Chapitre 1: Champagne et autres désastres !
– Gayle, il y a beaucoup de monde, j'aimerais que tu viennes donner un coup de main au restaurant.
Je m'efforce de ne pas montrer mon mécontentement au manager. Je fais la plonge dans un restaurant au centre-ville de Nîmes. Officiellement, c'est pour ça que j'ai été embauchée, mais parfois, on me transforme en serveuse, en agent de nettoyage, voire en commis de cuisine. Je retire mes gants avant de tapoter l'épaule du vieux Bilal, mon collègue d'une quarantaine d'années.
Le monde du travail est fascinant : j'ai 22 ans et je partage mes corvées avec une personne qui pourrait être mon père.
– Bon courage, me dit l'Antillais en chantonnant, comme à son habitude.
J'en aurai bien besoin.
Je quitte les cuisines par la porte arrière avant de me rendre dans les vestiaires des filles. Là, je retire ma blouse blanche et mon bonnet en plastique pour enfiler une chemise blanche à l'effigie du restaurant. Je me débarrasse de mon pantalon pour enfiler une jupe sombre et des escarpins de la même teinte.
Le manager n'a pas tort, le restaurant est plein à craquer et les serveurs n'arrêtent pas de courir partout, munis de leurs plateaux, parfois remplis de plats ou de couverts usagés.
– Tu vas travailler avec Rex. Vous vous occupez des tables 3 à 7. Évite de verser du vin sur les clients, ajoute Barry, le manager, avec un clin d'œil avant de s'éloigner.
Je soupire. La première fois que j'ai travaillé au restaurant, j'étais tellement nerveuse que j'avais laissé tomber une bouteille de vin sur un client, très désagréable soit dit en passant. Ou c'est peut-être le fait d'avoir reçu du vin qui l'avait rendu comme ça ? Quoi qu'il en soit, je ferai tout pour ne plus avoir ce genre de mésaventure.Je prends un plateau et la tablette numérique où sont inscrites les différentes spécialités que propose l'établissement, puis je me dirige vers Rex.
– Oh, Dieu merci, tu es là. Apporte les entrées à la table 4. Par chance, la grande table est toujours vide. Je vais devenir chèvre avec tout ce monde.Rex est une jolie blonde au corps svelte. Comme moi, elle est étudiante en lettres modernes. Quand je suis venue ici, c'est elle qui m'a prise sous son aile ; elle a toujours été très gentille et très patiente avec moi.En cuisine, je pose trois bols de salade sur mon plateau et remplis un panier de petits pains chauds, en ignorant Bilal qui chante mon nom à chaque fois que je passe à côté de lui.
– Bonjour, je m'appelle Gayle, c'est moi qui vais m'occuper de vous ce soir, je déclare avec un sourire poli en déposant les salades. La table est occupée par un couple et un petit garçon. Pendant que les parents vérifient le menu pour passer commande, je fais des grimaces au petit qui finit par éclater de rire.
À mesure qu'ils énumèrent ce dont ils ont besoin, je sélectionne sur la tablette. Une fois terminé, j'envoie la commande en cuisine.
Pour patienter, je décide d'aller aider Rex à débarrasser la table 5.
La porte du restaurant s'ouvre à cet instant, attirant mon attention et celle de ma collègue vers l'entrée.
– Putain ! minaude Rex avec un sourire. Elle remet discrètement de l'ordre dans sa tenue, pourtant impeccable.
Si j'avais été capable de dire quoi que ce soit, j'aurais choisi une autre exclamation, une plus adaptée du moins qu'un banal "putain" à la vue des trois hommes qui envahissent l'espace.
Les premiers à pénétrer dans le bâtiment doivent avoir la trentaine. Ils sont vêtus de costumes sombres trois pièces et de longs manteaux. L'un a des cheveux sombres coiffés avec soin, et le deuxième a une crinière blonde désordonnée, comme s'il passait souvent sa main dedans, et un piercing à la lèvre.
