Chapitre 2: La valet de la fin
– Tu vas me virer ? Barry, installé derrière son bureau, penche la tête sur le côté. Il croise les doigts sur la table de manière détendue.
– Prends place.
Je déglutis et m'installe en face de lui.
– Pitié, ne me vire pas, dis-je avec un désespoir qui pourrait être comique si ce boulot n'était pas vital pour moi.
Tu aurais peut-être dû y penser avant de faire un discours philosophique à un client. Mais quel sacré bout de chair, ce mec, comment est-ce humainement possible d'être aussi désagréable ?
– Gayle, tu es une très jolie fille. Mais ton tempérament est un véritable problème.
Quel est le lien entre ma beauté et mon travail ?
– Il a été désagréable !
– Je sais, mais tu sembles oublier quelque chose : c'est grâce à cet homme désagréable que je serai payée, que tu seras payée. C'est grâce à lui que nous serons tous payés. C'est un client, et les clients font tourner la boutique. Alors, fais-moi le plaisir d'être patiente et de garder ta hargne pour toi.
Je hoche la tête, il a raison, mais ce client m'a tellement mise hors de moi !
– Je suis désolée, Barry. Je vais m'excuser auprès de lui.
– D'accord.
Il m'observe intensément, je ne sais pas pourquoi, mais Barry me met toujours mal à l'aise. Rex affirme qu'il est amoureux de moi ; je ne le crois pas, mais tout de même, il me déshabille toujours du regard.
– Tu peux y aller, mais fais attention.
Je souris en me levant, soulagée de quitter le bureau. Je sens son regard sur mon dos ; je dois presque résister à l'envie de courir.
– Gayle !
La main sur la poignée, je le regarde par-dessus mon épaule.
– Oui ?
– Comme punition, tu t'occupes de la fermeture.
Putain, quoi ? Non !
Je suis censée terminer dans une heure, si je m'occupe de la fermeture, je ne quitterai pas le restaurant avant 3 heures, et j'ai des devoirs à faire pour la fac. J'ai également cours le lendemain à 8 heures !
Ah bon sang, la vie d'adulte ne me plaît pas, mais pas du tout !
– Pas de problème !
Je sors du bureau en fulminant, pas contre Barry, mais contre moi-même. Si seulement j'avais réussi à la fermer.
Je longe les couloirs en regardant mon téléphone. J'ai un message de ma mère et un appel manqué de mon père.
Maman me demande de l'appeler car je lui manque beaucoup. Comme à chaque fois que ma famille prend de mes nouvelles, j'ai envie de pleurer.
Dieu que j'étais bien dans la maison de mes parents ! Je mangeais à ma faim, je dormais autant que je le voulais, et surtout, je ne payais ni loyer, ni électricité, et encore moins l'eau.
Aujourd'hui, ma vie tourne autour d'une université que je hais, de deux boulots que je supporte moyennement, je ne dors presque pas et la dépression est devenue un compagnon fidèle.
Perdue dans mes pensées, je percute de plein fouet quelqu'un qui monte les marches. Bon sang, mon front heurte quelque chose de très dur contre son épaule, je perds l'équilibre. J'entends un "cazzo" puis des bras se referment autour de ma taille pour me stabiliser. Mon dos rencontre le mur sans douceur et un corps dur et chaud se presse contre le mien. Je relève lentement les paupières pour me retrouver confrontée à la noirceur de la nuit dans le regard de Monsieur téléphone, Riccardo, je crois.
Mais qu'est-ce qu'il fiche ici ? C'est la seule pensée lucide qui traverse mon esprit, alors que je reste immobile, à affronter ses yeux qui m'examinent avec attention, comme si leur propriétaire cherchait des réponses à ses questions existentielles.
Si les yeux sont le miroir de l'âme, la sienne est indéniablement trop sombre pour ce monde, pas une seule lueur ne s'y reflète.
Pourtant, il me fascine soudainement. Pendant une fraction de seconde, je sens ma main trembler ; j'ai l'impression de recevoir un uppercut dans l'estomac, c'est violent et agréable en même temps. Mes paupières papillonnent et mes lèvres s'entrouvrent pour laisser échapper un souffle. Je suis happée et Monsieur téléphone ne détourne pas les yeux ce qui n'arrange pas mon cas. La pression de sa main enroulée autour de mon poignet augmente ; il ne me fait pas mal, mais j'ai l'impression qu'il cherche à y imprégner sa marque.
Et sous son regard, je me mets brusquement à rêver, je me mets à désirer ce que je ne me suis jamais permis de désirer. Que ressentirais-je si un homme comme ça faisait partie de ma vie, s'il m'aimait, s'il me désirait, s'il ne voyait que moi, ne sentait que moi ? J'imagine les longues soirées d'hiver assise près du feu et les longues soirées d'été à arpenter les rues, quelqu'un qui me tiendrait la main, qui m'écouterait parler, rire, pleurer, me plaindre, quelqu'un avec qui je pourrais me disputer, me réconcilier. Sous son regard, je me rends compte du vide immense dans mon cœur et dans ma vie.
