployé dans mon ventre à ces mots prononcés d'un ton possessif qui n'admet pas de réplique.
Calme tes hormones, Gayle, tu es beaucoup trop saoule !
– Où est Camille ? questionne Dante, les sourcils légèrement inclinés vers le bas.
– Avec un motard. Je réplique en détaillant les bouteilles d'alcool posées sur la table avant de choisir le Jack Daniels.
– Je pense que tu as assez bu.
Je mets la bouteille hors de sa portée. D'un pied sur son torse, je le repousse contre le dossier de son siège. Le coin de sa bouche se relève en même temps que son sourcil qui monte si haut qu'il disparaît dans ses mèches sombres.
Alors que je remplis un verre, je vois Dante du coin de l'œil qui nous observe, son expression est étrange, loin de sa bienveillance habituelle. Ou peut-être que je me fais des idées, après tout je suis tellement saoule que j'ai l'impression d'entendre des voix. Mais parfois, l'attitude de Dante me pousse à penser qu'il déteste quand je suis proche de Riccardo. Je sursaute légèrement, l'ordre me sortant de mes pensées.
– Ça suffit ! Le démon redresse la bouteille quand le verre est sur le point de se remplir à ras bord.
Autour de nous, les conversations ont repris, dominées par le mec au piercing. Il parle beaucoup et fort ; fort est également son accent que je n'arrive pas à déterminer. Son compagnon, quant à lui, est très calme. Il semble complètement à l'ouest, peut-être à cause du truc qu'il fume. De l'herbe, l'odeur ne trompe pas.
– Tu es tellement autoritaire. Petite serveuse, viens ici ! Ne sors pas, reste dans ta chambre, petite serveuse, arrête de boire, petite serveuse, travaille pour moi, crie mon nom, petite serveuse, coupe-moi les cheveux...
Il se contente de sourire, le regard brillant.
– Injonction sur injonction, ça te tuerait de dire s'il te plaît un de ces quatre ? Je marmonne avant de porter le verre à mes lèvres. Évidemment, il est tellement plein que quelques gouttes tombent sur ma cuisse.
– Zut. Et maintenant regarde ce que tu as fait, tu as versé du Jack Daniels par télépathie.
Riccardo se retient visiblement de rire. Il m'agace quand il agit comme si j'étais un clown.
– Alors laisse-moi arranger les choses, s'il te plaît ! Il se penche et, sous mes yeux médusés, il lèche les gouttes d'alcool. Je ferme les yeux, toute émoustillée, quand je sens sa langue courir sur ma peau. Mes doigts empoignent ses cheveux, alors que ses lèvres remontent plus haut que la limite autorisée par ma robe. Quand il s'écarte, mon souffle est encore plus court qu'il ne l'était déjà, et je serre mes cuisses pour réprimer la montée du désir.
– Tu vois que je peux supplier quand il le faut, mais je préfère quand toi tu le fais.
– Je ne t'ai jamais supplié.
– L'alcool t'a écourté la mémoire ? Je cligne plusieurs fois des paupières, les souvenirs me reviennent avec la rapidité d'une course de spermatozoïdes vers un ovule.
Oh seigneur ! Je vide la moitié du verre, l'alcool me brûle la gorge, mais je m'en fiche. Il me donne le courage dont j'ai besoin pour me pencher en avant et déclarer.
– Tu avais ta langue sur mon clitoris, j'aurais fait n'importe quoi sous l'emprise du besoin.
Ses yeux s'assombrissent, devenant un trou noir dans lequel j'ai l'impression d'être aspirée.
– Sous mon emprise.
– Espèce de fanfaron !
– Tu devrais mettre ton vocabulaire à jour.
– Narcissique !
– Je te verrai bien chanter ces mots quand je serai profondément enfoui en toi.
Mon visage s'enflamme et je m'écarte de lui pour vider le verre.
Mon ventre est en feu, mais pas à cause de l'alcool. Un énorme sourire étire mes lèvres, et je verse quelques gouttes d'alcool sur ma cuisse.
– Oh, oops, que je suis maladroite ! Tu veux bien m'aider, s'il te plaît ?
Riccardo hoche la tête avant d'extirper un mouchoir de sa poche.
– Pff, tu n'es même pas drôle.