Mais aussi charismatiques qu'ils soient, je suis incapable de détourner mes yeux du troisième. Il y a en lui quelque chose qui me captive ; je ne saurais pas l'expliquer, mais je suis comme happée par l'aura qui se dégage de toute sa personne. Il balaie du regard le restaurant avec un ennui évident, comme si on l'avait traîné ici de force. Même ses vêtements ne cadrent pas avec ceux de ses deux compagnons. Il porte un jean sombre et un t-shirt blanc par-dessus lequel il a mis une veste. Le portier récupère leurs manteaux, mais lui refuse de se séparer de sa veste.
– Je me beurrerais bien ce petit groupe sur une tartine, déclare Rex.
– Même le dernier ? Il a l'air malheureux.
À cet instant, il tourne sa tête dans notre direction. Son regard glisse sur ma collègue avant de s'attarder sur moi. Il fixe un instant mon bracelet de cheville avant de plonger son regard dans le mien. Ça n'a duré que quelques secondes avant qu'il ne se détourne avec une indifférence à peine dissimulée, mais j'ai eu l'impression d'être privée de tous mes repères.
– Surtout le dernier, Gayle. Regarde-le bien, cet homme pue les problèmes et c'est ça qui me branche !
– Je tiens juste à te rappeler que tu as un copain.
– Oui, mais j'ai le droit d'avoir des fantasmes, réplique Rex avec un clin d'œil. Je soupire. Ce n'est pas parce qu'il a l'air d'un bad-boy qu'il en est forcément un. D'ailleurs, je ne comprends vraiment pas l'engouement de certaines femmes pour les mauvais garçons. Pour moi, ce ne sont que des mecs impolis et désagréables dont l'éducation a été un pur échec.
Mais essayez de convaincre une fan de dark romance comme Rex que l'homme idéal n'est pas un tueur sanguinaire couvert de tatouages.
– Je vais chercher les entrées, dis-je, sachant qu'un débat avec elle ne me mènerait nulle part.Quand je m'approche de leur table, l'un des plus âgés me regarde par-dessus le menu et me sourit.
– Bonsoir, je m'appelle Gayle. C'est moi qui m'occupe de vous ce soir.
Je pose les entrées devant chacun d'eux. Celui que Rex trouve à tomber n'arrête pas de pianoter sur son téléphone, une habitude que je trouve franchement déplacée. Je ne supporte pas ceux qui utilisent leur téléphone à table.Celui qui m'avait souri a un revolver tatoué sur la main droite. Le plus jeune aussi, sauf que son tatouage est plus élaboré : on a l'impression que de la fumée s'échappe du canon. Il a également un tatouage à la base du cou, une pieuvre au visage monstrueux dont l'une des tentacules est enroulée autour d'un revolver et l'autre autour de la manche d'un couteau.
– Nous allons prendre une bouteille de votre meilleur vin. Je sors la tablette de la poche de mon tablier pour sélectionner une bouteille de vin. En regardant les deux tatoués, je ne peux ignorer leur ressemblance. Le plus âgé a les traits plus durs, comme taillés dans le marbre, et une carrure trapue, mais ils ont les mêmes cheveux bruns et les mêmes yeux.
– Nous allons commander, dit le plus âgé. Je vais prendre les Saint-Jacques Rossini et, pour le dessert, une crêpe flambée au rhum. Je sélectionne sa commande avant de prendre celle du blond. On se tourne tous en même temps vers celui qui a un tatouage à la base du cou. Monsieur téléphone ne daigne pas lever les yeux de son écran, et le bruit de son clavier est insupportable. Ne connaît-il pas l'option silence ?
Mon Dieu quel horreur, je deviens comme ma mère.
– Je n'ai pas faim.
Qu'est-ce qu'il fiche ici alors, de mémoire d'homme on ne vient pas dans un restaurant pour tenir la chandelle.
Son frère, car je suis sûre que c'est son frère, pousse un lent soupir qui fait trembler son torse massif. Il se penche vers M. téléphone et se met à parler en italien.
– Tu as promis de faire des efforts, je t'interdis de me gâcher cette soirée. Et mets ce putain de téléphone en sourdine, c'est insupportable. Je regarde le tableau accroché en face de moi, feignant de ne pas comprendre un mot de son discours. C'est un affreux tableau que Barry a acheté lors d'une vente aux enchères. À chaque fois que je m'attarde sur les dessins, il déclenche ma trypophobie, et je dois faire preuve de montagnes de self-control pour ne pas me gratter comme une dingue.
