Chapitre 37
Deux jours après l'intervention désastreuse, je n'étais toujours pas remise. Il m'avait pourtant fallu me rendre à notre lieu de rencontre pour faire un point avec Aaron, et je l'avais fait, plongée dans cet état second qui m'habitait toujours, plus indifférente que jamais. Après m'avoir remercié succinctement, le demi-sang m'avait assuré que l'activation des dispositifs avait été repoussée de plusieurs semaines. Entre temps, nous nous réunirions tous les trois jours de la façon la plus discrète possible.
En ce qui concernait la confrérie, j'avais été privée d'intervention. Stephan ne me voulait plus sur le terrain en situation de combat.
« Tu n'es pas prête », avait-il dit.
Haldir, qui n'avait reçu aucune restriction, était peiné pour moi, et me soutenait tant qu'il pouvait, puisque j'évitais tout le monde depuis le retour d'intervention. Je ne désirai voir personne. De la même façon, tout le monde m'évitait. Le seul dont j'acceptais la présence était Dagorian. Ma monture était mon seul réconfort, le seul être avec qui je ne me sentais pas dépassée. Même Johan, avec qui je m'entendais d'ordinaire très bien, semblait m'éviter. Peut-être qu'il évitait tout le monde. Il était souvent affairé dans les écuries, où la monture de mon compagnon, Viadro était consignée. Il était hors de danger, mais il souffrait d'une fracture, et Silla avait confié ne rien pouvoir y faire, car l'os devait se refaire tout seul. En attendant, Haldir se retrouvait sans monture.
N'ayant exécuté aucun entraînement depuis deux jours, Stephan m'avait forcée, cet après-midi-là, à me rendre au Mémorial. Il m'avait accompagnée jusqu'à la porte, et était reparti, me laissant seule. Lui aussi, pour une raison ou une autre, prenait des distances avec moi. Compte tenu des événements, il avait sûrement une bonne raison.
Comme à leur habitude, Philippe et Andrea m'attendaient. Les deux gardèrent le silence en déchiffrant mon expression. Le visage du vétéran de la 4e génération était toujours imperturbable, et ses yeux, soulignés par ses mèches noires décolorées, me sondaient en silence.
Philippe s'approcha. Il semblait attristé, et sérieux à la fois, mais pas froid. Ses yeux bleus n'étaient jamais froids. Tout comme ceux d'Haldir.
« Il y a certainement des choses que tu ne veux, ou ne peux pas nous dire... » Soupira Philippe au bout d'un long moment. « Tu n'y es en aucun cas obligée, mais nous sommes là si tu en ressens le besoin, mais si nous sommes réduits à l'état d'esprits. »
Le décor se métamorphosa alors que Philippe m'invitait doucement à marcher. D'une manière qu'il me semblait irréelle, un sourire flottait toujours sur son visage. C'était, d'une certaine façon, réconfortant. Le paysage autour de nous changea de nombreuses fois, passant d'une plaine à la pente d'une montagne, jusqu'à devenir une forêt, puis une falaise désertique. Un paysage glacé succéda à la chaleur étouffante, puis un vent doux vint secouer les fleurs roses, presque blanches, d'un cerisier. Enfin, nous nous arrêtâmes, et le paysage changea une nouvelle fois.
Nous étions sur le bord de ce qui semblait un cratère de volcan éteint. Autour de nous, les paysages étaient typiquement volcaniques, il s'agissait sans doute d'une chaine de montagne en Auvergne si nous nous trouvions en France. Les pics au loin étaient tous enneigés ; pas celui où nous nous trouvions. Le cratère était en feu. Mais pas un feu volcanique, plutôt un feu sec, désincarné, qui brûlait même là où il n'y avait plus rien à brûler.
Ce cratère n'était pas désert. Non loin de l'endroit où je me trouvais avec Philippe, se trouvaient des chevaux. J'eus la surprise de reconnaître certains d'entre eux, comme Felaróf et Asfaloth. Ce dernier se débattait comme un fou pour se dégager de la force surnaturelle qui le retenait loin de son maître. Je commençais à comprendre ce qu'il se passait.