Arya s'est endormie contre Luca, son poing serré sur son tee-shirt, et Camille est de l'autre côté, en pleine conversation avec son motard. Elle n'arrête pas de rire, c'est plutôt drôle de la voir comme ça, elle qui met toujours un point d'honneur à être d'humeur exécrable.
– Gayle, sortons.
J'avoue que la musique commence à me donner mal au crâne, mais je n'aime pas son ton.
– Ne me donne pas d'ordres, je suis une femme libre depuis 1690.
Il récupère mes chaussures et sa veste avant de se lever. Je descends de la table.
– Démon, mon monde tourne autour de moi. Comme la Terre, je tourne, mais pas autour du soleil. Je suis mon propre soleil. C'est si profond, pas vrai ?
– Avance, Joachim du Bellay.
Je suis tellement heureuse de sentir l'air de la nuit balayer mon visage que je fais quelques pas de danse. Je tourne une fois, deux fois, puis je m'accroche à ses épaules.
– Oh. Il soupire, un sourcil haussé.
– Tu es comme un ouragan, Gayle, tu le sais ?
– Pourquoi, parce que je tourne ?
Il claque la langue.
– Tu ravages tout sur ton passage.
Qu'est-ce que ça veut dire ? D'ailleurs, qu'est-ce qui lui prend de parler de façon aussi poétique ?
Je me rapproche de lui, en me mettant sur la pointe des pieds, en souriant.
– Je suis l'ouragan Katrina. Regarde-moi tourner !
– Non, ce n'est pas nécessaire. Viens.
Je regarde sa main tendue dans ma direction, elle est tellement grande. Il pourrait me briser...
Pourtant, je la saisis sans la moindre hésitation. Elle est chaude et rugueuse. J'aime le toucher, la sensation de sa peau sur la mienne, j'aime également quand il me regarde avec cette intensité désarmante qui me fait me sentir comme l'être le plus spécial sur cette terre.
– Ric.
C'est Dante, les mains dans les poches, il s'avance vers nous.
– Ouais.
– Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, vous deux. Seuls. Je préférerais que Gayle reste quelque part où je peux garder un œil sur elle après ce qui s'est passé sur le bateau.
La mâchoire de Riccardo se contracte. Chez lui, ça se traduit parfois par : j'ai juste envie de t'envoyer mon poing, mais je me retiens. Je serre sa main, je ne pourrais pas supporter une autre bagarre entre ces deux-là.
Indifférent à l'expression de son cousin, Dante poursuit.
– Gayle est saoule.
– Je ne vais pas la toucher, tu peux nous lâcher maintenant !
– Ce n'est pas ce qui m'inquiète, et tu le sais, Ric.
– Putain, tu... Il se passe la main sur le visage comme pour se calmer. J'ai pris mes putains de médicaments, d'accord ? Et Gayle n'est pas en danger avec moi.
– C'est sympa les mecs de parler comme si je n'étais pas là. Cape d'invisibilité !
Ils m'ignorent. Très chevaleresque !
– Tu ne le contrôles pas, Ric, et d'ailleurs, où est-ce que vous allez ?
– Putain, trouve-toi une fille pour te vider les couilles et fiche-moi la paix, Dante !
Je grimace. Très classe !
– Mec ! Mais déjà Riccardo me tire à sa suite.
– De quoi parlait Dante ? Il se crispe, il se plonge dans son mutisme tellement longtemps que je suis persuadée que je n'aurai pas de réponse.
– Ce n'est rien, ne t'inquiète pas.
Pourtant, je n'ai pas eu l'impression que c'était quelque chose de banal. Ils ont parlé de perdre le contrôle et de médicaments aussi.
Je jette un regard par-dessus mon épaule. Dante est toujours là, son expression est indéchiffrable.
Je plisse les yeux jusqu'à ce qu'ils ne soient plus que deux fentes. Je me rappelle que, quand on surveillait Bellucci, Riccardo prenait toujours des médicaments le matin et l'après-midi.
C'était pour quoi ? Et il y a aussi tout ce que Cass m'a dit sur son instabilité. Je le regarde. J'aimerais avoir le pouvoir de télépathie pour comprendre l'homme qui me tient si fermement la main, comme s'il avait peur que je m'envole.
