Chapitre 38
Le vendredi 29 septembre, deux semaines exactement après ma dernière intervention, je me rendis, comme il était désormais de mon habitude, à Romans-sur Isère pour y retrouver Aaron. Jusque-là, son aide s'était révélée plutôt utile, et lui ne pouvais pas agir seul : notre alliance était ainsi profitable des deux côtés.
J'étais levée depuis trois heures déjà, alors que la matinée commençait à peine. Il devait être dans les alentours de huit heures, peut-être un peu avant. Après un entraînement intensif aux épées jumelles, je m'étais rapidement changée pour adopter une tenue de civile. Nous prenions toujours bien soin de passer inaperçus lors de nos réunions.
Aujourd'hui, malgré mon avance vis-à-vis de l'heure convenue, je trouvais Aaron déjà sur place, et en proie à une forte agitation. Je m'approchai rapidement, et il me rejoignit dès qu'il me vit.
« Kyra ! », s'exclama-t-il vivement. « J'ai à te parler en urgence... »
Je l'entraînai sur un banc à l'écart, cependant aucun de nous de s'assit ; nous préférions de loin rester sur nos deux jambes.
« Parle donc ! Que s'est-il passé ? »
Je ne l'avais jamais vu l'air si sérieux, même deux semaines plus tôt. L'urgence de ses nouvelles était telle que même sa tenue en portait les traces, alors qu'il était habituellement vêtu avec le plus grand soin, toujours en noir avec sa veste en cuir et des bottes aux semelles épaisses. Là ses cheveux étaient en pagaille – plus que de coutume – et certains boutons de sa veste n'étaient pas fermés.
« L'activation... C'est demain ! Le maître compte activer la totalité des dispositifs dès demain ! »
Le choc de la surprise me fit presque paniquer, mais forte de mes deux semaines d'entraînement, je me contrôlais et gardai ainsi mon calme.
« Il va falloir que tu m'expliques exactement ce que sont ces dispositifs et que tu me donnes plus de précisions que simplement demain... »
Il acquiesça ; avec la gravité de la nouvelle, il avait toute mon attention.
« Lors de leur installation, j'ignorai encore la fonction de ces dispositifs, mais d'une manière ou d'une autre, pas plus tard que ce matin, j'ai découvert quelques informations des plus intéressantes... Le maître n'est pas au courant de mes découvertes, mais passons... Ce sont des amplificateurs. »
Son regard était, comme à chaque fois qu'il m'expliquait quelque chose d'important, rivé sur le mien, et ses yeux ne cillaient pas.
« Placés selon un certain modèle, ils redirigent l'énergie vers un point précis. Plus il y a d'amplificateurs, plus l'énergie au point de réception est concentrée et instable, c'est pourquoi les amplificateurs ne doivent pas subir la moindre perturbation. Hélas, il nous est désormais impossible de les saboter car ils se sont déjà mis en marche... Nous risquerions de provoquer un dysfonctionnement qui pourrait coûter beaucoup de vies, dans les deux camps... »
Plus Aaron parlait, plus la situation me semblait grave.
« Que fait-on dans ce cas ? », l'interrogeai-je. « Tu m'as dit que l'activation se ferait demain non ? »
Il acquiesça sans perdre son air grave.
« L'énergie ne sera entièrement redirigée que demain, aux alentours de onze heures... Cependant il nous reste une chance de nous en sortir. Le maître, même s'il sera sur place, sera incroyablement puissant, mais avec mon aide, le vaincre n'est pas impossible. Ce serait difficile, certes, mais il a des faiblesses, et j'ai un avantage contre lui qu'il ignore encore. Si de votre côté, vous unissez vos forces dans la bataille qui s'annonce, la victoire est envisageable. Il n'y a pas assez d'amplificateurs pour le rendre invulnérable à nos attaques. »
Je soufflai et murissais toutes les informations livrées au fil de la conversation.
« D'accord... Connais-tu le lieu de l'affrontement ? Ce serait une aide non négligeable pour élaborer une stratégie. »
Si je pouvais communiquer le lieu et l'heure de l'activation à Stephan, le combat leur serait sans nul doute facilité. Le plus dur serait de trouver un moyen indirect de leur transmettre l'information.
« Les amplificateurs convergent tous vers une forêt, appelée Forêt Domaniale de Chaux, quelque part non loin de la ville de Dôle... Le terrain est assez plat, mais il n'est pas dégagé. »
En essayant de localiser mentalement la ville de Dôle, une carte me revint à l'esprit, ainsi que la théorie du triangle d'Haldir : le centre de ce triangle correspondait exactement à l'emplacement indiqué par Aaron.
« Merci... Je le transmettrai de mon côté... »
Il y eut un silence inquiet.
« Il y avait autre chose ? »
La question sortait de ma bouche, je n'avais rien à dire de mon côté.
