Chapitre 29: Celle qui se sent utilisé

– Pourquoi tu ne m'as pas parlé de ta tante ?

Je finis par exploser au bout de deux heures. Durant tout le trajet qui nous conduisait de l'orphelinat à l'hôtel puis de l'hôtel à la piste privée où nous attendait le jet, je n'ai pipé mot. Malgré tous mes efforts de lui lancer à la figure ce que j'ai pensé de cette soirée, j'ai été incapable de desserrer les lèvres. Les événements tournent en boucle dans ma tête comme un très mauvais film et je n'arrive même pas à les classer pour les comprendre ; il y en a beaucoup trop.

Vous savez, je suis lente à la détente. J'ai dû regarder Titanicsix fois pour me rendre compte qu'il y avait de la place pour deux sur cette foutue planche.

Nous sommes dans le jet, j'ai viré ma robe de soirée en faveur d'un tee-shirt large, un short en coton et des chaussettes. Riccardo, lui, a retrouvé son apparence normale et sa maudite habitude de polluer l'air.

– C'était sans importance. Je t'ai dit que quelqu'un devait nous aider. Je grince des dents. Depuis qu'on a quitté l'orphelinat, il m'a ignorée aussi bien que je l'ai ignorée.

Il est installé sur la banquette, un verre de scotch dans une main, son ordinateur posé sur ses jambes, dans une posture tellement décontractée que ça me hérisse. Comment peut-il être aussi calme ? C'est peut-être stupide, maintenant que je sais qu'il est capable de tuer de sang-froid et de passer à autre chose. Mais j'ai une folle envie de prendre son ordinateur et de le fracasser rien que pour le faire réagir.

– Mais pas que c'était ta tante. Je ne comprends pas. Tu savais tout ce qui se passait dans cet endroit ?

Il me regarde brièvement avant de continuer à taper sur son clavier. Bordel, il m'énerve, qu'est-ce qu'il écrit de si important qui l'empêche de me répondre ?

– Non, mais j'avais des soupçons. Écoute, calme-toi, d'accord, et fais-moi confiance, cet orphelinat ne sera bientôt plus qu'un vieux souvenir.

– Te faire confiance ? Riccardo, ça n'arrivera jamais.

Un sourire moqueur étire ses lèvres. Il pose son ordinateur avant de se lever. Me dominant de toute sa taille, il pose ses mains derrière moi avant de baisser la tête pour croiser mon regard. Je me sens prisonnière et... Ce n'est pas désagréable, au contraire, je ne suis pas normale !

– Ne pas me faire confiance est la chose la plus judicieuse que tu puisses faire. Je suis un menteur, un tueur et un manipulateur. Mais malheureusement pour toi, je suis également ton seul allié.

– Pourquoi avoir tué ta tante si elle était ton alliée ? Est-ce le sort que tu réserves à tous ceux qui te viennent en aide ? Il fait la moue. J'aurais voulu que mon ton soit mordant, mais je n'arrive pas à être en colère quand il est aussi proche. Riccardo saisit brusquement une mèche de mes cheveux courts, il les enroule autour de son doigt avant de tirer dessus. Mon corps oscille vers le sien, j'ai une folle envie d'enfouir ma tête dans son cou, bordel, mais qu'est-ce qui me prend ?

– Elle nous aurait balancés au plus offrant. En plus, Flora devait mourir ; elle faisait partie de la liste de ceux qui ont déserté la Cosa Nostra. On n'échappe jamais à la mafia. Il y a comme un avertissement dans sa voix et dans son regard. Il n'a pas tort de me le rappeler, j'ai pensé à fuir un nombre incalculable de fois depuis qu'il a planté son poignard dans la chair de sa tante.

– La liste ?

– Oui, celle des personnes que je suis chargé d'éliminer : les mauvais payeurs, les déserteurs, ceux qui pactisent avec la police... Je t'ai déjà dit que travailler avec moi ne sera pas de tout repos.

Je le repousse avant d'aller de l'autre côté de l'avion, près du bar. Sa proximité m'empêche d'avoir des idées claires, je me maudis d'être troublée par sa présence après tout ce qui s'est passé ce soir.

Mais qu'est-ce qui ne va pas avec moi ? J'ai envie de lui, je ne pense qu'à ça. Comment des pensées érotiques peuvent-elles me traverser l'esprit dans un moment pareil ? Je tire sur mon tee-shirt, je me sens à l'étroit, les seins gonflés et douloureux, les pointes hérissées, et putain, que j'ai chaud ! On dirait presque que j'ai de la fièvre.

