Chapitre 19

« Tu es déjà de retour » Constata Philippe quand la pièce vide se matérialisa après mon entrée.

Encore une fois, les murs de la pièce me semblaient flous, embrumés, comme si des dizaines de fantômes s'y pressaient en les dissimulant.

« La dernière fois, j'ai été imprudente, et je m'en excuse. J'ai sous-estimé la dangerosité de cet endroit, et cela a failli me coûter la vie, j'en suis consciente. Et c'est pour cette raison que cela n'arrivera plus. » Ma détermination brillait dans mon regard, mais je la gérais sans difficulté pour garder un équilibre prudent.

« Tu sembles avoir grandi depuis. Je te crois. » Répondit le Gardien. « Cependant, aujourd'hui, nous n'irons pas aussi loin. J'ai pour ma part surestimé ta force. Tu n'es pas prête. »

Non. Ce n'était pas ce que je voulais. Je sentais en moi, d'une certaine manière, que si je ne le faisais pas aujourd'hui, je ne le ferai jamais.

« Au contraire. Emmenez-moi plus loin. Il le faut, où je n'y arriverai jamais. Je ne suis pas revenue pour que vous me ménagiez. Comment pourrai-je avoir la force de guider ma génération si je me défile au moment d'affronter un obstacle ? Stephan décidé de me faire confiance en m'emmenant ici, je vous demande de me faire confiance aussi. »

Ce que je faisais était la chose à faire. J'en avais la certitude.

« Je suis prête. »

Philippe hésitait. Il se refusait, malgré ma détermination, à risquer de me mettre à nouveau en danger. Il souhaitait me faire confiance, mais son devoir de chef lui interdisait de prendre cette décision. Sauf si quelqu'un la prenait à sa place...

« Emmène-là » Intervint une voix spectrale tandis qu'une silhouette commençait à se distinguer, puis à se concrétiser autant que possible à côté de Stephan.

C'était un homme svelte, au teint clair et aux yeux bleu glacier, soulignés par de courts cheveux noirs décolorés ; et portant une cicatrice sur la pommette droite : Andrea. Le chef elfe de la quatrième génération me soutenait. Je le remerciais d'un regard en croisant ses pupilles sans fond.

« Bien. » accepta Philippe. « Dans ce cas je choisis moi aussi de te faire confiance. Ne nous déçois pas. »

Le Gardien se mit à flotter légèrement au-dessus du sol, et le décor commença à changer. La brume fit son retour et, très vite, nous entoura en tournoyant sans relâche avec une force toujours croissante. Mais je ne lui cédai rien. Plus déterminée que jamais, j'ignorais l'angoisse qui me nouait l'estomac, et me concentrais tout entière à fortifier d'une muraille mon cœur et mon esprit, et dès lors la brume devint plus supportable. Elle ne m'atteignait plus. Et elle se dissipa finalement alors que les parois d'une profonde caverne se dessinait.

A mesure que mes yeux s'habituaient à l'obscurité, et que nous avancions vers une ouverture qui débouchait sur un espace beaucoup plus grand, je vis se dévoiler devant moi une nouvelle forme de beauté, sans doute impossible à retranscrire alors qu'elle provoquait en moi une forme d'admiration muette. De fins filins brillants couraient sur les murs de toute part, éclairés par des milliers de lanternes orangées. La pierre à la fois brute et taillée en prenait des nouvelles couleurs et dessinaient des formes grandioses de victoire sur un champs de bataille, ou les célébrations d'un traité de paix. Sur un autre pan de la paroi ou pouvait observer un personnage glorifié à la manière d'un dieu, et qui pourtant se trouvait à hauteur du peuple et leur offrait des pendentifs d'un nouveau genre qu'ils admiraient avec vénération. En regardant mieux, je m'aperçus que le personnage central, qui était déifié était en réalité une femme.

J'étais arrivé au bord d'une crevasse, et me tenant là, j'aperçus ce qui se tenait en contrebas. Je vis des halles, d'immenses halles, sobrement décorées, mais d'autant plus nobles. Autour de ces halles, des centaines d'abris de pierre s'aggloméraient harmonieusement pour former une cité souterraine grandiose de sa simplicité. Sans cheminées, les habitations n'étaient pas éclairées par les seules lanternes. Une autre forme de lumière éclairait d'un éclat spéciale les allées pavées : la bioluminescence. Des vers luisants aux champignons sauvages, la lumière était apportée par partage entres les habitants coexistant dans la crevasse.

