Prologue

Brennan,

Londres, Bethnal Green, 1854,

Un vaste dais brumeux recouvrait Londres tel un monstre tentaculaire, étendant sa domination sur l'ensemble de la cité. Les ténèbres engloutissaient des districts entiers, malgré les faibles lueurs des réverbères qu'on avait allumés pour combattre l'atmosphère morbide qui s'insinuait jusque dans la pierre. Le ciel nocturne était ponctué de teintes étranges qui atteignaient leur apothéose au-dessus des quartiers pauvres de la ville. Un roux dense et livide éclairait l'horizon, rappel funeste des multiples corps qui brûlaient sans interruption, les incendies étant constamment alimentés par de nouveaux cadavres.

Je me déplaçai comme une ombre, évoluant dans les rues avec rapidité au milieu des passants mal vêtus qui erraient comme des âmes en peine. Le vent glacial qui s'était levé ne parvenait pas à éloigner le brouillard. Ni l'air piquant à atténuer l'odeur pestilentielle qui remontait de la Tamise. Je n'arrivais pas à m'habituer à cette puanteur de mort qui s'accentuait chaque jour davantage. Depuis les débuts de l'épidémie de choléra, Londres ressemblait un peu plus à une ville de cauchemar.

Les êtres surnaturels peuplaient la cité au même titre que les humains. Leur existence n'avait jamais été un secret pour quiconque dans les bas-fonds de Londres où la misère côtoyait la violence et le vice. Les malheureux qui vivaient dans ces quartiers oubliés du reste de la population avaient vu assez d'horreurs pour plusieurs vies. Ils constituaient également un vivier de nourriture parfait puisque les disparitions quotidiennes ne posaient aucun problème aux autorités. C'étaient juste quelques pauvres diables en moins dans le paysage urbain. Et, si jamais, quelqu'un avait eu dans l'idée de parler de ces monstres et de leurs activités, personne, au-delà des murs de l'East End, n'aurait accordé d'attention aux délires et aux superstitions des gens misérables.

Je faisais partie de ces gens abandonnés à leur sort dans une jungle humaine et surnaturelle et je me disais souvent que j'étais né au mauvais endroit, au mauvais moment. Quand j'étais enfant, ma mère me racontait des histoires de monstres et de fées. Elle m'avait bercé de légendes irlandaises, de changelings*, leprechauns** ou autres Dullahan***, mais rien ne m'avait préparé à ce qui hantait le monde de la nuit londonienne.

Je me souvenais à peine du visage maternel. Shannon O'Riley avait quitté l'Irlande à l'âge de seize ans, en tant que femme de chambre pour suivre une famille anglaise, attirée par la vie facile et par le charme du maître des lieux. Elle avait fini à la rue, enceinte et sans le sou. Je ne lui jetais pas la pierre, mais à cause d'elle, j'avais vite appris que les monstres existaient bel et bien, au cœur même de l'orphelinat sordide où elle m'avait abandonné à cinq ans en me promettant de revenir me chercher. Bien sûr, elle ne l'avait jamais fait.

J'avais eu de la veine, comparé à certains. Je m'en étais sorti. J'avais quitté cet enfer dès que j'en avais eu l'occasion. Il fallait savoir saisir sa chance quand elle se présentait, et la rue m'avait paru être une meilleure option sur le moment. J'avais traîné mes guenilles avec un groupe d'orphelins qui s'organisait en réseau de pickpockets et roulé ma bosse de petits larcins en petites combines, jusqu'à devenir le meneur de la bande. Celle-ci avait presque été amputée de la majorité de ses membres et leurs cadavres n'étaient plus que des cendres aujourd'hui.

La pleine lune illuminait la rue sombre aux briques noircies par la crasse où je me faufilai. Les lanternes vacillantes éclairaient çà et là la misère environnante, et les souillures qui jonchaient le caniveau. Je réajustai mon foulard sur mon nez pour me protéger de l'odeur nauséabonde tout en longeant le mur. L'humidité du brouillard me pénétrait jusqu'aux os. J'avais pris le risque de sortir ce soir pour m'éloigner de ce quartier maudit, rongé par la fange et le mal. Hors de question de crever de la maladie comme un chien !