– Je vais prendre un steak à la sauce verte, dit-il sans pour autant lâcher son téléphone. Je remarque même qu'il a augmenté le son.
Oh le gamin !
– La cuisson ?
– Saignante, très saignante.
C'est un cannibale ou quoi ?
– Et une bouteille de champagne, veillez à ce qu'elle soit la plus couteuse, dit-il en jetant un regard en direction de son frère, qui le regarde avec un certain agacement.
– Bien ! Je réplique en tapant les articles.
– Et, mettez-en deux.
– Deux bouteilles de champagne ?
– Non, deux steaks !
– Ça sera fait. Je lui tends la main pour prendre le menu avec mon sourire le plus professionnel, mais il choisit de le jeter au sol. Je prends une inspiration, agacée, alors que je me penche pour le récupérer. Le grand frère se penche au même moment, il prend le menu avec un sourire d'excuse et me le donne. Je le remercie avant de m'éloigner.
– Dana, pour la commande de la table 7, mets deux steaks sur l'un des plats. Notre chef me jette un regard par-dessus les fourneaux. À cause de la chaleur intense, son visage transpirant a viré au rouge.
– Ça marche !
En attendant mes commandes, je pars rejoindre Rex dans le petit coin repos. C'est un petit espace tout près de la cuisine, un mur orné de photos de personnalités célèbres nous cache des clients dans la salle.
– Alors, dis-moi, sa voix est aussi agréable que son visage ? Je hausse un sourcil.
– Qui ? Elle regarde à gauche puis à droite avant d'allumer une cigarette.
– Le mec qui a un tatouage sur le cou ! Je grimace de dédain. De là où je me trouve, je peux le voir. Je dois être honnête, il est d'une beauté à couper le souffle, le genre de beauté ténébreuse qui fait craquer pas mal de filles. Mais honnêtement, je le trouve plutôt immature. Pourquoi ne pose-t-il pas son putain de téléphone pour participer à la conversation de son frère avec l'homme au piercing ?
– Il a une voix normale.
– Normale comment ? Rauque, suave, mélodieuse, chic, casual ?
Le genre de voix qui te donne des orgasmes.
– La voix de Schwarzenegger dans Terminator.
– Tu n'es pas drôle !
Mon bippeur me prévient que les commandes de la table 4 sont prêtes, et je me rue en cuisine avec mon plateau. Le petit garçon, en me voyant arriver, me fait une grimace qui m'arrache un rire sincère, le premier depuis le début de la journée, je dirais. Quand on est étudiante on découvre vite qu'on à pas beaucoup de raison d'etre heureuse, rire devient un luxe.M. Téléphone et l'homme au piercing se tournent vers moi. Je sens leurs regards sombres posés sur ma personne, avec une telle intensité que je déglutis avant de me détourner.
Au début, j'avais postulé pour travailler comme serveuse, mais malheureusement pour moi, je n'ai pas tenu plus de deux jours. J'avais eu des différends avec une cliente et Barry a décidé de m'envoyer faire la plonge plutôt que de me virer.Évidemment, mes finances en ont pris un sacré coup. Je suis passée de 13 € de l'heure à 10 € et en plus de ça, je dois me farcir la vaisselle et les chants de Bilal, mais au moins je suis à l'abri des regards. Alors qu'en tant que serveuse, je suis constamment au centre de l'attention, et je perds très vite mes moyens.
J'ai toujours peur de faire une erreur, de me tromper de commandes, et pire encore, de faire tomber les plats sur les clients comme lors de mon premier jour.
– Merci madame, dit le petit garçon. Je lui souris et sa mère lui ébouriffe les cheveux ce qui le fait glousser.Après ça, je commence à débarrasser la table 5. La discussion entre les trois hommes est en italien. Je fais de mon mieux pour ne pas y prêter attention. Sont-ils étrangers ? Cela se tient, les deux frères s'expriment dans un français parfait, mais ils ont un léger accent. Je nettoie la table avant d'y placer des couverts et des serviettes neuves. Mon bippeur accroché à la hanche m'alerte que la commande de la table 7 est prête.En me voyant arriver, le plus âgé des frères me sourit, encore ! Il est vraiment sympathique ! Il m'aide même à décharger les plats.La serveuse en moi l'adore.
