Chapitre 33

Soucieuse, je me levai tôt le lendemain, et une fois prête, en attendant l'heure convenue pour le départ, je décidai de sortir prendre l'air.

Le vent était doux, et le ciel, couvert de nuages duveteux, d'un gris tiède. Dans le matin précoce, il régnait une atmosphère figée, comme si le cours de l'histoire était suspendu entre deux périodes. Le calme avant la tempête peut-être. Tout mon entraînement semblait s'être concrétisé dans un vortex incontrôlable au cours de la semaine. Les évènements paraissaient tantôt normaux, banaux, tantôt alarmant, même pour Stephan. Celui-ci semblait un peu trop préoccupé pour nous leurrer sur la teneur que prenait la situation terrienne. Il avait beau minimiser la menace représentée par Aaron, personne ne s'y trompait.

Dans le but de me changer les idées un instant, je décidai de gravir le plus haut des piliers de pierre.

Il était situé un peu à l'écart, et je ne l'avais escaladé qu'une seule fois, assistée par Stephan, il y avait de cela plus d'un mois. L'ascension me pris une quinzaine de minutes, et j'arrivai en haut les mains écorchées et essoufflée, mais satisfaite de mon effort. Le pilier représentait tout de même vingt-quatre mètres de pierre effilée.

Debout au sommet du quartier général, car le pilier était le point le plus haut de l'arrière-cour, je levai la tête pour apprécier la brise. Du haut de ce pilier qui surplombait l'ensemble du périmètre, je croyais pouvoir voler. Un jour, curieuse de savoir à quoi ressemblait le décor derrière les murs de briques qui entouraient le quartier général, j'avais interrogé Stephan qui m'avait emmené au sommet d'un autre pilier à peine plus bas. J'avais été déçue. D'une manière ou d'une autre, que ce soit dû à un discret brouillard ou à un charme mystérieux, il était impossible de deviner ce qui se trouvait à l'extérieur.

Mon regard se perdit dans l'étendue cotonneuse du ciel, et mon esprit suivit.

Finalement, quand huit heures furent presque là, je redescendis, et passait par ma chambre pour me changer. Je retrouvai Haldir, et on avertit Johan de notre départ – car Stephan n'était pas là – avant de quitter les lieux. Le Gardien avait presque semblé vouloir nous retenir, pour une raison inconnue. Je ne m'en souciais pas, persuadée de m'inquiéter pour rien, et préférais me concentrer sur la rencontre à venir.

Le temps nuageux était le même à Romans, comme si le ciel manifestait mon anxiété à travers l'épaisse couche de gris. Nous étions un vendredi, le dix septembre, et à cette heure de la journée, où les passants achevaient de gagner leurs lieux de travails, le quartier était presque désert. Je serrai anxieusement le couteau que j'avais pris soin de glisser dans la poche de ma veste en jean, au cas où la discussion s'échaufferai. J'avais conseillé à Haldir de faire pareil, mais il ne m'avait pas attendu pour prendre ses précautions, d'après ses propres mots.

Lorsque l'on regagna le Chemin des Bœufs, il ne me fallut pas longtemps pour le reconnaître. Assis sur un banc à une centaine de mètre de nous et revêtu de son habituelle veste en cuir, il semblait m'attendre. Alors que je m'avançai, Haldir, impassible, me fit signe qu'il resterait en retrait, mais qu'il ne me quitterait pas d'une semelle.

Mon expression était sombre, celle d'Aaron aussi, mais pas de la même gravité. Je le toisai, debout à deux mètres de lui ; il ne bougea pas d'un pouce, mais après de longues minutes, il prit finalement la parole. Sa voix avait soudain un timbre différent, profond, sombre, presque rocailleux.

« Vous comptez m'attaquer ou vos intentions sont tout autres ? »

Il y avait une pointe de poison dans sa voix, qui me pinça le cœur.

« La violence n'a pas lieu d'être ici. Ce que je veux, ce sont des explications. »

Je me surpris moi-même du ton glacial que j'avais réussi à donner à mes paroles. Ma voix ne trembla pas, et mon visage resta figé dans une attitude distante. Celui d'Aaron garda une indifférence totale.

« Je n'ai pas d'explications à te donner. »

Il détourna alors le regard et repris son dédain habituel. Cette réponse me perturba, ce qui était peut-être l'effet escompté.

« Tu... Tu savais pour moi ? »

Il secoua la tête.