On remonte la plage, quelques vagues se balancent paresseusement et j'ai l'impression que la lune se trouve sur l'eau tant le reflet miroitant est réaliste. Il n'y a pas de plage à Nîmes, mais j'avoue que la pluie me manque. J'ai toujours aimé me glisser sous mes couvertures, un livre à la main, alors qu'il pleut. Le seul problème, c'est que le toit de mon appartement suintait, alors je passais mon temps à nettoyer plutôt que de profiter de mon livre. Maudit appartement qui me coûtait 400 € par mois !
Riccardo tire doucement sur ma main.
– Tu as perdu ta langue, je déteste quand tu es silencieuse. J'ai un énorme sourire.
– Où allons-nous ?
– Prendre l'air.
– Mais encore ? Silence. Génial, merci beaucoup Dante, grâce à son intervention il est redevenu taciturne.
– Tu me demandes de parler alors que toi, tu te tais. Silence.
– Démon ?
– Hmm !
– S'il y avait vraiment quelque chose d'important dans ta vie, tu me le dirais ?
– Non.
– Pourquoi ?
– Parce que ça te pousserait à partir.
– Tu ne veux pas que je parte ? Il me regarde avant de se concentrer sur l'horizon. Plusieurs torches enflammées sont enfoncées dans le sable, permettant de donner plus de clarté au lieu.
– Non.
– Pourquoi ?
– Ta présence m'amuse. Je grimace, maintenant je suis sûre qu'il me prend pour le Marrakech du rire.
– Et que se passera-t-il quand ça ne sera plus le cas ?
– Je te livrerai sûrement à Médusa, j'ai promis à la femme de ma vie de la viande fraîche.
Je lui donne un coup de pied sur le tibia, ce qui le fait rire.
Nous arrivons près d'un amas de rochers. Juste à côté, il y a une falaise. Riccardo saisit l'une des torches enflammées enfoncées dans le sable pour éclairer notre progression.
J'écarquille les yeux quand la lueur orangée met en évidence un escalier taillé dans la roche. Les marches sont dangereusement inclinées vers le bas, ce qui atteste qu'elles sont vieilles et ont dû voir passer des gens au cours des décennies.
– C'est incroyable, où est-ce qu'elles mènent ?
– Monte, et tu le verras. Excitée comme une puce, je ne me fais pas prier. Les marches, en plus d'être très inclinées, sont humides. À chaque pas, je dois faire attention de ne pas dégringoler.
Je suis essoufflée quand j'arrive en haut, mais putain, ça en valait la peine.
– Comment savais-tu que les marches mènent sur la falaise ? Il se laisse tomber en tailleur sur la fine herbe de la falaise avant de me répondre.
– Il suffit de faire travailler son cerveau.
– Tu sous-entends que je ne fais pas travailler le mien.
– Quand j'étais petit, j'ai toujours voulu avoir un perroquet. Mon souhait a été exaucé.
Je le regarde sans comprendre avant d'éclater de rire.
– Je ne suis pas bavarde, je pourrais t'offrir un perroquet pour ton anniversaire.
– Ça m'en fera deux.
Je m'approche du bord, sentant l'air marin me fouetter le visage. L'océan se déchaîne en contrebas, mais ce qui capte le plus mon attention, c'est la lune. On a presque l'impression que l'astre repose à la surface de l'eau, blanche et majestueuse. Je lance un regard au démon par-dessus mon épaule.
La torche enflammée repose dans un coin du rocher. Riccardo, quant à lui, s'est allumé une cigarette ; la lueur orangée s'agrandit à mesure qu'il tire une latte.
– C'est le paradis.
– Tu te contentes vraiment de très peu pour créer ton paradis.
Je fais quelques pas avant de me laisser tomber lourdement en face de lui. Il m'observe gravement avant d'écarter mes cheveux de mon visage, mais, indomptable, le vent les ramène.
– Pour toi, c'est quoi le paradis ? Ses yeux noirs se plantent dans les miens.
– Ma vision parfaite du paradis, c'est le silence. Mes sourcils se plissent tellement que je sens un pli soucieux se creuser entre eux.
– Tu viens à peine de me dire que tu n'aimes pas quand je suis silencieuse. Avoue que c'est assez contradictoire.
Il penche la tête sur le côté avant de saisir ma main et de la poser sur sa tempe droite.