Au centre du cratère, la 6e génération de Gardiens faisait face à une armée d'orc, peut-être une centaine, ou plus, deux cents, voir trois cents d'entre ces monstres. Et au premier rang de cet armée se trouvait un être à l'apparence abjecte, la créature la plus laide que je n'avais jamais vue. Son visage était réduit en lambeau, et il souriait tout de même avec un sadisme évident. Il semblait éminemment puissant. Ils étaient loin, mais je pouvais aisément deviner l'épuisement des Gardiens. Alors je l'aperçue : Philippe, toujours debout, un cadavre étendu à ses pieds. Il se redressa et jeta son épée tandis que le sorcier se mit à léviter. Les Gardiens étaient encerclés par les orcs, qui semblaient toujours plus nombreux.
Une lumière éclatante illumina soudain tout le cratère. Aveuglée, je ne vis rien, sinon l'explosion d'énergie qu'il se produisit. Quand la luminosité diminua, le sorcier était à terre. Philippe l'était aussi. Johan hurla, traversé par un sursaut de haine, et s'élança vers le sorcier. Les orcs se mirent en travers de son chemin, et il les acheva avec une fureur que je ne lui connaissais pas. Stephan était au chevet de Philippe, tous les autres s'étaient relevés pour massacrer les orcs. La scène me frappa en plein cœur.
Je venais d'assister à la mort de mon mentor ; à la mort du père de mon meilleur ami.
Or celui-ci se tenait également à côté de moi. Le plus effrayant était peut-être son expression, qui n'avait pas changé tout au long de la scène. Il se tourna vers moi. Il avait toujours un léger sourire aux lèvres. Cependant, une larme perla sur la pointe de ses cils, et chuta jusqu'à ses pieds avant de disparaître.
« Voilà le rôle d'un chef »
Ses paroles étaient lourdes de sens. Elles achevèrent de me détruire.
« Je n'en aurai pas été capable... »
Mon constat était simple, il en était d'autant plus vrai. Je faisais finalement face à la réalité, dans le lieu le plus irréel qui soit : Haldir aurait pu mourir au cours de la dernière intervention que je n'aurais rien pu faire. En un mot, j'étais faible.
« Sans doute », répondit Philippe, en écho à mes pensées comme à mes paroles.
Je me mis à pleurer tout en maudissant ma faiblesse. Philippe se retira, le paysage changea à nouveau pour laisser apparaître le sommet d'une colline sous un ciel nuageux. Une pierre plate était posée au sol, gravée de deux noms que je me refusais à lire, et que pourtant mes yeux lurent quand même.
« Ci-gisent Aurélia et Philippe Sectio, Gardiens décédés dans la défense de Gaïa, janvier 2019. »
Un sceau que j'avais rarement vu était gravé sur la pierre tombale : un écu, avec la planète Terre au niveau de laquelle se rejoignent cinq rubans.
Je tombai à genou, complètement abattue. Quand je ne pu plus supporter de voir la pierre gravée, je me levai et marchait en bas de la colline, puis je m'assis et me recroquevillai. De longues minutes passèrent sans que ne retentissent d'autres bruits que ceux de mes sanglots étouffés. La voix d'Andrea résonna alors.
« Ce que t'a montré Philippe n'était pas là pour t'attrister davantage. S'il l'a fait, c'était pour te faire comprendre les enjeux du rôle qui est le nôtre. »
Il fit une courte pause, je ne répondis pas.
« En temps que cheffe, tu as de lourdes responsabilités sur les épaules, si tu n'es pas capable d'y porter le poids du monde, n'espère pas y porter celui du système solaire, car c'est de cela qu'il s'agit. Si tu n'y arrives pas, abandonnes. Si tu hésites, abandonnes. Si tu as peur de l'avenir, rappelles-toi que celui-ci dépend de toi, et de ce que tu fais du présent. Tu as des compagnons autour de toi qui sont là pour t'aider, et que tu te dois de protéger, mais ils ne pourront pas alléger tes responsabilités en tant que cheffe. Cette mission te revient à toi seule. »
Je me relevai, m'attardant sur chaque phrase pour la graver au fer rouge dans mon esprit. C'était la première fois qu'Andrea me parlait directement, et il prenait à cet instant la parole pour parler d'un chef à un chef.