« Au début non. Puis je me suis renseigné, et j'ai découvert ton appartenance à l'ordre. C'était il y a quelques jours seulement. »

Je déglutissais fébrilement.

« Et tu m'as espionné ? »

Il mit un moment à répondre.

« J'ai essayé d'en apprendre plus sur toi quand j'ai su. Mais si ça peut te rassurer, je n'ai rien trouvé. »

Une partie du poids qui me pesait sur le cœur s'allégea. Mais il me restait des questions importantes à lui poser.

« Si tu avais appris quelque chose d'utile. Tu t'en serais servi contre moi ? »

Son calme olympien me frustrait profondément alors que je perdais le mien.

« Pourquoi poser la question ? Ce n'est pas arrivé. »

Haldir se rapprocha de moi imperceptiblement.

« Réponds à la question. »

Sa voix rivalisait avec celle de Aaron. Face à face, ils étaient comme le Ying et le Yang. Le sorcier se redressa brusquement, et perdit tout laxisme.

« Oui je l'aurai fait. Mais à moins que tu ne sois son chien de garde, ce n'est pas à toi que je parlai. »

Le regard qu'ils s'échangèrent fut glaçant. Malgré leur calme apparent, je les sentais capable de se sauter dessus à tout moment.

« Si tu me parles à moi, » dis-je, « tu lui parles aussi à lui. »

Aaron me jeta un regard dédaigneux et se calma un peu. Je posai ma main sur celle d'Haldir pour m'assurer qu'il ne craquerait pas sous la tension.

« Alors c'est vraiment ton chien de garde... » Railla le sorcier.

Haldir se tendit brusquement, outré, et mon expression se contracta également.

« Allons-nous en Haldir. J'en ai fini avec lui. »

Il acquiesça et on fit demi-tour, en préparant une téléportation.

Alors qu'on disparaissait, j'entendis une dernière remarque de la part de Aaron.

« Ou son petit-copain... Adieu Kyra... »

*****

Trois jours plus tard, peu de temps après l'aube...

J'entrai dans la Taverne ; il régnait un calme absolu dans le bâtiment. Au cours de la nuit, un petit groupe de Gardiens était en effet parti en intervention dans une frénésie inhabituelle. Depuis leur départ, plus aucun bruit ne se faisait entendre. Ils n'avaient emmené aucun apprenti -Stephan le faisait rarement au cours de mission nocturnes- et le chef était parti avec Elène, Shayna et Nicolas. A présent, le soleil s'élevait au-dessus des murs de l'enceinte, et leur retour commençait à se faire attendre.

Silla se trouvait dans la pièce avec moi, et je le rejoignis en silence. Je lui signifiais que je n'avais pas faim : les interventions ne m'inquiétaient plus autant, mais mon estomac était pourtant noué.

Soudain, on entendit une détonation, et un flash venu de l'extérieur. Des appels se firent entendre, et quelques secondes plus tard, Elène entrait en titubant dans la pièce. Silla se leva d'un bond, et je fis de même, avec cependant un temps de réaction plus long.

« Silla... » Souffla-t-elle, visiblement exténuée. « Viens vite... Shayna a besoin de soins... »

Je n'attendis pas plus longtemps, la Gardienne d'Eltaria non plus : alors que j'avais déjà passé la porte, elle fit s'asseoir Elène et courut à ma suite. La scène qui s'offrit à mes yeux à l'extérieur me retourna l'estomac, et je me félicitai de ne pas avoir mangé. Soutenue par Stephan et Nicolas, Shayna était dans un piteux état. Toute sa hanche, de l'omoplate droite jusqu'au début de sa jambe était déchiquetée, et ses vêtements pendaient mollement autour de la plaie qui déversait des flots de sang. Mais plus que ça, j'aperçue bien vite une autre blessure, horriblement proche du cœur. Or, le liquide qui en sortait me semblait trop foncé pour du sang...

Stephan et Nicolas n'étaient pas en reste, avec eux-aussi de nombreuses plaies, assez profondes pour certaines. Silla et moi nous hâtâmes de prendre le relai, et on porta la Gardienne jusqu'à la Taverne avant que je lui fasse signe que je commençais à faiblir. Nous allongeâmes donc Shayna sur une des tables et elle m'indiqua d'aller chercher Samia de toute urgence.