Ici, où les rayons du Soleil ne pouvaient pas arriver, une autre forme de beauté se développait, au milieu de toutes ces lumières multicolores.

« C'est fantastique... » soufflai-je. Je découvrais une nouvelle partie du monde, une gemme précieuse que je souhaitais à tout prix protéger.

« Sais-tu où nous sommes ? » Demanda Philippe, me rappelant sa présence, et celle, dissimulée, d'Andrea.

« Non je l'ignore. » avouai-je, incapable de détourner mes yeux de la cité enfouie.

« Cette cité est l'unique point de rencontre des nains. Elle est située au cœur de la plus haute montagne de Morian, et toutes les routes convergent vers elles. Elle est la seule cité que la lumière du soleil n'atteint pas, ce qui rend son environnement incomparable à d'autres cités naines. Elle se nomme Fjellets hjerte, le Cœur de la Montagne. »

A mes yeux, cette cité se révélait surtout un lieu magique, insoupçonné, qui me fascinait autant qu'elle m'émerveillait. Mais Philippe avait autre chose à me montrer.

« Il est temps que nous attaquions la partie réellement difficile de ta formation. » Sa voix s'était assombrie, de la même façon que son visage. « Vois-tu, les chefs de chaque génération on pour mission le lourd fardeau de se souvenir. D'où leur formation dans le Mémorial. Je vais maintenant t'emmener voir l'un de ces souvenirs, dont la source ne se trouve pas dans mon esprit, mais plus profond, dans le labyrinthe psychique de Vanye. Pendant la transition, il est donc impératif que ta concentration ne vacille pas, où je pourrais te perdre pour de bon cette fois. Te sens-tu prête ? »

Je respirais un bon coup, consciente de passer aux choses sérieuses.

« Il le faut. » Me résignai-je. Philippe sourit tristement.

« Allons-y »

La brume se remit à tourbillonner avec plus de vigueur, mais cette fois aussi je tins bon. Sûre de ma concentration, sans prendre aucun risque imprudent, je me permis toutefois pour la première fois d'ouvrir les yeux pour regarder autour de moi, tentant de remarquer la différence avec une transition « normale ». Je commençais alors à remarquer des flux, comme des courants d'air dans le brouillard. Les bourrasques formaient des schémas complexes, des réseaux réunis en milliards d'amas. Je notais aussi une différence de couleur des bourrasques selon les flux, qui se rapprochaient étrangement de ceux que j'avais pu observer en regardant par l'énergie.

Mais je n'eus pas le temps d'approfondir mes observations car la transition s'achevait.

Nous nous trouvions, comme précédemment, sur un promontoire en hauteur, surplombant une cité souterraine. Seulement, cette fois-ci, les rayons du soleil parvenaient à éclairer la cité par une sculpture taillée sur la paroi à notre gauche, qui me rappelait les vitraux terriens mais sans verre et sans motif interprétable. La lumière entrait donc à flot pour venir éclairer la place centrale de la cité, autour de laquelle s'organisait les habitations en cercles concentriques. Les maisons, ici, avaient la particularité d'être construites, non pas en hauteur comme à Fjellets hjerte, mais tout en longueur.

« Sois attentive aux prochains évènements... » M'avertit mon mentor « Ce souvenir n'est pas une scène fixe comme celles que tu as déjà vu. Tout va se passer très vite, et immédiatement après, une nouvelle transition nous ramènera au vestibule, l'entrée du Mémorial. Quoi qu'il se passe, tu dois à tout prix maintenir ta concentration à la fin de la scène le temps de la transition. Tente d'enregistrer un maximum de détail, sans les analyser, et concentre-toi ensuite sur la transition. Tout ce que tu auras vu sera mémorisé par ton subconscient, et tu pourras y réfléchir plus tard. »

J'acquiesçais, indiquant que j'avais compris.

« Surtout souviens-toi, le plus important, au-delà de tout ce que nous allons voir, c'est de revenir entiers au vestibule. »

Philippe semblait réellement inquiet, ce qui me convainquit d'autant plus du danger de ce type de souvenir. Je me promis de ne pas réagir à ce que j'allais voir.