Je n'arrête pas d'être témoin de scènes horrifiques, pourtant je reste parfaitement maître de moi-même. Quelqu'un de normal aurait sombré dans l'hystérie. Je devrais sombrer dans la folie, au lieu de ça, je ne pense qu'à une seule chose.

Je porte la bouteille contre mon cou pour tenter d'apaiser la chaleur. Je ferme les paupières, me forçant à penser à Belluci ; aussitôt, la colère revient. Parfait, c'est beaucoup mieux.

– Tu fais ça depuis quand ? Ma main tremble quand je saisis la bouteille de vodka. Le verre m'échappe. Avec un juron de frustration, je bois directement au goulot. Je laisse échapper un juron quand je sens le corps de Riccardo derrière moi ; il se presse contre mon dos, sa main s'enroule autour de mon cou et il rejette ma tête en arrière.

Bordel, j'ai envie de pleurer de frustration ; il le fait exprès ?

– Tu me demandes depuis quand j'ai commencé à tuer ? Il m'arrache la bouteille des mains, l'alcool m'incendie la gorge, mais je m'en moque. Je m'éloigne de lui, le forçant à me lâcher.

– Oui.

– À l'âge de 11 ans. Je sursaute presque, putain, c'est impossible. À l'âge de 11 ans, moi, j'apprenais à courir comme les Ninjas dans *Naruto*. En conclusion, je faisais des trucs que les enfants sont censés faire.

– Tu te moques de moi, comment est-ce possible ?

– C'était un accident. Mais ça suffisait à mon père pour voir tout mon potentiel et faire de moi un homme de la Cosa Nostra, le plus jeune. Il termine sa litanie en haussant une épaule comme si c'était anodin. J'essaie de déceler dans son regard la moindre indice qui me prouvera que cet événement l'a affecté, mais comme s'il avait deviné mes intentions, il me serre sur un plateau d'argent ce maudit sourire qu'il brandit constamment comme un bouclier.

– Riccardo, pourquoi suis-je embarquée dans tout ça ? Encore une fois, il comble la distance qui nous sépare. Riccardo me regarde à travers ses cils avant de presser son pouce contre ma lèvre inférieure.

– J'en sais rien. Contente ?

– Je te trouve vraiment injuste. Tu pourrais au moins répondre à mes questions, c'est la moindre des choses.

– Je pourrais te donner un million d'excuses. Mais la vérité, c'est que je ne sais pas. La première fois que je t'ai vue, je me suis permis d'imaginer ce que ça ferait d'avoir quelqu'un à ses côtés, quelqu'un sur qui se reposer, et cette personne inévitablement avait ton visage. Tu es là parce que je suis un égoïste qui refuse de garder ses ténèbres pour lui.

– Tu veux que je reste à tes côtés, mais tu es incapable d'être honnête. Pas une fois tu ne m'as parlé de ce qui se passait dans ces lieux ni de ta tante, mais m'as fait mémoriser un plan qui n'était qu'une chimère.

– Le but de cette mission, plus que de capturer Belluci, était de tester tes réactions dans ce genre de milieu. Si je t'avais raconté ce qui s'y passait, tu aurais flippé.

– Peu importe, tu me devais la vérité. Si tu es incapable d'être honnête avec moi, je ne vois pas pourquoi je devrais continuer à travailler pour toi. Je jette l'éponge.

Son souffle agacé fait trembler toute sa poitrine.

– Je te conseille de ramasser cette putain d'éponge. On est une équipe, toi et moi. Un rire nerveux m'échappe.

– Une équipe, tu sais au moins ce que ça veut dire ? J'en doute fortement. Riccardo, pour être une équipe, il faut se faire un minimum confiance, tout se dire. On n'a jamais été une équipe ; tu t'es servi de moi pour arriver à tes fins, voilà tout ! Je sais que tu désespères de trouver ton ex-femme, mais ce n'est pas une raison pour faire de moi un pion sur ton échiquier.

Merde, j'ai vraiment le ton de quelqu'un qui est rongé par la jalousie, là.

Je saisis un verre et le remplis avec la première liqueur que je trouve. Cette semaine m'a épuisée, cette soirée m'a épuisée et il m'épuise plus que tout.

Il ne semble même pas se rendre compte de ce qu'il a fait. Pour Riccardo, tous les moyens sont bons pourvu qu'il atteigne ses objectifs. Mais il n'a aucune idée du mal que peuvent engendrer des choses que lui considère comme étant triviales. Il m'énerve, putain.

Je porte un verre à mes lèvres, ce truc est infect.

– Gayle, je ne me sers pas de toi pour trouver Rebecca.

– Je m'en moque, tu fais ce que tu veux, mais tu me laisses en dehors de tes combines.