« Non... Mais le peu que je t'apprends-là est déjà bien assez alarmant... »
J'approuvai, les sourcils froncés.
« Dans ce cas nous nous verrons demain, sur le lieu de l'affrontement. Il serait risqué d'envisager une autre rencontre entre-temps. »
J'acquiesçai, et nous nous séparâmes. Les nouvelles reçues étaient imprévues, car nous n'attendions pas l'activation avant au moins une semaine supplémentaire, mais elles étaient surtout extrêmement importantes car l'envergure de l'affrontement futur dépassait tout ce qui avait pu se passer jusqu'ici. Il me fallait trouver un moyen d'avertir Stephan, tout en le convaincant de me laisser venir sur le terrain, le tout sans trahir mon alliance avec Aaron, dont je doutais de l'accueil par mon mentor.
Dans un premier temps, il me fallait avertir Haldir.
Celui-ci s'affola en mesurant par lui-même la gravité de la situation. Nous étions loin d'être prêts, et malgré Aaron, nous manquions cruellement d'informations sur les effectifs et la force de l'ennemi. Or lors de cette mission, nous risquions tous la mort en cas de défaillance.
« Tu n'as pas le choix, il faut avertir Stephan de toute urgence. »
Je secouai la tête de dépit.
« D'accord... Mais comment ? Si je lui parle d'Aaron, la conversation risque de tourner à la catastrophe... »
Haldir était tout aussi dépité que moi, mais il maintint notre cruel manque de temps.
« Nous improviserons... Allons-y, je viens avec toi. A cette heure-ci, il doit être dans le bureau ! »
Torturée par ma situation, je me maudis de ne pas avoir informé immédiatement Stephan de mon alliance, tout en sachant pertinemment qu'il m'aurait interdit de l'entretenir.
Nous arrivâmes finalement, un peu trop vite à mon goût, devant le bureau de Stephan, et Haldir manifesta notre présence par trois coups frappés sur la porte.
« Entrez ! »
Je franchis la porte avec le trac, Haldir sur les talons.
« Qu'est-ce qui vous amène ? », demanda notre mentor en relevant les yeux d'une pile de paperasse.
Encouragée discrètement par Haldir, je m'avançai et pris place en face du chef des Gardiens.
« J'ai réfléchi à propos des cartes vues dans la salle de surveillance il y a quelques semaines... Une théorie m'est apparue, qui soutient celle énoncée par Haldir... »
Stephan m'indiqua de continuer en se renfonçant dans son fauteuil.
« Eh bien voilà... Les apparitions de portails, et donc les apparitions d'ennemis forment un schéma lorsqu'on en marque les emplacements sur une carte. »
Stephan me prêta une carte imprimée pour m'aider dans mes explications, et j'appuyai donc la suite de ma théorie en désignant les points sur le papier.
« On distingue alors un triangle, juste ici, qui relie grossièrement Mannheim au nord, Davos à l'est et Aubenas en Ardèche au sud... »
Stephan acquiesça, et attendit que je développe.
« A l'extérieur de ce triangle, des apparitions ont également été notées, mais pas à l'intérieur. Quand je vous avais posé la question de la raison, vous m'aviez répondu que l'environnement était surement peu propice à la création de portail, ou que l'emplacement ne les intéressait pas, or je pense qu'il pourrait s'agir du contraire : leur prochaine attaque pourrait être portée à Dôle, au centre de ce triangle... »
Stephan fronça les sourcils.
« C'est une théorie comme une autre, mais elle ne tient pas... Pourquoi le sorcier attaquerait-il maintenant à Dôle alors qu'il a évité l'intérieur de ce triangle depuis plusieurs années déjà ? »
Je tentai de feindre l'ignorance, hélas je manquai certainement de conviction puisque le trac me dévorait les entrailles.
« L'ennemi pourrait avoir mis au point un plan dans ce sens... Un plan qui pourrait être mis en œuvre n'importe quand et coûter la vie à certains d'entre nous s'il nous prend par surprise. Rien que dans cette éventualité, nous devrions étudier la zone et établir des stratégies rapidement. »
Stephan prit soudain un air soupçonneux.
« Tu sembles bien sûre de toi pour une simple théorie... Comment en es-tu arrivée à cette conclusion ? »
Une sueur froide me parcourut le dos.
« L'idée m'est apparue pendant mon entraînement ce matin... Et ma théorie me semble plausible. »
Mon mentor leva un sourcil mais sembla satisfait de ma réponse.
« C'est effectivement une théorie intéressante... J'y réfléchirai. Ce sorcier a attendu presque trois ans, il peut bien attendre quelques jours de plus pour attaquer dans ce triangle... »
Le délai était trop long... Il me fallait convaincre Stephan d'étudier immédiatement la question.