Cependant rien, je crois, n'aurait pu me préparer à ce que j'allais voir.

Soudainement, depuis les profondeurs de la crevasse, d'immondes créatures surgirent. Dotées d'une peau noire et par endroit couvertes d'écaille, elles étaient toutes assez grandes, et armées de harpons, de lance et d'épée tranchantes. Certaines portaient aussi des torches, même si elles ne semblaient pas en avoir besoin pour s'éclairer. Je compris leur utilisation quand les créatures enflammèrent un immense totem, qu'elles portaient avec eux comme un dieu ou un roi. Je remarquais alors la présence de nains, quand ceux chargés de garder la route sonnèrent l'alarme avec une grande cloche en bronze.

Aussitôt, les habitants s'affolèrent tandis que des soldats munis de cotes de mailles brillantes et de diverses armes telles des marteaux, des haches ou des lames de toutes sortes accouraient vers l'origine de l'alerte. Quelques archers montèrent aussi sur les toits pour tenter de tuer à distance un maximum de ces créatures.

Seulement elles étaient trop nombreuses. Je me rendis bien vite compte, que malgré toute la bravoure des guerriers nains, une victoire était impossible. Mais malgré tout, ils restaient, tentant de gagner autant de temps que possible pour laisser le temps aux habitants de s'échapper. Malheureusement, les premières défenses tombaient déjà. Cette cité n'était pas construite pour résister à un assaut. Ce fut un massacre. Le sol était jonché de cadavres encore chaud, piétinés sans honte par les créatures, qui détruisaient toute vie.

Les maisons de pierre ne brulaient pas, donc au fur et à mesure de l'avancée des assaillants les lumières des lanternes s'éteignaient pour ne laisser briller que le totem enflammé, qui avait pour seule concurrence le soleil descendant. La scène était terrible.

Certains parmi les habitants les plus vifs parvinrent à s'enfuir, mais dès que le dernier guerrier tomba, les plus lents furent vite rattrapés, et décapités sans pitiés. Je vis un enfant se faire par trois fois frapper par l'épée acérée d'une des créatures, puis tomber et se faire piétiner par les hordes d'assaillants.

Tout ne s'arrêta que lorsque tout signe de vie naine eut disparu. Forcée de regarder le massacre sans pouvoir intervenir à cause des instructions de Philippe, j'eus peine à tenir ma promesse de rester calme. Je m'interdisais de penser, car la scène étant achevée avec les cris triomphants des créatures qui dansaient sur les corps des habitants massacrés, la brume s'était déjà levée.

Ma concentration ne m'avait jamais paru si dure à maintenir. Je me débattais pour ne pas sombrer, torturée par l'image des nains qui mourraient sous les armes des créatures. Enfin, au bout d'une transition interminable, le vestibule apparut de nouveau, et je m'effondrais, libérant toute la haine et l'impuissance accumulée pendant la scène. Je pleurais tout mon saoul, affalée sur le parquet de la pièce, sous les regards compréhensifs de Philippe et -plus discret- de Andrea, dont j'avais en réalité oublié la présence.

« Pourquoi... ? » Répétai-je sans arrêt, au supplice. « Ces créatures...

- Sont des orcs. » Acheva Philippe. « Ou du moins les orcs tels qu'ils étaient en ce temps-là. Cette bataille... Ou plutôt ce massacre a eut lieu en l'an -3586 du calendrier terrien, sur Morian. C'était pendant une bien sombre période, où des clans entiers de nains furent anéantis. Cette cité, Himmellys, ne fut jamais rebâtie, et demeure aujourd'hui encore à l'état de ruine. Aucun nain n'a survécu à cet assaut. Les quelques fuyards ont été rattrapés dans la nuit. Seul l'un d'entre eux a parvenu à survivre suffisamment longtemps pour transmettre ses souvenirs à Gaïa, ce qui permis de reconstruire cette scène. »

Je sanglotais toujours, profondément attristée.

« C'est un dur souvenir. Tous ne sont pas semblables. Mais il fallait que tu voies ce qui t'attend, Kyra. C'est la réalité des choses. Mais je veux que tu saches, que même si tu dois l'affronter, et seule, je te promets de tout faire pour te rendre cela plus supportable. »

Consolée par ces paroles, je m'étais relevée.