– Tes bavardages incessants ne me dérangent pas. Je parle du silence là, dans ma tête. Le paradis serait la possibilité d'arrêter de hurler dans le silence. J'aimerais ne plus entendre ces voix qui se font un devoir de diriger chacune de mes actions. Je n'en peux plus.
– Je ne comprends pas.
– Je ne veux pas que tu comprennes.
– C'est pour ça que tu me fais des confidences pour que je ne comprenne pas ? Attends une minute, je suis saoule, je risque de tout oublier. C'est pour ça que tu me parles à cœur ouvert ?
– Je suis impressionné, tu es très perspicace.
– Tu ne me fais pas assez confiance pour te confier à moi quand je suis lucide ?
Il me fait un sourire à la Riccardo avant de se coucher sur le dos. Je soupire, je hais quand il fait ça. Il titille ma curiosité et, au final, il ne me donne rien. C'est un archer qui tire sur un arc jusqu'à ce qu'elle soit tendue à l'extrême sans jamais décocher la flèche.
Je me couche également, mais sur le ventre, pour pouvoir le regarder. J'aime le regarder, j'aime l'arc de ses sourcils parfaitement dessinés, autant que ses yeux ténébreux. J'aime son nez, ses lèvres et les fossettes qui se creusent à chaque fois qu'il sourit. Pourtant, les sourires de Riccardo sont rarement sincères ; le plus souvent, ce sont des armes pour déstabiliser les personnes en face de lui, pour troubler ou, dans mon cas, m'énerver. J'aimerais qu'il me dédie un sourire sincère un jour.
– Tiens, ça me fait penser à Orgueil et Préjugés. Mr Darcy ne souriait jamais, mais putain, quand il a fait son premier sourire à Élisabeth, j'ai hurlé comme une folle, mon cœur battait à tout rompre ce jour-là.
Papa était venu dans ma chambre pour voir si j'avais un problème et, quand il s'est rendu compte que je hurlais à cause d'un film, il s'est contenté de soupirer avant de sortir.
– C'est qui, monsieur Darcy ?
Merde, j'ai parlé à haute voix ? Il faut que j'arrête l'alcool !
– Dis-moi quelque chose d'agréable.
Il m'avait fait la même requête sur le bateau. Je me rappelle surtout que lui n'avait rien d'agréable à me raconter. S'il n'a pas de souvenirs heureux de son enfance et de son adolescence, j'aimerais que l'adulte en ait. Mais avec moi. Est-ce égoïste de ma part de vouloir que chaque moment de joie soit rattaché à ma présence ?
Je plisse les yeux en regardant sa cigarette.
– Crache et je le ferai. Il arque un sourcil avant de tirer une énorme bouffée ; les joues gonflées, il jette le mégot avant de me souffler la fumée empoisonnée sur le visage.
– Riccardo !
– J'ai craché, je t'écoute.
– Quand j'avais 11 ans, mes parents, ma sœur et moi étions partis en vacances sur l'île de Saint-Barthélémy. J'avais accompagné l'une de mes cousines au marché et c'est là que j'avais remarqué un vendeur de livres. Il avait étendu une petite nappe à même le sol et plein de livres de toutes les tailles et de tous les genres y reposaient : des livres pour enfants aux romans érotiques. Ils les vendaient à 1 €, un prix dérisoire si tu veux mon avis. J'en ai pris un au hasard, sans me rendre compte à cet instant que je venais de changer le cours de mon existence. C'était un petit livre qui faisait à peine 112 pages, écrit par Jessica Steele et publié dans la collection série club des éditions...
– Petite serveuse ?
– Oui, démon ?
– J'ai demandé quelque chose d'agréable, pas un exposé sur le fonctionnement des maisons d'édition. Abrège !
– Laisse-moi finir, c'est insupportable. Bref. Le livre avait pour titre *L'Impression d'un rêve*. Il est resté sur ma table de chevet pendant une semaine. Je n'avais jamais lu alors, bof, puis un soir, je l'ai ouvert dès les premières lignes. J'ai été happée, emportée dans une folle aventure romantique au Mexique avec Cally Shearman et Xavier Zarzuzla Guerrero. Mon monde avait disparu autour de moi, rien n'existait, rien n'avait d'importance, je n'ai jamais ressenti ça. Quand j'ai tourné la dernière page, les premières lueurs de l'aube éclairaient la chambre et j'ai compris que j'étais fichue, car ce livre m'a donné envie d'en lire d'autres. J'avais trouvé ma drogue, mon havre de paix. Je suis retournée chez le vendeur le jour même. Aujourd'hui, je ne compte plus le nombre de livres que j'ai à mon actif : la romance, la fantaisie, les thrillers, j'ai tout lu, mais L'Impression d'un rêve sera toujours mon livre préféré, le seul que j'ai lu plus d'une fois. Je l'ai tellement feuilleté que la couverture s'est déchirée, les feuilles sont toutes abîmées, mais je continue toujours de revenir vers lui.