Bon sang, Gayle, qu'est-ce qui te prend ?
Je sors de mon état de transe quand je sens quelque chose de dur et de chaud se presser contre mon ventre. J'écarquille les yeux avec un cri outré.
En le repoussant, ma main heurte la joue de l'homme comme dans un réflexe.
– Je vous interdis de me tripoter, espèce de pervers.
Le pervers se masse la joue, la tête légèrement penchée sur le côté. Il ébauche un sourire comme si la situation était amusante.
– Te tripoter ? Il me regarde de haut en bas. Tu n'es pas mon genre, et ce que tu as senti n'est pas ce que tu crois.
Il soulève sa veste et je hoquette en reconnaissant une arme.
– Oh, me contenté-je de dire.
– Où sont les toilettes ? demande-t-il avec impatience.
– Première porte à gauche, répond la voix de Barry derrière nous. Merde, depuis quand est-il planté là, a-t-il assisté à la gifle ? Cette fois, il va vraiment me virer !
– Gayle a quelque chose à vous dire, n'est-ce pas ?
Je serre les dents, le ton de Barry me fait comprendre qu'il n'a pas raté une miette de notre échange.
– Je suis désolée. J'ai lâché la phrase dans un souffle.
Riccardo penche légèrement la tête sur le côté.
– Je n'ai malheureusement rien entendu. Vous avez entendu, vous ?
Il a pris Barry à témoin.
– Je suis sincèrement désolée pour le champagne et la gifle !
– Parce que tu l'a giflé ?
Merde !
Je m'empresse de contourner M. Téléphone et de descendre les marches. Ce type n'est pas seul dans sa tête, qui se balade dans un restaurant avec une arme ? Oh mon Dieu, j'ai même senti quelque chose contre son épaule. Peut-être que c'est un criminel et qu'il va retenir en otage ceux qui sont dans le restaurant.
Non, s'il était un criminel, il ne m'aurait pas montré son arme au risque que je n'alerte la police.
Je m'en moque, de toute façon, ils sont tous désagréables et ils donnent des pourboires de merde !
***
J'ai fini mon travail. Mes écouteurs vissés aux oreilles, les mains dans les poches de ma veste en jeans, je rentre chez moi.
À cette heure, il n'y a pas de transports en commun et les rues sont pratiquement vides.
Memories de Shawn Mendes dans les oreilles, je longe la route en passant par la Maison Carrée, l'un des monuments les plus emblématiques et les mieux conservés de la ville. Par chance, j'habite à Gambetta et c'est à 10 minutes de mon lieu de travail, je passe en revue ce que je dois faire avant de dormir.
J'ai un travail à rendre en Mythologie et culture antique, puis je dois nettoyer l'appartement et surtout la vaisselle laissée dans l'évier.
Plus l'année passe, plus je me demande ce que je fais à Nîmes. Avant, j'étais à Paris, j'ai tout plaqué sans réfléchir quand j'ai trouvé ma sœur au lit avec mon copain. J'avais le cœur tellement brisé que je n'ai pas réfléchi à deux fois avant de fourrer mes vêtements dans une valise et de partir à la gare.
C'était la première fois que je prenais un tel risque, j'ai pris le train pour Nîmes en espérant vivre une expérience palpitante. Au début, ça l'était, une nouvelle ville, de nouvelles perspectives d'avenir. J'ai eu une inscription à l'Université en lettres modernes puis un boulot comme caissière. J'étais effrayée par cette nouvelle vie, mais je m'en sortais bien. J'ai quitté l'hôtel où je vivais quand je suis arrivée dans la ville pour m'installer dans un studio étudiant.
Ce n'était pas un grand luxe, mais au moins il était à 5 minutes de la faculté de Vauban et à 15 minutes de Hoche là où j'ai la plupart de mes cours, et proche de tous les commerces. Oui, le début était palpitant. Mais j'ai vite compris que changer de ville, voire même de pays, ne servait à rien. J'ai beau essayer, je ne pourrai jamais fuir mon état mental. À Nîmes comme à Paris, je suis une fille dépressive et colérique qui essaie de s'en sortir.
Cette ville triste et monotone me dévore peu à peu. Chaque jour, je vois les mêmes bâtiments vieux et tristes, les mêmes routes, les mêmes personnes. Je suis des cours qui ne m'intéressent pas. À chaque fois que j'ouvre les yeux, je me sens épuisée. Je me demande encore et encore quel est mon but, pourquoi jamais rien ne marche pour moi, pourquoi suis-je aussi malheureuse ?