Je lui passe devant pour aller rejoindre ma cabine, mais le monstre me retient par le coude.

– On n'a pas terminé !

– Si, on a terminé. Je regarde son bras, puis je remonte sur son visage. Lâche-moi !

– Jamais.

Il y a une tension extrême entre nous, elle est lourde, électrique, elle fait bouillonner une rage et un désir extrême en moi. Je suis partagée entre l'envie de le mordre jusqu'au sang et celle de l'embrasser jusqu'à en perdre mon âme.

Il faut que je m'éloigne avant de faire quelque chose de stupide que je vais inévitablement regretter.

Mais Riccardo ne se décide ni à me lâcher ni à rompre le contact visuel. Il y a quelque chose d'incandescent dans son regard, quelque chose qui me captive et qui m'effraie à la fois.

– N'y pense même pas !

Je fronce les sourcils. J'ai légèrement bougé la main qui tient le verre. Il pense que je vais l'asperger ? Non, j'ai envie de me saouler à mort pour oublier cette sensation d'avoir été utilisée.

– Sinon quoi ? Tu vas me jeter de l'avion, après m'avoir poignardée comme tu l'as fait avec ta tante ? Lâche-moi, Riccardo !

– Non ! D'un mouvement brusque, je me soustrais de sa prise et lui jette le contenu de mon verre au passage. Riccardo laisse échapper un juron alors que le verre tombe entre nous. J'amorce un mouvement de recul, mais il me saisit par le cou et me plaque contre son torse dur. La pression de ses doigts est si forte qu'elle me coupe le souffle. Je sens ses ongles, bien que courts, s'enfoncer dans ma peau. Mais je ne lui montre pas qu'il me blesse physiquement et, pire, émotionnellement. Les coups que je me prends durant notre entraînement sont une chose, mais là, il veut vraiment me faire mal et j'ai betement cru que jamais il ne me ferai ça. Pourquoi ? Je ne le connais même pas.

– Il faut vraiment que tu apprennes à obéir. Il avance, me poussant à reculer jusqu'à ce que mes jambes heurtent le comptoir de l'espace bar du jet. Je m'agrippe à ses doigts pour tenter de desserrer leurs étreintes. Bordel, il va me tuer et me jeter par-dessus bord.

– N'essaie pas de tester mes limites, dit-il d'une voix grondante de colère.

Nos yeux se croisent malgré tous mes efforts, je ne réussis pas à cacher ma peur. Mes yeux se remplissent de larmes. Je ne suis qu'une idiote, trop fragile pour lui tenir tête et trop naïve. Son attitude de cette semaine n'a pas cessé de me blesser. Il ne s'en est même pas rendu compte et, de toute façon, il s'en fout.

Quelque chose se brise dans son regard quand ma lèvre inférieure se met à trembler. Toute sa colère disparaît et il me relâche avec un juron en se passant une main sur son visage.

– Tu me rends dingue. Va-t'en avant que je ne te baise jusqu'au sang sur cette putain de table.

Je ne me fais pas prier, je regagne ma cabine au pas de course, je ferme la porte à clé et m'y adosse, le souffle erratique. Je le hais.

***

Je n'arrive pas à dormir. Je me tourne et me retourne sur le lit sans succès. Dès que je ferme les yeux, je revois les événements de la soirée. Le démon, lui, est toujours au bar, en train de vider la réserve d'alcool du jet. Comme si mes pensées l'avaient invoqué, la porte de la cabine s'ouvre sur lui.

Je serre les couvertures tellement fort que je risque de déchirer le tissu. Qu'est-ce qu'il me veut ? Il est complètement bourré, il manque de se prendre les pieds contre le petit siège stationné à côté du lit. Riccardo lâche un juron en se stabilisant. Dommage j'aurai voulu que tu tombes, enfoiré !

La couverture ramenée jusqu'à mon nez, je l'observe avec méfiance, prête à prendre le couteau sous mon oreiller s'il tente quoi que ce soit contre moi.

Il me regarde, les yeux plissés, comme s'il se mefie de moi aussi, avant de retirer son tee-shirt qu'il jette négligemment sur le siège. Il commence à faire subir le même sort à son pantalon de jogging.

– Qu'est-ce que tu me veux ? Tu ne penses pas que tu en as assez fait pour la soirée ?

Bordel, Gayle, ferme-la. Ferme-la. Heureusement, il ne semble même pas m'avoir entendue. Il s'assoit sur le lit, le plus loin possible de moi, et commence à retirer ses chaussettes. Agacée par son silence j'en rajoute.

– Il y a une autre cabine dans cet avion. Je veux être seule. C'est faux, j'ai peur toute seule, mais je doute que sa presence à lui soit salvatrice.

