Chapitre 6.2

♪ Ruelle - Where We Come Alive


    Leur marche en direction des montagnes du Nord avait repris depuis plusieurs heures déjà, mais Esmeralda refusait toujours d'adresser la parole à son frère. Contraint de rester en retrait, il était accompagné par Aymee, qui avait jugé préférable de la laisser respirer un peu. Elle connaissait très bien l'état dans lequel elle était plongée. La solitude... Parfois, la pression était bien trop forte et donnait envie de tout envoyer valser. Un simple mot, un simple geste suffisait pour faire sortir la personne de ses gonds, alors qu'elle tentait de se contenir depuis un moment déjà. Aymee imaginait très bien la sensation d'étouffement qu'elle devait ressentir au creux de sa poitrine, comme si sa cage thoracique était compressée et que chaque respiration se faisait avec plus de difficulté que la précédente. S'isoler se révélait être la meilleure solution face à cet insoutenable essoufflement, cette petite braise de rage qui risquait de s'enflammer d'un instant à l'autre.


     La jeune Gardienne connaissait cet état d'esprit à la perfection, parce qu'elle l'avait subi à de nombreuses reprises. Tous les élèves rencontrés lors de sa scolarité prenaient un malin plaisir à la critiquer, à la provoquer pour la simple et bonne raison qu'elle était différente d'eux. Elle n'avait pas besoin d'un groupe pour se sentir spécial. Sa simple présence lui suffisait et elle préférait rester dans un coin de la cour, plongée dans des ouvrages emplis de savoirs, plutôt que de fréquenter des personnes qui vivaient à travers les autres. Ils pouvaient parler autant qu'ils le souhaitaient, mais grâce à eux, elle était parvenue à dompter cette étincelle de rage grandissante. À présent, elle tolérait sûrement les échecs et les douleurs bien mieux qu'eux. Ils l'avaient endurcie d'une manière insoupçonnée, quand bien même la solitude était devenue son mode de vie.


— Crois-tu que je devrais aller lui parler ? s'interrogea Edwin, mal à l'aise à l'idée d'avoir pu mettre sa sœur dans un pareil état, si bien qu'il s'en mordilla la lèvre inférieure.

— Laisse-lui le temps. Elle a simplement besoin de digérer ce qu'il vient de se passer. Je pense que les batailles dans les auberges ne font pas parties de son quotidien.

— Il est vrai...


     Ces quelques mots furent prononcés dans un soupir qui en disait long sur le tracas que se faisait l'aîné de la fratrie. Il aimait profondément Esmeralda et leur relation était précieuse à ses yeux. Il n'avait pas besoin de le dire pour qu'Aymee le remarque et elle trouvait ça réellement touchant. Si l'harmonie et la confiance étaient présentes, les liens du sang pouvaient surpasser n'importe quel obstacle. La Gardienne avait beau être fille unique, elle l'avait pressenti dans chacune des familles qu'elle avait pu rencontrer sur Aphatis. Un sourire s'étendit sur ses lèvres et elle se surprit à reprendre la conversation sur un ton doux et délicat qui ne ressemblait pas à son franc-parler habituel.


— On remarque aisément que vous puisez vos forces dans l'amour fraternel que vous entretenez.

— Certaines personnes diront que l'attachement est une faiblesse, mais je pense que c'est plutôt le contraire. Si nous n'acceptons pas l'amour que l'on nous donne, à quoi cela sert-il d'être en vie ?


     Les sourcils de son interlocuteur étaient légèrement froncés et démontraient tout le sérieux dont il faisait preuve. Bon sang... Ses paroles résonnèrent en elle, avec une telle puissance qu'elle s'en retrouva toute déstabilisée. Les battements de son cœur s'intensifièrent, alors qu'elle entamait une profonde introspection. Toute sa vie, elle n'avait fait que repousser les gens qui l'approchaient. Aymee n'avait accordé sa confiance qu'à deux personnes, en dehors de sa famille : Ashton Blackwell et Tina Cabrera.


     Sa voisine d'enfance avait été sa confidente durant de longues années et l'avait aidée à surmonter la disparition de son père. Aymee passait des soirées et des nuits entières avec elle, jusqu'à ce que Tina finisse ses études et ne décide de partir pour Uplya, l'autre continent d'Aphatis. Ce choix ne l'avait pas surprise. Son amie avait toujours eu le désir de venir en aide aux plus démunis et elle s'était mis en couple avec une autre femme qui partageait les mêmes ambitions qu'elle. Une chose en entraînant une autre, elles avaient pris le large vers de nouvelles aventures.


     Malgré tout, Aymee s'était sentie dévastée et abandonnée. Tina avait été la seule véritable amie qu'elle n'avait jamais eue. Ses élans de colère s'étaient intensifiés après son départ et sa solitude s'était agrandie de jour en jour. Ses deux dernières années d'étude, avant l'Institut, avaient résonné comme un véritable calvaire et l'avaient obligée à se renfermer un peu plus sur elle-même.


     En y réfléchissant, la Gardienne trouvait assez navrant de n'avoir eu que deux vrais amis au cours de son existence. Avant les paroles inspirantes d'Edwin, elle ne s'était jamais rendu compte à quel point elle rejetait l'amour que l'on pouvait lui donner. Quel était donc le risque encouru ? Absolument rien, si ce n'était être blessée et revenir à un état de parfait isolement. Aymee avait toute la vie devant elle et elle n'avait pas envie d'avoir des regrets quand son heure serait venue. De quoi pourrait-elle se vanter ? De sa réussite professionnelle ? D'être bonne au tir à l'arc ? D'avoir visité une planète qui la faisait rêver pendant des années ? La Gardienne ne pouvait pas vivre qu'à travers sa profession, qu'à travers les pages des ouvrages de l'Institut. Il y avait bien d'autres pistes à explorer et Edwin venait de lui faire prendre conscience de tout ceci.