– C'est intéressant. Je ris en me rapprochant de lui dans cette position, mes seins et mon ventre sont comprimés par le sol. C'est loin d'être agréable, mais mon esprit est trop embrumé pour s'en soucier.
Je roule sur le dos et pose ma tête sur son ventre. Je le sens prendre une grande inspiration.
– Je veux que tu sois mon impression d'un rêve, Riccardo. Je veux te découvrir, te toucher, te feuilleter, m'imprégner de ton odeur, te lire encore et encore, graver chacun de tes mots dans mon esprit, te connaître, te mémoriser et enfin pouvoir te comprendre.
Riccardo reste silencieux alors qu'on regarde le ciel constellé d'étoiles. Je me sens bien ici avec lui, c'est ridicule, mais j'ai l'impression que l'espèce humaine a disparu et qu'il n'y a plus que nous deux.
– Si tu arrives à me comprendre, j'ai bien peur que tu ne m'aimes jamais comme ton livre.
– Ça te fait peur ?
– Très peu de choses me font peur, Gayle. Mon père s'est débrouillé pour étouffer toutes mes phobies dans l'œuf, mais chaque jour, je suis effrayée à l'idée de ne pas être digne de toi.
Mon souffle se bloque. Mon Dieu, faites que je n'oublie rien, faites que je n'oublie rien.
– Pourquoi m'as-tu emmenée en Sicile ?
– Je te voulais.
– Ce n'était pas un pari alors ?
– Non, ta vie n'a jamais été un jeu pour moi.
– Tu vas me redire tout ça quand je serai plus saoule.
– Non.
Je souffle, frustrée, ce qui lui arrache un rire. Je tourne ma tête, roule sur le côté et mes yeux s'abîment dans les siens.
– Mais comme je suis sûre que tu vas tout oublier, je vais te dire le secret de Giacomo.
Je me souviens de la conversation téléphonique, ce qu'il devait avouer à Cass.
– C'est quoi ?
– Les fiançailles de Gia sont dans quelques mois.
– Quoi ? J'eructe en me levant, putain, beaucoup trop vite, ma tête se met à tourner.
– Tu te moques de moi, Cass va être anéantie. Il hausse l'épaule.
– Gia non plus n'est pas ravie. Mais ne t'inquiète pas pour Cass, elle est forte.
– C'est de ta faute, Cass m'a dit que c'était ton idée.
– C'était la seule chose à faire. L'organisation passe avant tout, et certains liens en Sicile ne se créent que par le mariage.
– Pff, n'importe quoi. Nous ne sommes pas à l'époque victorienne. J'étouffe un bâillement, je suis épuisée, je me laisse tomber à nouveau sur la fine herbe. Dès que j'aurai mon téléphone le lendemain, je dirai tout à Cass, il faut qu'elle le sache. Même si j'ai sommeil, je ne veux pas dormir. Au terme d'une dizaine de minutes, peut-être même plus, à regarder le ciel et à écouter les battements du cœur du démon, je finis par briser le silence.
– C'est toi qui as envoyé cette lettre anonyme ? Il ne répond pas. Je me tourne sur le côté, craignant qu'il se soit endormi, mais non, Riccardo m'observe à travers ses cils. Le silence s'éternise, je suis persuadée qu'il ne va pas répondre. Je pose ma tête sur son épaule.
– Je sais que c'est toi.
– Oui.
– Pourquoi tu ne m'as rien dit ?
– Je ne veux pas que tu me considères comme ce que je ne suis pas. Je ne serai jamais le héros dont tu rêves. Même si je fais quelque chose qui te rend fière, je finirai inévitablement par te blesser.
Je n'ai jamais rêvé de héros, et je ne m'attends pas à ce qu'il soit constamment parfait. Mais le sommeil m'empêche de le lui dire.
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