« Je serais forte, pour faire honneur aux Gardiens. » Avais-je dit avant de saluer les Gardiens, et de quitter moi-même la pièce.

*****

Stephan m'avait attendu dans le couloir, et il me lança un regard mi-inquiet mi-curieux quand il me vit revenir. Mais comme je ne dis rien, il resta silencieux également. Il me raccompagna en haut, puis parti de son côté après m'avoir annoncé qu'il me préviendrait plus tard pour la prochaine séance.

Etonnamment, je me rendis compte que le temps passait plus lentement dans le Mémorial, puisque la matinée était encore peu avancée. Nicolas, Shayna et leurs deux apprentis venaient à peine de se recoucher. J'entrais dans taverne. Haldir m'aperçut, et vint immédiatement me voir, bien réveillé et prêt à poursuivre sa journée avec moi alors que d'autres apprentis comme Julien ou Tara ne l'avaient même pas commencé.

« Alors ? » Demanda-t-il. « Comment ça s'est passé cette fois ? »

Je lui fis un petit sourire devant son inquiétude mêlée d'entrain.

« Mieux que la dernière fois, même si j'ai un certain nombre de... » J'hésitais sur la nature de ce que j'avais vu aujourd'hui et décidais de ne pas trop en dire : «... d'informations, à digérer.

- Hum... » Réfléchit mon partenaire. « Mais j'ai appris tout à l'heure par Yonan qu'un tournoi annuel allait bientôt se dérouler... »

Il reprit ses esprits, et du même coup un entrain écrasant que je ne voyais pas souvent chez lui.

« Mais il nous faut absolument y participer ! Et pour ça, il nous faut nous entraîner ! Alors si ça ne te dérange pas, tu auras tout le temps d'y réfléchir ce soir, après une bonne journée d'entraînement ! »

Je ne pouvais refuser devant son énergie, provoquée par son esprit de compétition éveillé. Et puis il fallait avouer que ce tournoi m'intéressait aussi...

« Qu'est-ce que c'est exactement ce tournoi ? » Demandai-je, curieuse.

Haldir se tourna vers Johan, qui, nous ayant entendu, s'approcha et se chargea des explications.

« Ce tournoi annuel entre les Gardiens a été instauré par Philippe peu après notre initiation en temps que Gardiens. Il oppose chaque année les candidats sur plusieurs épreuves variées reprenant les maîtrises des Gardiens. Cela va de compétitions équestres aux jeux de stratégie tels les échecs, en passant par les duels à l'épée ou des affrontements à l'arc. La candidature est facultative, et les arbitres sont désignés parmi ceux qui ne concourent pas. Le Chef des Gardiens en est l'organisateur, mais il a aussi la permission de concourir. Dans tous les cas, les épreuves sont choisies au hasard. Je crois que cette année, Stephan a prévu une épreuve spéciale en équipe, opposant les apprentis aux Gardiens. Si c'est le cas, cela pourrait s'avérer vraiment intéressant !

- Tu vas concourir ? » Lui demandai-je, vivement intéressée.

« Bien sûr ! Je ne peux pas laisser Stephan gagner les épreuves équestres sans adversaire digne de ce nom ! »

Johan semblait au moins aussi enthousiaste à l'idée du tournoi que Haldir. Leur impatience était presque juvénile. Mais je me surpris à l'attendre également avec hâte.

« Ce n'est pas un peu inégal que d'opposer des apprentis et des Gardiens confirmés dans la même compétition ? » M'enquis-je. « Nous n'avons aucune chance face à n'importe lequel d'entre vous !

- Certes... C'est pour cette raison que Stephan a prévu deux tournois distincts cette année. Sauf pour l'épreuve en équipe, les apprentis et Gardiens s'affronteront séparément. Mais Stephan vous l'expliquera en détail dans les prochains jours. »

Haldir ne tenait plus en place.

« Bon, tu viens ? » Me pressa-t-il. « On perd du temps ! »

Je soupirais avec un grand sourire et me laissais entraîner alors que Johan s'amusait lui aussi de l'entrain d'Haldir.

« J'arrive ! » M'exclamai-je.


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