Je comprenais parfaitement ce qu'il me disait. Je savais, en quelque sorte, ce qu'il me restait à faire. C'était un devoir. Les apprentis de ma génération avaient placé leur confiance en moi. Je ne pouvais la leur rendre par simple faiblesse. Je me jurai alors de ne me laisser aucun répit, tant que je ne serai pas en mesure de les protéger, comme le ferai sans hésitation Philippe ou Andrea. Je travaillerai dur jusqu'à y arriver, jusqu'à tous les surpasser. Sinon, j'abdiquerai, et quitterai immédiatement mes fonctions de Gardienne.
Je fixai une dernière fois le regard profond d'Andrea, qui semblait un immense océan d'expérience. Ses mèches m'évoquaient soudain toutes les épreuves insoupçonnées qu'il avait pu traverser de son vivant. La balafre qui marquait sa pommette paraissait soudain représenter toute la souffrance qu'elle lui avait couté. Il m'apparaissait désormais en vétéran, en un être mille fois supérieur à moi, un être d'une puissance inconsidérée, et qui connaissait toute l'histoire du monde. Un homme qui l'avait défendu contre les plus grands cataclysmes, un homme qui en connaissait l'ampleur, et un homme qui, par-dessus tout, avait survécu à la violence de ces drames, par sa seule force d'esprit.
Prise d'un soudain respect devant sa puissance écrasante qu'il me dévoilait en se tenant debout face à moi, je m'inclinai, et me relevais fermement, plongeant mon regard dans ses pupilles glacées.
« Je comprends mes erreurs et ma naïveté à présent. Je ferai ce qu'il faudra. »
Il acquiesça gravement.
« Nous verrons bien. »
Il s'approcha alors et tendis son doigt vers mon front. Je ne sentis pas son contact, mais un torrent incontrôlable d'images se déversèrent soudain dans mon esprit, et mes yeux écarquillés virent passer l'histoire du monde en moins d'une minute. Le choc me paralysa. Quand je fus à même de me relever, les illusions s'étaient effacées pour ne laisser qu'une pièce vide.
Je sortis, remontai et avertis succinctement Stephan que j'avais fini ma séance. Sans plus attendre, je descendais dans l'armurerie, et regagnais une des salles d'entraînement à l'intérieur du bâtiment. Débuta alors un long entraînement.
Pendant deux semaines entières, ma vie se résuma en deux mots : solitude et travail.
Je continuai de voir Aaron, et il me communiqua des informations qui permirent de retarder encore l'activation. Je m'arrangeai pour guider les Gardiens d'une manière ou d'une autre dans la direction sur laquelle nous nous entendions, et l'alliance perdurait ainsi. Cependant je n'appris rien de nouveau qui fut concret.
Quand je n'étais pas occupée par ce qui concernait l'alliance, je pratiquais la magie et l'escrime. J'avais murement réfléchi au combat qui s'était déroulé pendant l'intervention, et il s'était révélé un fait : le combat à une seule lame me limitait. Désormais je m'exerçais donc sans relâche au maniement des lames jumelle, et j'avais en plus de cela amené ma maitrise du bâton à un perfectionnement poussé.
Je dormais peu, restais isolée toute la journée, et une grande partie de la nuit pour m'entrainer, et refusais toute aide. Ma maitrise de l'énergie aussi s'était accrue, et de manière exponentielle, de même que mon endurance. Je me poussais à bout, jusqu'à l'épuisement complet, sans jamais me plaindre. Mon seul but était de devenir meilleure. Meilleure pour protéger mes compagnons. Meilleure pour protéger Gaïa. Meilleure pour mériter ma place de cheffe.
Malgré tout, mes efforts payaient. En deux semaines, rien que mon apparence physique avait changée. J'étais plus robuste ; plus musclée aussi. Ma peau s'était ternie, et mes yeux verts reflétaient l'expérience accumulée au milieu de la fatigue. J'étais allée trois fois à la salle de l'intuition pour y méditer mes apprentissages.
Je n'étais pas sans remarquer l'inquiétude croissante d'Haldir et des autres. Seul Stephan semblait indifférent. Peut-être approuvait-il mes efforts, quoi qu'il en soit-il ne me le faisait pas savoir.
Le fait était : en seulement deux semaines, j'avais évolué jusqu'à doubler ou tripler mes compétences dans tous les domaines.
Je me sentais presque prête à affronter les événements qui m'attendaient.
(PS: Ce chapitre fait très exactement 2000 mots)
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