— J'ai dit quelque chose qui ne fallait pas ? s'interrogea-t-il face à sa mine déconfite.

— Oh non... Bien au contraire. Je dirais que tu m'as fait ouvrir les yeux sur les choses essentielles de la vie.


     Une petite étincelle jaillit au fond des prunelles sombres d'Edwin et n'échappa pas à la jeune femme. Il avait apprécié la reconnaissance qu'elle lui avait portée. Aymee n'avait jamais ressenti le besoin d'en avoir, en dehors de sa profession, mais elle imaginait assez bien son état d'esprit.


     Assez vite, son analyse fut interrompue par Esmeralda, prête à leur adresser à nouveau la parole. À en juger par son attitude, elle venait de voir quelque chose qui l'avait mise en joie et ils ne tardèrent pas à savoir sa nature.


— Nous arrivons près des frontières de l'Épée Rouge.

— Comment le sais-tu ? répliqua son frère, en plissant les yeux, comme pour illustrer son incompréhension.


     Edwin ne prêtait pas une grande confiance aux propos de sa benjamine et il ne lui fallut pas bien longtemps pour réagir. Ses sourcils se froncèrent de mécontentement et son regard se voila dans les secondes qui suivirent.


— Tu ne me fais pas confiance, c'est ça ?


     Sa posture tout entière montrait à quel point elle en voulait à son frère : ses bras étaient croisés contre sa poitrine, son pied tapotait nerveusement le sol et elle paraissait prête à lui sauter dessus à la prochaine remarque. Aymee ne voulait pas avoir une camarade grincheuse pour le reste de la route. Elle pouvait parfaitement concevoir qu'elle n'avait pas digéré l'épisode de l'auberge et l'entêtement de son frère, mais elle agissait comme lui.


     Voilà pourquoi elle voulait toujours être seule pour réaliser ses missions ! Les relations intragroupes faisaient toujours perdre un temps précieux. À l'Institut, un Gardien leur avait raconté tout un tas d'histoires à ce sujet. Il leur avait conseillé de se détacher des autres pendant les missions et de ne jamais laisser les sentiments rentrer en jeu. L'intervenant avait même rajouté que lors de sa dernière mission, il s'était retrouvé en équipe avec trois autres personnes qui avaient laissé l'amour prendre le dessus, se mêlant à la haine et à la jalousie. Un véritable déluge, d'après ses propres mots. Il avait ajouté que sur le terrain, ils seraient amenés à prendre des décisions difficiles et qu'il ne fallait surtout pas y mêler sa vie personnelle.


     Aymee appréciait la compagnie d'Esmeralda et d'Edwin, bien qu'elle ne voulait pas prendre le risque de rater sa première mission à cause de petites broutilles. Elle s'apprêtait à prendre la parole pour leur faire comprendre ce qu'elle pensait de leur attitude, mais un frisson glacial lui parcourut l'échine. Quelques secondes plus tard, ses poils se dressèrent tout le long de son bras et lui firent comprendre qu'ils n'appréciaient pas la fraîcheur environnante. Esmeralda avait raison ; ils étaient arrivés dans le nord du continent et une multitude de flocons de neige tombait devant leurs yeux ébahis.


     Le changement de décor était assez brutal, alors que la Gardienne pensait que la chute de température allait se faire progressivement. Mensonges... Elle aurait dû s'en douter sur une planète où la magie régnait et où la tribu de l'Épée Rouge était réputée pour son hiver éternel. Par chance, elle avait pensé aux capes juste avant de quitter leur domicile familial. L'Institut leur avait dit de se méfier de ces terres et de ne jamais y pénétrer sans les protections adéquates. Les flocons de neige avaient beau être magnifiques, ils avaient une puissance insoupçonnée. En cas de contact prolongé avec un humain, ils étaient capables de le figer sur place des heures entières. Il était donc primordial de couvrir la moindre parcelle de peau, surtout lorsqu'une marche longue était prévue.


     Edwin s'était chargé de porter toutes les capes depuis Maït. Une galanterie que la Gardienne ne comprendrait jamais. Son sac avait assez de place pour qu'elle puisse prendre la sienne, mais il avait voulu faire bonne impression et avait prétexté qu'elle devait éviter des charges inutiles après son incident. Face à son entêtement, elle avait été contrainte de céder, même s'il n'y avait pas mort d'homme. Tout en ressassant ces souvenirs, elle attrapa l'immense bout de tissu, orné d'une épaisse fourrure. Ils en auraient besoin pour survivre aux températures qui les attendaient. Ni une, ni deux, Aymee enfila les manches et glissa la capuche sur le sommet de son crâne.


     Elle était plus déterminée que jamais. Face à elle se dressaient deux journées de marche, trois tout au plus. Le plus difficile était à venir, mais elle y arriverait. De son côté, Edwin observa le ciel pendant de longues secondes et lança quelques instructions.


— Le soleil se couchera dans une petite heure. Nous devrions chercher un endroit abrité pour la nuit.


*

Hello. Comment allez-vous ?

On se retrouve pour un chapitre un peu plus calme, mais je trouvais ça important qu'Aymee fasse une petite introspection d'elle-même. La suite de l'aventure va être assez rapide et ce ne sera plus l'heure de la remise en question, ahah.

Qu'en avez-vous pensé ? Qu'imaginez-vous pour la suite ? :)

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