Je me précipitais donc à l'étage, et tambourinais sur la porte de sa chambre, avant de me raviser, soudain gênée par la violence manifestée. Alarmée par le bruit, elle ne tarda pas à sortir, ainsi que Haldir et Tara. Je leur résumais expressément la situation, ou le peu que j'en savais, et nous nous hâtâmes dans le même temps de descendre. Ce temps avait suffi pour que Johan, Florian, Mathéo et Elléonora, tous déjà réveillés, aient rejoint les autres dans la Taverne.

Cependant, aussitôt Samia arrivée, Silla renvoya tout le monde, excepté sa comparse et les blessés. Quelques temps après, elle appela Tara pour aider à soigner Stephan, Nicolas et Elène, et Shayna fut transportée dans une salle du sous-sol.

Enfin, une longue heure après le retour des Gardiens, Stephan sortit de la Taverne, et, tout en montant à l'étage, m'intima de le suivre. Arrivés dans son bureau, il m'invita à m'asseoir et se laissa lui-même lourdement tomber dans son siège. Ses plaies avaient été nettoyées, et certaines étaient bandées tandis que d'autres semblaient déjà en cours de cicatrisation, sans doute grâce aux talents énergétiques de Silla et Samia. Il s'était lavé le visage et les mains, mais ses cheveux en pagaille abritaient encore quantité de poussière, et ses vêtements étaient dans un piètre état, déchirés à de maints endroits et tachés de sang mêlé de boue.

« Comment va Shayna ? »

Ma voix trahissait mon inquiétude. Stephan émit tristement un profond soupir.

« Mieux, d'après Silla... Mais même avec les soins, je ne la laisserai pas partir en intervention avant au moins une semaine ou deux. Si nous étions restés un peu plus longtemps, ses blessures auraient pu lui coûter la vie... »

Je m'étonnai.

« Seulement deux semaines ? Alors que sa vie était en danger ? »

Ma surprise arracha un sourire à Stephan.

« La médecine féérique fait des miracles... D'ici demain, elle sera sortie de la salle de soin, et dans quelques jours elle sera entièrement guérie. Mais je ne prendrai aucun risque. »

Voilà qui était intéressant... C'était à se demander comment Philippe avait pu mourir ; mais je me retins de poser la question.

« Qu'est-ce qu'il s'est passé exactement ? »

J'entendis un nouveau soupir triste.

« Je croyais à une simple intervention, que nous avions repéré tardivement, ce pourquoi nous sommes partis précipitamment. Mais ils étaient plus nombreux que prévu, nous sommes tombés dans une embuscade. Si Nicolas, qui était parti plus loin en repérage, n'était pas revenu à temps, Shayna y serait sans aucun doute resté, et Elène et moi ne nous en serions pas aussi bien sortis ! Ce sont des choses qui arrivent, ça fait partie du risque du métier ! »

Je luttais intérieurement pour m'empêcher de visualiser la scène. Et si Aaron y avait participé ?

« Est-ce que... Le sorcier était là ? »

Contrairement à la mienne, la voix de Stephan ne fit preuve d'aucune hésitation lorsqu'il répondit.

« Oui. Mais il s'est hâté de quitter les lieux après avoir presque tué Shayna. D'ailleurs le poison dont il a enduit sa dague donne du fil à retordre à Silla. »

Avant même que je ne recommence à m'inquiéter, Stephan me rassura, en louant les talents et l'expérience de la Gardienne d'Eltaria.

« Même si cette conversation est très intéressante, et que je sais que tu t'inquiètes, ce n'est pas pour cela que je t'aie faite venir... Je dois te charger d'une commission pour moi. »

Il attendit que je sois parfaitement attentive pour continuer.

« Je ne peux pas me permettre de quitter le quartier général pour le moment, du fait de mes blessures et de mes obligations... J'aimerai donc que tu transmettes pour moi une lettre à ta mère, sans la consulter ni poser de questions s'il te plaît. Je te la ferai parvenir dans la soirée, cachetée. »

Il fallait avouer que ma curiosité était piquée... Et bien sûr je n'avais rien le droit de savoir...

« Pourquoi ? Qu'est-ce que Maman vient faire là-dedans ? »

Stephan ne laissa rien paraître.

« Ça tu n'as pas besoin de le savoir ! Je compte sur toi pour lui livrer dès demain matin ! »

Il attendit que j'eus acquiescé pour me congédier, et c'est avec dépit que je sortis de la pièce.


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