Je commençais cependant à regretter ma précipitation. Cela ne me ressemblait pas d'agir sans réfléchir, mais seul dans mon bureau, étouffé par l'ambiance pesante, j'avais cédé à l'instinct de survie. J'aurais dû me faire la belle à l'aube au lieu de me hasarder dans les rues à une heure aussi tardive. Il y avait plus dangereux que la maladie. Ils rôdaient la nuit.

Quatre ombres se dressèrent tout à coup devant moi, me coupant le chemin. Je m'immobilisai, sur mes gardes, la peur au ventre. L'une d'elles se rapprocha, ses pas résonnant dans le silence, la brume s'accrochant à sa large silhouette. Je reconnus avec soulagement le visage crasseux de Joseph, dit Joe le borgne, depuis que son œil avait été arraché lors d'une rixe qui avait mal tourné. La tension de mon corps diminua et j'observai celui qui se vantait d'être mon pire ennemi.

Quelle prétention !

Ses traits grossiers brillaient de transpiration sous les cheveux sales. Un sourire inquiétant découvrait ses dents jaunes et pourries. Une longue balafre courait de sa tempe droite jusqu'à sa bouche fine, et le côté gauche ne cachait rien de l'horreur de sa blessure. La peau avait cicatrisé depuis un moment, mais il ne prenait jamais la peine de dissimuler l'affreuse boursouflure, pensant à raison qu'elle attisait la peur chez ses victimes. Joe était un meurtrier violent et dénué de scrupules, mais il manquait cruellement d'intelligence.

— Tiens, tiens... mais qui voilà ? Ta maman t'a jamais appris qu'les rues étaient dangereuses la nuit, O'Riley ? Oh ! J'oubliai ! Elle t'a abandonné comme une merde dans le caniveau !

— Tant de haine, ça me brise le cœur, répliquai-je ironiquement.

— Tu vas moins faire le malin quand tu baigneras dans ton sang, sale Irlandais ! cracha-t-il en brandissant un poignard.

— Je suis toujours ému quand je te croise, Joe ! Cela me rappelle de si bons moments ! Te souviens-tu du jour où tu as perdu ton œil ? Moi, comme si c'était hier ! C'était une nuit comme celle-ci et déjà, tu m'avais promis que j'allais mourir dans d'atroces souffrances ! Il y a des choses qui ne changent pas...

— T'es qu'un fanfaron, Brennan ! Tu te crois meilleur qu'nous parce que ton père, c'était un gars d'la haute, mais t'es pas mieux qu'moi ! Ta mère, c'était qu'une putain qui écartait les cuisses pour un richard, une fille de rien qui t'a balancé comme un déchet. Tu vas crever, pourriture d'Irlandais !

Ignorant ces paroles belliqueuses et ces insultes, je réfléchis à un moyen de me sortir de ce guet-apens pendant qu'il continuait de cracher son venin, vociférant comme un idiot. Le corps tendu, prêt au combat, j'affichai un air serein et lui adressai un sourire étincelant. Malgré ses dires, je savais d'expérience que mon attitude hautaine l'impressionnait à tous les coups. Il se méfiait de moi et il avait bien raison. Contrairement à lui, j'utilisais ma tête et j'étais prêt à tout pour m'en tirer.

Je l'avais toujours été.

J'évaluai la menace avec recul. Mon sang-froid était l'une de mes qualités principales, mais je doutais d'être en mesure de me battre à quatre contre un et de m'en sortir avant l'arrivée des Autres. Joe et ses trois hommes me barraient toutes les issus possibles et ils étaient armés.

Quelle bande d'inconscients !

Ces quatre imbéciles étaient prêts à utiliser des couteaux en pleine nuit pour régler leurs comptes avec moi. Et même si toutes les occasions étaient bonnes à saisir, le nombre de proies potentielles avait considérablement diminué avec l'épidémie, et verser une goutte de sang dans ces conditions était suicidaire. Cela les faisait sortir de l'ombre. Toujours.