– Merci, dis-je à son intention, en voyant M. Téléphone lever discrètement les yeux au ciel.Je rapporte ensuite les boissons. C'est là que la catastrophe arrive. Alors que je suis en train de remplir la coupe de M. Téléphone, Rex passe à côté de moi. Elle me tapote les fesses, me faisant sursauter.La coupe m'échappe des mains et tombe sur le client le plus détestable de la soirée.
8 milliard de personnes sur terre et il à fallut que le champagne choisisse celui-la !
– Oh, je suis vraiment désolée. Il bondit en arrière et, par réflexe, je me mets à quatre pattes pour nettoyer le liquide. Je frotte énergiquement en me confondant en excuse.
– Pardon, je suis maladroite. Mon regard croise le sien et lentement, très lentement, il baisse les yeux sur ma main tenant la serviette avant de remonter sur mon visage comme s'il essaye de me faire passer un message.J'écarquille soudain des yeux en me rendant compte de ce que je suis en train de faire. Putain, je suis en train de frotter son entrejambe. Je bondis en arrière avec le visage ardent de honte et de confusion.
– Vous êtes idiote ou quoi ? Je tressaille face au ton utilisé. Toutes les têtes se tournent vers la table 7 et les conversations cessent. Le seul bruit est celui de la douce musique.
– C'est juste du champagne, ça aurait pu être pire, dit son frère avec un petit sourire en coin, essayant d'être la voix de la raison.
Je glisse une mèche de mes cheveux échappée de mon chignon derrière mon oreille, la main légèrement tremblante d'être ainsi au centre de l'attention.
– Et si c'était chaud, elle est conne ? Je serre les dents.
– Si c'était chaud vous aurez fait un magnifique eunuque. Les mots m'échappent ; je les dis avec assez de hargne pour que tout le monde nous entende. Génial !
– Je te demande pardon ? Il se lève de son siège. Mince, il est vraiment grand. Ma tête lui arrive à peine au buste. Reculant d'un pas, je lève les yeux, et son regard sombre s'est durci. Il semble fou de rage, mais je ne vais pas me laisser impressionner.
– C'était un accident, et j'en suis désolée, mais vous n'avez pas à me parler comme ça.
Mon Dieu, Gayle, ferme-la, ferme-la putain !
– T'as une seule putain de chose à faire, me servir, tâche de bien le faire.
Mais je hais ce genre de personne, qui se permet de me traiter comme de la merde parce que je travaille à leur service. C'est justement à cause de gens comme ça que je préfère astiquer les marmites en cuisine pour un salaire de misère, supplément mains fripées.– Vous savez ce qui nous différencie des animaux dans la jungle ? Je n'attends pas de réponse à ma rhétorique : le savoir-vivre, le respect. Sans ça, croyez-moi, nous ne sommes en aucun cas différents d'une meute de chiens qui s'entretuent pour un bout de viande.
Quelque chose de très effrayant se passe : le regard de M. Téléphone se vide de toute expression, et un calme glacial prend possession de toute sa personne. Un frisson me parcourt le dos, et je sens les poils de ma nuque se hérisser. Mais malgré le sentiment de peur, je ne détourne pas le regard. Oui, j'ai commis une gaffe en renversant du champagne sur lui, mais ce n'est absolument pas une raison de me traiter comme si j'étais sa chose. Nous nous affrontons du regard, mes yeux lançant presque des éclairs tandis que les siens sont froids. Un siège bouge, mais ni lui ni moi n'y prêtons attention. Je vois la main tatouée de son frère se poser sur son épaule.
Avez-vous été si en colère contre quelqu'un que vous êtes prit d'une soudaine pulsion de planter vos dents dans sa chair et de mordre très fort ? C'est ce que je ressens en cette instant alors que ses yeux aussi sombres que la nuit ne lachent plus les miens.
– Riccardo, ça suffit ! Il presse son épaule, et je décide de mettre fin à cet affrontement silencieux. M. Téléphone se rassoit tandis que je commence à ramasser les débris de verre. Je prends une inspiration, je déteste mon boulot.En me relevant, je croise le regard de Barry. Il pointe le doigt dans ma direction avant de le diriger vers son bureau.
Oh non !
Je crois que je vais me faire belle pour pôle emploi lundi !
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