– Bon sang, il t'arrive de te taire ? Ma tête va exploser.

– A qui la faute, l'alcool ce n'est pas de l'eau. Je veux que tu sortes.

– Tout le monde veut que je sorte, pourquoi serais-tu différente ? Il questionne d'un ton amer avant de se coucher, me tournant le dos, ramenant les couvertures sur lui. Je pince les lèvres, me sentant coupable. Contrairement à lui, je ne prends aucun plaisir à blesser les autres.

Riccardo finit par s'endormir au terme de quelques minutes, mais son sommeil est agité. Je l'ai déjà remarqué les rares fois où il a dormi dans la voiture durant la surveillance de Bellucci.

Dur dur d'avoir un sommeil tranquille quand on a du sang sur les mains. Je lui tourne le dos ; de toute façon, ce n'est pas mon problème.

Si je fais quoi que ce soit, ce démon va encore se retourner contre moi. Et j'ai eu ma dose pour aujourd'hui.

– Merde ! Je finis par craquer cinq minutes plus tard, je me redresse en posant une main apaisante sur son épaule. Il a le visage crispé et transpire à grosses gouttes. Quel idiot de s'envoyer tout un bar. Je me mefie de lui comme en devrait se mefie d'un serpent pourtant, malgré son comportement problematique je ressens ce besoin inexplicable de vouloir le proteger même de ses cauchmares.

– Riccardo, réveille-toi. Je lui caresse le visage, mettant juste assez de pression pour le faire réagir. Il ouvre les yeux, il est d'abord confus avant de prendre une profonde inspiration, il laisse aller sa joue contre ma paume, sa barbe légère me pique peau.

– Tu es encore là ?

– Où veux-tu que j'aille ? On est dans un avion.

– J'avais parié que tu quitterais la cabine.

J'y ai pensé. Mais j'en ai été incapable. Maintenant que je l'ai sorti de son cauchemar, je ne sais plus quoi faire ; ça risque de devenir sacrément gênant.

– Tu n'arrives pas à dormir avec moi dans la pièce ? Sa voix est grave à cause de l'alcool et ses yeux sont dilatés au maximum.

– Je vais y aller, déclare-t-il en prenant mon silence pour une affirmation.

– Reste avec moi. Il m'observe avec hésitation, puis il hoche la tête. Je me couche sur le dos, le cœur battant à tout rompre.

Je retiens ma respiration quand le lit bouge. Riccardo comble la distance, il écarte mes couvertures.

– Qu'est-ce que...

Je me mordille la lèvre inférieure, oh bon sang, tout ce que je ressens n'est pas suffisant ? Il faut qu'il en rajoute ? Riccardo soulève mon tee-shirt, enfin le sien, il pose la tête sur ma poitrine, sa grande main recouvrant mon ventre. Je ne porte pas de soutien-gorge, donc il n'y a aucune barrière entre nous, mais ce qui est troublant, c'est que son geste n'a rien de sexuel. J'ai l'impression qu'il à juste besoin de reconfort ? Non c'est ridicule.

– Tu... Tu vas bien ?

– Maintenant oui. Il murmure contre mon sein, il reste silencieux après ça. Je sens son souffle chaud qui balaye ma peau. L'avoir comme ça contre moi est un vrai supplice pour mes hormones, mais je me sens bien. Je ne me suis jamais rendu compte que j'en avais besoin.

– Tu sens tellement bon. Je me mordille la lèvre pour retenir un gémissement. Il y a à peine une heure, on était sur le point de s'entretuer et maintenant ça ?

Il tourne légèrement la tête, toujours à l'abri dans mon tee-shirt trop large. Sa barbe frotte contre mon épiderme sensible et mon téton disparaît entre ses lèvres.

– Bon sang... Mon dos se cambre, j'enfonce mes orteils dans le matelas. Riccardo me retient en raffermissant sa prise sur ma taille.

– Je devais la tuer, mais je ne voulais pas le faire devant toi. Pourtant, je l'ai fait parce que je veux que tu me voies comme je suis vraiment si tu dois rester. Je ne comprends pas ce qui m'arrive, je ne veux pas que tu me voies comme un monstre, même si c'est ce que je suis à tes yeux.

Il est saoul, je pourrais en profiter pour avoir des réponses à toutes mes questions, mais je ne veux pas qu'il se confie à moi sous l'effet de l'alcool. Je veux qu'il en ait vraiment envie. Ce qui n'arrivera sûrement jamais.

– Essaie de dormir. On parlera demain.

Je ferme les yeux. Des sensations contradictoires se battent en moi. Riccardo finit par s'endormir en me serrant fort contre lui et je finis par le rejoindre.

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