« Il pourrait ne pas y avoir qu'un sorcier... » Finis-je par lâcher, au désespoir.
Stephan, qui s'était reconcentré sur ses papiers, se redressa brusquement.
« Comment ? Qu'insinues-tu par-là ? »
Je soufflai en priant pour ne pas regretter cette remarque.
« Le sorcier que nous avons aperçu pourrait ne pas être le seul sorcier mêlé à cette affaire... Qui nous dit que le sorcier que vous avez combattu pendant la Grande Guerre n'est pas en vie ? »
Les soupçons de mon mentor reprirent alors en vigueur.
« Nous n'avons plus vu aucune trace de lui depuis la bataille du Puy Violent... Il se serait manifesté, ne serait-ce que par esprit de vengeance. »
Je commençai doucement à sombrer dans la panique, malgré mon calme apparent.
« Un autre dans ce cas ? »
Stephan m'interrompit.
« Pourquoi insistes-tu autant ? Rien ne semble indiquer que deux sorciers nous affrontent actuellement... Aurais-tu une source d'information dont tu aurais omis de me parler ? »
J'eus le malheur de ne pas savoir que répondre ? Stephan prit un air sévère.
« Il me semble que tu as quelque chose à m'avouer Kyra... »
Je lançai un regard de détresse à Haldir qui se tenait depuis le début à l'écart, et dont les yeux reflétaient mon inquiétude. Stephan se râcla la gorge et son regard finit par venir à bout de mon secret.
« J'entretiens depuis un certain temps une alliance avec l'un des sorciers que nous affrontons. », avouai-je finalement.
L'expression du chef me devint ininterprétable, reflétant tantôt de l'inquiétude, tantôt de la colère. Il se frotta le front tandis que mon anxiété montait.
« J'ai été prudente ! Et Haldir était au courant... Je l'ai rencontré par hasard à Romans... »
Mon mentor m'interrompit brutalement.
« Ta mère le sait ? »
Je secouai négativement la tête.
« Bon sang Kyra... Qu'est-ce qui t'a pris de discuter avec un sorcier ? Comment peux-tu être absolument sûre que ce n'est pas un espion à la solde de l'ennemi, ou qu'il n'est pas lui-même le responsable de toutes ces attaques ? Peux-tu m'assurer sans doute aucun qu'il ne se sert pas de toi pour nous atteindre ? »
Je baissai la tête, un instant intimidée.
« Non... »
Stephan se leva et se mit à faire les cents pas. Soudainement, me remémorant l'urgence de la situation, je fus prise d'un élan de confiance.
« Stephan », commençai-je en me levant à mon tour avec un sérieux qui l'immobilisa, « le compte des évènements est long et je n'ai pas le temps de tout explique car ce qui se prépare est d'une gravité sans précédents... Mais le fait est que ces informations sont fiables. Je lui fais confiance. Si tu doutes de moi, sache que la guérison de Shayna est de mon fait, et grâce à son aide, et que la mise en œuvre du plan de notre véritable ennemi n'a été retardée que grâce à nous. Maintenant écoute moi, de cheffe à chef : demain aux alentours de midi, dans la Forêt Communale des Chaux près de Dôle, aura lieu un affrontement exceptionnel. Les dispositifs métalliques que nous avions trouvés sur les lieux d'interventions sont des amplificateurs d'énergie, et nous ne sommes plus en mesure de les désactiver. Cependant nous aurons l'aide de mon allié demain, et nous avons ainsi une chance de gagner si nous sommes préparés. C'est tout ce que j'avais à dire. »
Un silence suivi mon discours, et mon assurance m'épargna des remontrances, mais Stephan garda son air sévère. Après un instant de réflexion, il reprit finalement la parole.
« Je te fais confiance, mais pas à ce sorcier, malgré tout ce que tu viens de me raconter. J'étudierai tout ceci et nous nous préparerons en cas d'intervention demain. Mais tu resteras ici jusqu'à ce que nous ayons mis tout ceci au clair. C'est un ordre. »
Je voulu protester, mais Stephan ne m'en laissa pas l'occasion ; il me renvoya immédiatement et garda Haldir. Il ne m'adressa plus la parole de la journée que pour me demander si j'avais d'autres informations à apporter, ce que je n'avais pas. Entre-temps, le quartier général était devenu une véritable fourmilière.
Le soir, alors que mon inquiétude s'élevait toujours à un niveau élevé, je fis un rêve étrange. Dans une forêt sauvage et sombre, une personne me fixait, à une dizaine de mètres de distance. C'était une elfe : ses yeux gris-vert encadrées de mèches brunes me fixaient de manière imperturbable, comme si elle essayait de me transmettre une information cruciale. Hélas la vision s'envola avant que je ne puisse l'interpréter.
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