Et pour couronner le tout, je me sens terriblement seule. Je n'ai pas d'amis, personne avec qui partager mes joies et mes peines. Quand je suis à la fac, je suis seule et quand j'arrive chez moi... seul le ronronnement du réfrigérateur m'empêche de perdre la tête.
Je lis beaucoup, la lecture a toujours été mon échappatoire, ouvrir un livre et me perdre dans un monde imaginaire. Mais parfois ça ne marche pas, la lecture nourrit la tête, mais pas mon cœur vide.
Cette année, à minuit, j'ai fait un vœu pour la première fois. J'ai souhaité vivre quelque chose de différent, de palpitant. Quelque chose qui donnerait enfin un sens à ma vie.
Arrivée devant la coupole des Halles, je n'attends même pas que le feu passe au vert, de toute façon il n'y a presque pas de voitures à cette heure de la nuit. Je marche quelques mètres avant d'emprunter la rue Porte d'Alès, ou la Vallée de la Fin comme j'aime l'appeler. C'est une longue route interminable nichée entre le bâtiment de la poste et le Domino's Pizza. Elle est étroite, longée d'une file de voitures à l'arrêt. En journée, c'est une route tout ce qu'il y a de plus banal, mais la nuit...
La route en pente prend des aspects foutrement sinistres. Je prends une profonde inspiration, retire mes écouteurs et pose la main sur ma poitrine pour éviter qu'elle ne rebondisse. Je me mets à courir comme si ma vie en dépendait.
Mon souffle se fait vite haletant et je commence à transpirer. Chaque soir, c'est comme ça, dès que j'arrive devant la rue Alès, je sprinte pour arriver le plus vite chez moi, marcher doucement aurait été trop angoissant. Elle est longue et sombre et n'importe qui peut se cacher dans les intersections.
Au moins je peux me vanter de faire du sport. Au bout de quelques minutes, je m'arrête devant la porte en fer au-dessus de laquelle est marqué le nombre 21. Je suis essoufflée, je glisse les mains dans mes poches pour sortir les clés quand soudain, je sens quelque chose contre ma jambe.
Je pousse un hurlement avant de me rendre compte que c'est un chat. Mon cœur a bien failli sortir de ma poitrine.
Pas le moins du monde effrayé par ma réaction, le félin se frotte de plus belle contre ma jambe. Attendri, je m'accroupis pour le toucher.
– Mais tu es beau toi. Il miaule, je présume qu'il est d'accord avec moi. Ça fait 6 mois que je suis à Nîmes, c'est bien la première fois que je vois un chat errant.
Il me lèche la main, j'ai soudain envie de le prendre avec moi. J'ai toujours voulu avoir un chat en plus je me sentirais moins seule.
Mais d'un autre côté, quelqu'un a sûrement perdu son compagnon poilus et le cherche activement. Je peux néanmoins lui donner à manger.
– Attends-moi, j'arrive. Je lui gratouille la tête avant d'ouvrir ma porte à clé. Je monte les marches en pierre deux à deux, priant pour que le félin ne parte pas.
Je pénètre dans mon appartement, je suis accueilli par une odeur de bois humide, d'encens et le ronronnement du frigo. Ouvrant les placards, je prends une boîte de sardines et un petit récipient que je remplis d'eau.
Par chance, je trouve le chat est là où je l'ai laissé, en train de se nettoyer. Dès qu'il me voit, le félin se met à tourner autour de moi en miaulant. Je suis vraiment anxieuse d'être dehors à une heure pareille, mais purée, ce chat en vaut la peine, il est trop beau !
Je pose son dîner sur le sol, en le regardant manger, je souris comme une idiote.
Il est trop mignon, j'ai envie de l'embrasser encore et encore.
Perdue dans la contemplation de cet être poilu, je ne fais pas attention au bruit de pas, ni à la personne qui se faufile derrière moi. Les poils de ma nuque se hérissent avec quelques secondes de retard pour me prévenir du danger imminent.
Soudain, quelqu'un saisit durement ma tête et la frappe contre le mur. La douleur explose dans mon crâne à tel point que je suis dans l'incapacité de hurler, mes membres deviennent engourdis, des points rouges clignotent devant mon regard, puis je sens mes genoux s'incliner vers le sol. La personne qui m'a frappée en profite pour me retourner et se mettre au-dessus de moi. Aussitôt, sa main se pose sur ma gorge et il se met à serrer.
Je suis tellement sonnée par le coup que j'ai reçu à la tête que je n'arrive pas à réfléchir, ma vision est trouble à un point que je n'arrive pas à distinguer celui qui m'étrangle.
Le chat n'arrête pas de miauler et le son monte de plus en plus dans les aigus. J'entends également une voix d'homme lui intimer de la fermer.
Qu'est-ce qui se passe ?!
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