Tu vas t'en tirer encore une fois, mon vieux Brennan ! m'encourageai-je, en bondissant vivement sur le grand type sur ma droite pour lui asséner un violent crochet du gauche dans la tempe. Un craquement sinistre retentit lors de l'impact, et sa tête partit brutalement en arrière. Mon poing s'enfonça dans son abdomen avec la même violence et il tomba lourdement sur le sol. Le suivant se jeta sur moi comme un taureau et me cogna dans les côtes. Je retins un sifflement de douleur, et lui lançai un uppercut dans la mâchoire. L'hémoglobine gicla à profusion et j'esquissai un sourire vicieux. J'enchaînai immédiatement par un direct dans l'estomac qui laissa le bonhomme KO dans la boue.

Ses acolytes se précipitèrent sur moi. Les coups se mirent à pleuvoir et je me battis comme un beau diable, la rage au ventre, envoyant mes poings au contact de la chair et des os, sans éprouver la moindre émotion. Les craquements sinistres et les bruits de lutte brisaient le silence et résonnaient dans la nuit. Je n'avais qu'un but : survivre. L'odeur métallique du sang emplissait mes narines et mes phalanges étaient douloureuses à force de cogner. Le reste de mon corps me faisait souffrir, mais j'étais encore prêt à en découdre.

Je m'immobilisai soudain, une lame à quelques millimètres de la jugulaire, et je réalisai que c'était peut-être bien mon heure, après tout. J'eus envie de rire comme si c'était une bonne blague. J'avais craint de succomber à l'épidémie de choléra, comme les milliers de gens dont les cadavres s'amoncelaient dans les rues malgré les efforts des autorités, et je me retrouvai maintenant à la merci de ce minable de Joe. De l'acier effilé contre la gorge.

Il vaut mieux crever comme ça. Comme un homme !

Pourtant, je n'allais pas me laisser tuer sans lutter. J'allais bien devoir utiliser mon poignard finalement, tant pis pour les conséquences ! Il était déjà trop tard, de toute manière.

Tout à coup, je sentis le changement subtil d'atmosphère, avant même que l'assaut des créatures ne soit donné.

Un déplacement d'air rapide se fit sentir en même temps que la disparition de la lame sur mon cou et du poids de Joe dans mon dos

Des hurlements inhumains s'élevèrent soudainement pour s'interrompre aussi sec. Des bruits de succion insistants et d'os brisés me figèrent de terreur.

Je restai immobile, conscient de l'inutilité de fuir.

Là où mon instinct me conjurait de courir, mon expérience me conseillait de ne pas faire un mouvement. Une ombre se dressa devant moi comme sortie de l'enfer. Je croisai un regard étrange et brillant qui me glaça.

Comment un être humain peut-il avoir des yeux si démoniaques ? Parce que ce n'est pas un homme.

Une vague d'effroi remonta le long de ma colonne vertébrale. Je n'avais jamais été aussi près d'un vampire depuis ma fugue de l'orphelinat, et quelque chose me disait que celui-ci était vraiment dangereux. Une pression soudaine enserra mon crâne me faisant gémir de souffrance. Je saisis ma tête entre mes mains, me pliant en deux sous l'effet d'une force inconnue. Mes oreilles sifflèrent violemment et l'étau s'intensifia. Je tombai à genoux sur le sol mouillé, incapable du moindre geste, le cœur battant à tout rompre. La douleur cessa brusquement et je restai à bout de souffle, attendant un coup de grâce qui ne vint pas. Je finis par lever un visage tordu par la souffrance et l'effroi vers mon bourreau.

Le monstre patientait et faisait visiblement durer le plaisir. Ses traits furent illuminés par un sourire étrange et sanglant. Je sus que je regardais la mort en face lorsque ses canines affûtées brillèrent fugitivement tandis qu'il s'inclinait sur moi.

— Un instant, Delwyn, ordonna une voix calme, surgie de l'obscurité.

Le vampire s'écarta pour laisser place à une haute silhouette vêtue de noir. L'homme qui s'avançait était grand, environ un mètre quatre-vingt-dix. Il était mince malgré ses épaules larges. Ses traits étaient dissimulés sous une lourde cape de velours sombre. Il semblait glisser comme un spectre. L'obscurité et la brume le suivirent comme son ombre et les battements sourds de mon cœur s'accélèrent furieusement. Il s'arrêta à quelques centimètres de moi. Une main aux griffes acérées se tendit jusqu'à mon visage et l'empoigna durement, amenant ma tête à son niveau, me soulevant littéralement du sol.

Les ongles pénétrèrent ma peau et la douleur me fit serrer les dents. Je découvris une face fantomatique qui m'emplit d'horreur. Des yeux vides, noirs comme la nuit, me fixaient. J'eus le sentiment de me tenir devant la mort elle-même. Sa seule présence suffisait à me terroriser. Je tentai de me reprendre, essayant tant bien que mal de faire preuve de courage.

Tu es un O'Riley, Bon Dieu!

Je restai donc calme malgré la peur qui m'habitait. Je sentais du sang couler le long de mes joues jusque dans mon cou et je craignis de voir la créature céder à l'appel de la faim. Son examen dura une éternité, ce qui ne me sembla pourtant pas assez long quand j'avisai un sourire glaçant se dessiner sur ses lèvres.

— Bien, bien, bien... voilà qui est surprenant, murmura-t-il. Tu es d'une nature courageuse. Comment te nommes-tu, humain ?

— Brennan O'Riley, répondis-je d'une voix cassée.

— Un Irlandais. C'est amusant, rit-il. Imriel ?

Un autre mâle qui se tenait dans l'ombre avança jusqu'à nous.

— Oui, Sehen ?

— Teste notre jeune ami.

— Comme il vous plaira.

Il me lâcha et je me maintins debout tant bien que mal. Le fameux vampire approcha et me scruta de ses yeux dorés. La seconde suivante, ma tête explosa en mille morceaux. Je tombai à genoux à ses pieds, serrant mes tempes pour contenir la douleur qui me vrillait le crâne. Je gémis comme un enfant, impuissant. Je sentais une pression intense grossir et s'étendre jusqu'à devenir insupportable. Le souffle court, j'essayai désespérément d'ouvrir la bouche pour le supplier d'arrêter cette torture.

Pitié ! Tuez-moi tout de suite, pensai-je, incapable d'articuler un mot.

— Cela suffit, ordonna le maître tout à coup. Je sais ce que je voulais savoir. Relève-le.

Je fus remis sur mes pieds avec brutalité, l'esprit vide et le corps douloureux. Je peinai à retrouver ma lucidité. Le temps avait suspendu sa course et j'aurais eu du mal à prononcer mon propre nom, même si ma vie en avait dépendu. Cependant, je parvins à redresser la tête lorsque l'homme en noir revint près de moi.

— Brennan O'Riley, tu as une décision à prendre, ce soir. Tu peux servir de repas à mes gardiens, ici présents, et te laisser drainer de ton sang jusqu'à ce que mort s'ensuive... ou tu peux accepter de m'honorer.

Le sens de ses paroles eut du mal à pénétrer les brumes de mon cerveau.

Un choix. Il me donne une alternative à la mort. Pourquoi ?

La vie m'avait appris que rien n'était gratuit en ce bas monde.

— En échange de quoi ? articulai-je, sans tenir compte de mon instinct de survie.

Un éclat de rire résonna. Un son inquiétant venu du plus profond des âges. Je soutins le regard surnaturel avec un cran que j'ignorais posséder.

— Voilà qui me plaît, Brennan O'Riley. Que c'est rafraîchissant de découvrir une créature aussi faible, se montrer si... bêtement courageuse ! Tu vas me répondre oui ou non, humain, et tu embrasseras ensuite le sort qui t'attend.




*Dans le folklore irlandais, les fées enlevaient des nouveau-nés humains et les remplaçaient par des changelings, des leurres destinés à leur faire croire que leurs bébés étaient toujours là.

**Un leprechaun est une créature du folklore irlandais, un petit homme malicieux qui cache un chaudron d'or et excelle comme cordonnier.

***Les Dullahan sont des fées démoniaques qui sont décapitées. Elles ont la particularité de parcourir la campagne irlandaise à cheval, leur tête en décomposition accrochée à leur selle. 

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